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Le musée du Louvre met en lumière les artistes et savants dans la Prague de Rodolphe II (1552-1612)

Hans Hoffmann (vers 1545/1550-1591/1592), Lièvre entouré de plantes, vers 1583-1585. Aquarelle et gouache sur parchemin monté sur bois, 57 x 49 cm. Rome, Gallerie Nazionali di Arte Antica.

Hans Hoffmann (vers 1545/1550-1591/1592), Lièvre entouré de plantes, vers 1583-1585. Aquarelle et gouache sur parchemin monté sur bois, 57 x 49 cm. Rome, Gallerie Nazionali di Arte Antica. Photo service de presse. © Gallerie Nazionali di Arte Antica, Roma (MiC)-Bibliotheca Hertziana, Istituto Max Planck per la storia

L’empereur Rodolphe II fit de la cour de Prague un véritable laboratoire des arts et des sciences où fut élaboré un nouveau rapport à la nature fondé sur l’observation. Le musée du Louvre, en partenariat avec la Národni Galerie de Prague, met en lumière ce courant « naturaliste » qui se dessine alors, au fil d’une centaine d’œuvres provenant pour la plupart de la Kunstkammer du souverain. 

L’exposition qui s’ouvre au musée du Louvre est l’occasion d’évoquer l’un des centres de la création les plus originaux en Europe à la fin du XVIe siècle : Prague. En 1582, Rodolphe II, empereur depuis 1576, y transféra sa capitale. L’empereur n’aimait guère la cour de Vienne et entretenait des rapports distants avec sa famille, que ce soient ses frères (qui finirent par l’évincer) ou sa mère (il n’alla même pas assister à ses funérailles).

Adriaen de Vries (vers 1556-1626), Cheval à l’amble, 1610. Bronze, H. 53,3 cm. Prague, Národní galerie Praha.

Adriaen de Vries (vers 1556-1626), Cheval à l’amble, 1610. Bronze, H. 53,3 cm. Prague, Národní galerie Praha. Photo service de presse. © National Gallery Prague

« Ces hommes de talent, dans une stimulante promiscuité entre les arts et les sciences, se dépassèrent, travaillant à Prague avec une créativité et une audace nouvelles. »

Mécène des arts et des sciences

Prague, capitale de la Bohême, devint le centre du Saint-Empire romain germanique. Rodolphe s’empressa d’y attirer savants et artistes : peintres, graveurs, sculpteurs, horlogers, instrumentiers, lapidaires, naturalistes, astronomes, médecins allemands, flamands, hollandais et italiens y constituèrent un milieu original, un véritable laboratoire de recherches, un peu à l’écart des autres cours. Ces hommes de talent, dans une stimulante promiscuité entre les arts et les sciences, se dépassèrent, travaillant à Prague avec une créativité et une audace nouvelles. Nous ne ferons pas leur liste ici et renvoyons le lecteur aux ouvrages qui accompagnent l’exposition1.

Roelandt Savery (1576/1578-1639), Orphée charmant les animaux, 1625. Huile sur toile, 55 x 85 cm. Prague, Národní galerie Praha.

Roelandt Savery (1576/1578-1639), Orphée charmant les animaux, 1625. Huile sur toile, 55 x 85 cm. Prague, Národní galerie Praha. Photo service de presse. © National Gallery Prague

La naissance de l’astronomie moderne

Rappelons seulement que c’est à Prague que Johannes Kepler, grâce au trésor de patientes mesures accumulé par Tycho Brahe, a donné naissance à l’astronomie moderne. Plus que Copernic et Galilée, il a eu le courage impensable de renoncer à la perfection du cosmos : les cieux ne sont plus éternels mais sont soumis au changement, les mouvements des planètes n’obéissent pas à la divine proportion du cercle mais leurs courses sont elliptiques, une forme dynamique qui traduit leur changement de vitesse au cours de leur révolution autour du soleil. J’aime à penser, moitié sérieusement, que c’est la personnalité excentrique de Rodolphe II, l’homme au centre de leur cosmos, qui autorisait une telle transgression. À Prague, l’on a conscience de tout ce que l’expérience apporte au savoir, expérience que l’on définit déjà par sa précision et sa répétabilité. Les instruments de mesure du temps et de l’espace firent alors d’immenses progrès. Rodolphe II avait à son service deux des plus grands maîtres dans ce domaine, l’horloger Jost Bürgi et l’instrumentier Erasmus Habermel.

Erasmus Habermel (1538 ?-1606), Cercle entier. Laiton doré, 40 x 20,5 x 28 cm. Paris, Bibliothèque de l’Observatoire de Paris.

Erasmus Habermel (1538 ?-1606), Cercle entier. Laiton doré, 40 x 20,5 x 28 cm. Paris, Bibliothèque de l’Observatoire de Paris. © Bibliothèque de l’Observatoire / photo : Raphaël Chipault

Apprendre à regarder autrement

Les sciences naturelles firent à Prague des avancées remarquables : l’observation aiguë, nourrie de la capacité de s’émerveiller et du désir de comprendre, peut ouvrir la voie d’un savoir insoupçonné. Tout mérite d’être scruté, des mouvements des astres à la flétrissure d’un fruit, des animaux exotiques les plus rares aux mauvaises herbes du jardin. Cette observation se fait devant le spécimen, vivant ou non, mais aussi devant son image, tel le lucane cerf-volant dessiné par Hoffmann qui est autant une étude entomologique qu’un hommage à Albrecht Dürer qu’il copie.

Hans Hoffmann (vers 1545/1550-1591/1592), d’après Albrecht Dürer, Lucane cerf-volant, entre 1574 et 1582. Aquarelle et gouache sur papier, 11,4 x 10,3 cm. Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Kupferstichkabinett.

Hans Hoffmann (vers 1545/1550-1591/1592), d’après Albrecht Dürer, Lucane cerf-volant, entre 1574 et 1582. Aquarelle et gouache sur papier, 11,4 x 10,3 cm. Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Kupferstichkabinett. © BPK, Berlin, Dist. GrandPalaisRmn / Jörg P. Anders

Des œuvres à valeur scientifique

L’imitation de la nature et celle des maîtres se rejoignent quand la précision du regard des artistes donne à leurs œuvres la valeur d’un document scientifique. L’on va aussi considérer ce que l’on ne regardait pas auparavant. L’orfèvre Paulus van Vianen partit dessiner dans la campagne, autant les granges délabrées des faubourgs de Prague que les sublimes précipices du massif de Bohême. Il entraîna avec lui ses amis paysagistes, Peter Stevens et Roelandt Savery qui, dessinant sur le motif, renouvelèrent la vision du paysage en peinture.

Roelandt Savery, Chute d’eau dans les montagnes. Pierre noire et sanguine, rehauts de craie blanche, 30,7 x 20,2 cm. Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt.

Roelandt Savery, Chute d’eau dans les montagnes. Pierre noire et sanguine, rehauts de craie blanche, 30,7 x 20,2 cm. Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt. © Collection Frits Lugt, Fondation Custodia, Paris

Des objets nouveaux

Apprendre à regarder autrement pour changer l’art de son temps : nous nous plaisons à imaginer leurs échanges comme celui que rapporte bien plus tard Jean Leppien (1910-1991), élève de Wassily Kandinsky au Bauhaus. En 1924, encore adolescent, il rencontra le peintre Erich Turlach (1902-1996) : « Je lui ai montré mes dessins : des rues pittoresques de la vieille ville, les ruines d’un portail ancien recouvert de lierre, le clocher élancé et majestueux de l’église Saint-Jean au-dessus des toits, des fermes dans les landes. Erich a tout regardé, gentiment, puis il m’a dit : “c’est bien, oui, c’est pas mal, mais tu vois, tout ça, ça existe déjà : ça a déjà été créé et bâti pour satisfaire un besoin esthétique. En faisant le portrait de ces choses-là, nous n’y ajoutons rien. Nous devons créer à partir de ce qui n’existe pas encore. Nous devons découvrir les proportions, les couleurs, la beauté de ce qui, par hasard, nous entoure, nous devons par notre émotion, par notre intervention, transformer en art ce qui n’a pas été prévu pour l’être. Enfin, mon vieux, c’est trop difficile de vous expliquer et j’ai trop parlé. Si ça vous amuse, venez peindre dehors, avec moi, je connais des coins merveilleusement laids qui nous attendent” »2. Les transformateurs, les usines, les voies de chemin de fer sont élus dignes d’être observés et représentés.

Paulus van Vianen (vers 1570-1613), Pont en bois menant à une maison construite au-dessus d’une rivière, vers 1603. Plume et encre grise, lavis gris et rose, 12 x 19,2 cm. Amsterdam, Rijksmuseum.

Paulus van Vianen (vers 1570-1613), Pont en bois menant à une maison construite au-dessus d’une rivière, vers 1603. Plume et encre grise, lavis gris et rose, 12 x 19,2 cm. Amsterdam, Rijksmuseum. Photo CC0 Rijksmuseum

C’est ce qu’avait fait Van Vianen trois siècles et demi plus tôt, avec les bicoques de la campagne tchèque, puis Savery avec les ruelles boueuses de Prague ou les châteaux d’eau au bord de la Vltava. Le regard se renouvelle en se posant sur des objets nouveaux. De la même manière, quelques banales et éphémères fleurs coupées au début de l’été, longuement étudiées par le peintre, deviennent une grave méditation sur le passage du temps.

Roelandt Savery (1576/1578-1639), Bouquet de fleurs, vers 1611. Huile sur panneau de bois, 26,6 x 18,4 cm. Lille, palais des Beaux-Arts.

Roelandt Savery (1576/1578-1639), Bouquet de fleurs, vers 1611. Huile sur panneau de bois, 26,6 x 18,4 cm. Lille, palais des Beaux-Arts. © GrandPalaisRmn (PBA, Lille) / Jacques Quecq d’Henripret

Place à l’expérience

Comment les arts se sont-ils emparés de l’expérience, du vertige qu’elle propose constamment ? L’une des modalités en fut l’imitation. Il faut préciser que l’on pensait alors que le monde était régi par le principe de la similitude : toute ressemblance signifie quelque chose, l’analogie est placée par Dieu dans la nature pour attirer notre attention et nous indiquer, par exemple, les remèdes cachés dans les plantes. Cette conviction est l’une des bases de la chimie de Paracelse et de la magie naturelle.

L’exemple d’une clochette magique

La relation continue et harmonieuse qu’elle suppose entre toutes choses, par laquelle les notes de la gamme peuvent être associées au mouvement des planètes, les pierres précieuses aux signes du zodiaque ou les métaux aux astres, autorise la conception d’objets aussi extraordinaires que cette clochette magique. Elle est constituée d’un alliage de sept métaux, chacun associé à une planète. Le son qu’elle produit, imitant la musique des sphères et enrichi des images zodiacales et des inscriptions (pseudo) kabbalistiques, pouvait agir sur les créatures spirituelles et susciter les puissances invisibles.

Hans de Bull (actif à Prague vers 1600), Clochette magique de Rodolphe II, vers 1600. Alliage de sept métaux (or, argent, cuivre, fer, plomb, étain et mercure), dorure, battant en fer, 7,8 x 6,3 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum, Kunstkammer.

Hans de Bull (actif à Prague vers 1600), Clochette magique de Rodolphe II, vers 1600. Alliage de sept métaux (or, argent, cuivre, fer, plomb, étain et mercure), dorure, battant en fer, 7,8 x 6,3 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum, Kunstkammer. © KHM-Museumsverband

L’imitation et le modèle

L’imitation rentre en contact avec son modèle, avec qui elle interagit. Ce point de rencontre est la place que nous assigne l’artiste, comme nous en verrons ici quatre exemples. Car l’imitation, aujourd’hui synonyme de pauvreté, de contrefaçon ou de plagiat, est non seulement source de savoir mais aussi une source de délectation esthétique, qu’il convient de considérer attentivement.

Joris Hoefnagel ou l’imitation absolue

Joris Hoefnagel tenait sa réputation autant à son talent de miniaturiste qu’à ses connaissances d’histoire naturelle, une double compétence qui s’exprime harmonieusement dans ses œuvres. Dans une série illustrant les quatre saisons, l’association conventionnelle du printemps au début de la vie humaine prend un sens, original, comme l’indique l’inscription latine : « L’homme s’épanouit dans la tendre jeunesse et brûle de l’amour des études diverses, désirant tout apprendre ». La feuille combine éléments emblématiques et animaux scrupuleusement observés, surtout des insectes. Leur représentation presque en trompe-l’œil est mise en abyme par un procédé nouveau nommé la lépidochromie. Non content de reproduire avec exactitude les couleurs du papillon, Hoefnagel a pressé un animal sur la feuille encollée pour en prendre l’empreinte : l’on peut voir sous grossissement les écailles de ses ailes. L’image artificielle, par un retournement vertigineux, n’est pas imitation, mais l’objet naturel lui-même.

Joris Hoefnagel (1542-1600), Le Printemps, de la série des Quatre Saisons et Quatre Âges de l’homme, 1589. Aquarelle, gouache et or sur vélin, 12,5 x 18,5 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques.

Joris Hoefnagel (1542-1600), Le Printemps, de la série des Quatre Saisons et Quatre Âges de l’homme, 1589. Aquarelle, gouache et or sur vélin, 12,5 x 18,5 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. Photo service de presse. © 2005 musée du Louvre, dist. GrandPalaisRmn / Martine Beck-Coppola

Adriaen de Vries ou l’imitation comme dépassement

Adriaen de Vries, auréolé de sa réputation de collaborateur de Giambologna, s’établit définitivement à Prague en 1601. L’empereur créa pour lui le titre de « sculpteur de la chambre ». Parmi les bronzes qu’il produisit pour Rodolphe, se distingue une série de sculptures montrant des « enlèvements ». Ces sujets tirés de la mythologie se prêtent à de complexes variations de corps nus se mouvant librement dans les trois dimensions : c’est pour cela qu’ils passionnèrent les sculpteurs, défiant leur capacité à représenter l’espace et le mouvement. Giambologna en fut incontestablement le plus grand virtuose, tant dans les groupes monumentaux en marbre que dans les statuettes de bronze. Ici, Adriaen de Vries montre sa parfaite connaissance du langage de son maître, tant dans sa morphologie que dans sa syntaxe. Les trois figures qui s’enroulent sont directement tirées de deux groupes de Giambologna, recombinées pour former un nouveau sujet. Un tel emprunt n’est pas une pauvreté d’invention, au contraire : citer les œuvres d’art admirées fait partie du processus créateur. En imitant, le sculpteur prouve ici qu’il a parfaitement appris sa leçon et peut surpasser les réalisations de son ancien mentor.

Adriaen de Vries (vers 1556-1626), Hercule, Déjanire et Nessus. Bronze, patine brune, 82 x 50 x 37 cm. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art.

Adriaen de Vries (vers 1556-1626), Hercule, Déjanire et Nessus. Bronze, patine brune, 82 x 50 x 37 cm. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art. © musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Thierry Ollivier

Giuseppe Arcimboldo ou l’imitation dissemblable

Giuseppe Arcimboldo fut avant tout le peintre de Maximilien II, père de Rodolphe. Il travailla à la fin de sa vie pour son fils et successeur, pour qui il créa l’une de ses œuvres maîtresses, sommet de sa pensée sur les « têtes bizarres » qui lui valent sa renommée. De Milan, où il avait demandé à pouvoir se retirer, il envoya à Prague ce tableau de Vertumne, accompagné d’un livret composé par plusieurs poètes érudits qui expliquaient la nature de cette œuvre complexe. Car le dieu antique des vergers, dont l’image est composée de fleurs, de fruits et de légumes, est montré sous les traits de Rodolphe lui-même. Arcimboldo dépasse tout ce qu’il avait fait auparavant : non seulement il construit une image (une tête humaine) à partir d’autres images empilées, mais fait de cette image composée un portrait. C’est-à-dire la représentation exacte (ou reconnaissable) d’un individu précis. Pour justifier ce double salto risqué qui réduit la majesté impériale à un étal de marché, Arcimboldo s’abrita derrière Platon et Érasme. Il rappela que dans Le Banquet, Alcibiade avait opposé la laideur de l’apparence de Socrate à la divinité de son âme. De cet épisode, Érasme avait fait un adage, le « Silène d’Alcibiade », pour désigner ce qui cache un trésor sous une apparence banale. L’imitation dissemblable atteint la vérité invisible.

Giuseppe Arcimboldo (1526-1593), Portrait de Rodolphe II en Vertumne, vers 1591. Huile sur bois, 68 x 56 cm. Skokloster, Skoklosters slott – Statens historiska museer.

Giuseppe Arcimboldo (1526-1593), Portrait de Rodolphe II en Vertumne, vers 1591. Huile sur bois, 68 x 56 cm. Skokloster, Skoklosters slott – Statens historiska museer. Photo service de presse. © Skoklosters slott / SHM (PDM)

Ottavio Miseroni ou l’imitation abstraite

Ottavio Miseroni, issu d’une dynastie de lapidaires milanais, fut envoyé à Prague tout jeune. Il y resta toute sa vie et développa son art sous la protection de Rodolphe II. Nous ne connaissons pas ses traits, et avons pour tout écrit de lui deux lettres de réclamation de paiements arriérés, adressées aux successeurs de Rodolphe. Mais demeure un œuvre riche et complexe, le sommet de la taille des vases en pierres dures en Occident. Son oncle Gasparo (vers 1518-1573) avait déjà affranchi les vases de pierres de l’imitation des formes métalliques, qui prévalait depuis l’Antiquité. Il avait mis les vases au régime de la grotesque et des métamorphoses : masques grimaçants, coquilles et créatures fantastiques se combinent et se confondent. Ottavio s’émancipa à son tour et abandonna toute évocation des formes naturelles pour imiter le processus de la vie lui-même, régi par le changement perpétuel. La forme indéfinissable de ce vase semble due à la croissance d’un mollusque mystérieux, un épais bivalve que l’orfèvre a serti en or émaillé, en s’adaptant comme il a pu à sa forme harmonieuse mais irrégulière. La pierre inanimée imite le lent devenir d’une créature vivante.

Ottavio Miseroni (1567-1624) et Jan Vermeyen (avant 1559-1606/1608), Coupe couverte. Jaspe sanguin, or émaillé, 14,1 x 14,3 x 9,7 cm. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art.

Ottavio Miseroni (1567-1624) et Jan Vermeyen (avant 1559-1606/1608), Coupe couverte. Jaspe sanguin, or émaillé, 14,1 x 14,3 x 9,7 cm. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art. Photo service de presse. © 2019 musée du Louvre, dist. GrandPalaisRmn / Thierry Ollivier

Dépasser l’imitation servile de la nature

Toute imitation implique la reconnaissance du modèle. Dans la pensée esthétique du XVIe siècle où elle joue un si grand rôle – imitation de l’antique, de la nature puis des maîtres –, cette reconnaissance est indispensable à l’appréciation de l’œuvre d’art. Celle-ci n’est pas une simple reproduction, elle inclut en imitant une part de distance qui la dissocie de son prototype et permet de l’en distinguer. Cette distance est impérative : plus grande elle sera, plus grande sera la délectation que procurera l’imitation. Comme l’a magistralement formulé Galilée : « Plus éloignés des choses à imiter seront les moyens par lesquels on imite, plus prodigieuse sera l’imitation »3. Dans cette pensée, la reproduction, qui propose une imitation si parfaite qu’original et copie se confondent, est sans intérêt : l’imitation, pour avoir une valeur esthétique, doit être partielle, partiale, approximative. Ce manque d’exactitude de l’imitation atteint chez Ottavio Miseroni un niveau d’abstraction poétique qui est la source de notre émerveillement.

De Nikolaus Pfaff…

Talentueux sculpteur d’ivoire, de corne ou d’ambre, Nikolaus Pfaff sut jouer des associations diffuses de l’imitation imparfaite. Lorsqu’il sculpte la corne de rhinocéros, il ne met pas seulement en œuvre un matériau suscitant la curiosité ou l’émerveillement par son origine lointaine ou ses propriétés anti-poison. Il le fait aussi dans une imitation ludique des coupes chinoises décorées d’éléments végétaux en relief : ici, pas de rameaux, mais d’étranges satyresses dont les bras se transforment en branches de corail (et s’il pense à la Chine, il n’oublie pas les Métamorphoses d’Ovide).

Nikolaus Pfaff (1556 ?-1612), Coupe. Corne de rhinocéros, H. 29,6 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum, Kunstkammer.

Nikolaus Pfaff (1556 ?-1612), Coupe. Corne de rhinocéros, H. 29,6 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum, Kunstkammer. Photo service de presse. © KHM-Museumsverband

… à Giovanni Castrucci

Un autre exemple éloquent du plaisir donné par le manque de ressemblance entre l’œuvre et son prototype est la vue de Prague par Giovanni Castrucci. Ces paysages sont composés à partir d’agates de Bohême, l’artiste utilisant les richesses du sol national. Le procédé choisi pour matérialiser le panorama familier de la capitale se dissocie de l’image : quel plaisir de voir comment la nature, dans ces pierres, imite déjà la transparence laiteuse du fleuve, les nuages du ciel ou le verdoiement changeant des frondaisons….

Giovanni Castrucci († en 1615), Vue du château de Prague. Commesso de jaspes et d’agates, 18,5 x 34 cm. Prague, Uměleckoprůmyslové museum.

Giovanni Castrucci († en 1615), Vue du château de Prague. Commesso de jaspes et d’agates, 18,5 x 34 cm. Prague, Uměleckoprůmyslové museum. Photo service de presse. © Ondřej Kocourek, The Museum of Decorative Arts in Prague

1 L’expérience de la nature. Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II, cat. exp. Paris, musée du Louvre (dir. Philippe Malgouyres et Olivia Savatier-Sjöholm), 2025, Liénart éditions, 256 p. / Philippe Malgouyres, La Science de l’émerveillement. Artistes et intellectuels à la cour de Rodolphe II (1552-1612), Paris, Mare & Martin, 2025.

2 Jean Leppien, Regards par-delà, Paris, 1991, pp. 103-104.

3 Galileo Galilei, dans une lettre à Ludovico Cigoli (Erwin Panofsky, Galilée critique d’art, Paris, Les Impressions nouvelles, 1992, p. 80).

« L’expérience de la nature. Les arts à Prague à la cour de Rodolphe II », jusqu’au 30 juin 2025 au musée du Louvre, aile Richelieu, galerie Richelieu, 75001 Paris. Tél. 01 40 20 53 17. www.louvre.fr

Catalogue de l’exposition, sous la direction de Philippe Malgouyres et Olivia Savatier Sjöholm, coédition musée du Louvre éditions / Liénart, 256 p., environ 150 ill., 42 €.