Matisse et Marguerite au Musée d’Art Moderne de Paris : le regard d’un père, l’œil d’un peintre

Henri Matisse, Marguerite au chat noir (détail), Issy-les-Moulineaux, début 1910. Huile sur toile, 94 x 64 cm. Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle. Photo service de presse. © GrandPalaisRMN (musée national Picasso-Paris) / René-Gabriel Ojéda
Le Musée d’Art Moderne de Paris explore dans une rétrospective d’une centaine de portraits la relation privilégiée qu’Henri Matisse (1869-1954) entretint tout au long de sa vie avec sa fille aînée, Marguerite (1894-1982), dont la première biographie vient de paraître. À l’aune de prêts internationaux et d’œuvres très rarement montrées au public, cette figure aussi courageuse que discrète, méconnue du grand public, s’impose comme essentielle dans la carrière de l’artiste.
« Parce qu’écoutant le peintre, se souvenait Louis Aragon, j’avais remarqué que sa voix changeait, se faisait autre pour quelqu’un. Chaque fois qu’il la rencontrait, parlant d’un tableau, cet accent tendre et triste. […] “Ma petite fille…” […]. Je vais vous dire : j’ai comme ça une idée de romancier, cette petite fille-là, il l’aimait, Matisse, comme il n’a peut-être jamais aimé personne. Est-ce qu’elle l’a su ? Pas sûr.1 » Cette « idée de romancier », ce sont finalement deux historiennes de l’art, Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët, qui l’ont reprise et développée dans une toute récente biographie de Marguerite Matisse, s’appuyant sur sa correspondance, inédite, avec son père. Publié par les éditions Grasset, leur livre est paru au début du mois d’avril2, au moment même où était inaugurée leur exposition, co-organisée avec Charlotte Barat-Mabille, au Musée d’Art Moderne de Paris.
Henri, Amélie et Marguerite dans l’atelier de Collioure, 1907. Photographie. Archives Henri Matisse. Photo service de presse. © Archives Henri Matisse
Une relation privilégiée
Tout au long des huit salles qui respectent un ordre strictement chronologique, ce sont pas moins de 110 œuvres – peintures et œuvres sur papier dans leur écrasante majorité – qui donnent à voir la relation privilégiée, mais complexe, qui unit Henri Matisse à sa fille aînée. Fruit de sa liaison avec Caroline Joblaud, un jeune et ravissant modèle de 20 ans qui lui avait tourné la tête alors qu’il était encore étudiant aux Beaux-Arts, Marguerite fut sans doute en effet, de ses trois enfants, la plus proche de son cœur et de son esprit, et certainement l’un de ses soutiens les plus avisés.
Henri Matisse, Le Paravent mauresque, Nice, place Charles-Félix, septembre 1921. Huile sur toile, 91,9 x 74,3 cm. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art. Photo service de presse. © Philadelphia Museum of Art
Des esthétiques variées
Le tableau qui ouvre l’exposition nous la montre en petite fille sage dans sa robe à rayures bleues, les deux mains jointes et le regard à la fois doux et pensif. Peu connu (il est conservé dans une collection privée à San Francisco), ce rare et beau portrait à l’allure d’ébauche, mais bien achevé comme l’atteste la signature au bas de la toile, annonce la couleur. Dans cette prolifique réunion d’effigies d’une seule et même personne, le risque de monotonie ou de lassitude est d’emblée chassé : les découvertes n’y seront pas rares et les esthétiques variées. Si les grandes périodes du peintre ne sont pas toutes évoquées – pendant près de vingt ans, Matisse cessera de représenter Marguerite et il la dessinera pour la dernière fois en 1945 –, on peut néanmoins suivre son évolution de ses débuts fauves jusqu’aux toiles niçoises des années 1920. Se succèdent ainsi en accéléré ses différentes et nombreuses expériences plastiques (la sculpture et même la céramique sont aussi brièvement abordées), donnant quelque peu l’image d’un artiste Protée qui profite de ce qu’il tient un sujet unique et cher pour mieux se métamorphoser, s’exprimer dans toutes ses composantes.
Henri Matisse, Intérieur à la fillette (La Lecture), Paris, quai Saint-Michel, automne-hiver 1905-1906. Huile sur toile, 72,7 x 59,7 cm. New York, The Museum of Modern Art. Photo service de presse. © Digital Image, The Museum of Modern Art, New York / Scala, Florence
« Vulnérable, trop fragile pour suivre une scolarité normale, [Marguerite] hante alors volontiers l’atelier de son père. Elle devient son aide, broyant ici ses couleurs, guidant là les gestes d’un modèle afin de lui donner la pose souhaitée par Matisse […]. »
Le ruban noir
Si le visage de Marguerite n’est pas toujours reconnaissable d’une œuvre à l’autre, un attribut l’identifie souvent sans peine : le ruban noir qu’elle porte autour du cou pour masquer une trachéotomie qui la fit longtemps souffrir. La petite fille n’eut en effet pas une enfance facile, marquée par la maladie et une certaine solitude. Née hors mariage le 31 août 1894 avant d’être reconnue par son père en 1897, elle quitte à 5 ans sa mère Caroline qui l’élevait seule pour rejoindre le nouveau foyer constitué par Matisse et Amélie Parayre. Si l’entente est d’emblée excellente avec sa mère adoptive, qui vient tout juste d’accoucher de son premier fils, l’angine diphtérique qu’elle attrape à 7 ans bouleverse son existence. Opérée d’urgence, elle doit vivre pendant de longues années avec une canule dans la trachée et en subir les séquelles éprouvantes. Vulnérable, trop fragile pour suivre une scolarité normale, elle hante alors volontiers l’atelier de son père. Elle devient son aide, broyant ici ses couleurs, guidant là les gestes d’un modèle afin de lui donner la pose souhaitée par Matisse (voir l’encre du musée de Baltimore, La Toilette)… Et déjà elle aiguise son œil, apprend à voir, comprend les recherches du peintre, peut-être mieux que quiconque parce qu’elle les partage au quotidien.
Henriette Darricarrère, Séance de pose à Nice pour le tableau Conversation sous les oliviers (Marguerite et Henri Matisse), 1921. Photographie. Archives Henri Matisse. Photo service de presse. © Archives Henri Matisse
Marguerite à Collioure
La jeune fille au ruban, comme la surnomment Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët dans leur biographie, est particulièrement visible dans les tableaux et les dessins de Collioure, notamment dans le portrait que Matisse réalise à l’hiver 1906-1907. Moquée par la critique pour sa simplicité extrême qui frise la naïveté, la toile séduisit en revanche Pablo Picasso, qui y perçut bien, lui, combien le peintre avait su faire son miel de l’art populaire ou des productions enfantines.
Henri Matisse, Marguerite, Collioure, hiver 1906-1907 ou printemps 1907. Huile sur toile, 65,1 x 54 cm. Paris, musée national Picasso-Paris. Photo service de presse. © GrandPalaisRMN (musée national Picasso-Paris) / René-Gabriel Ojéda
Le portrait au chat noir
Quand le ruban n’est pas là, c’est que le col est remonté, comme dans le fameux tableau Marguerite au chat noir, jalon essentiel de la quête de Matisse pour une peinture décorative. À peine remise d’une douloureuse trachéotomie subie fin mars 1909, Marguerite, assise devant un fond abstrait bicolore, nous oppose un visage à la mélancolie presque accusatrice, que son futur époux, le critique d’art Georges Duthuit, rapprochera des portraits du Fayoum de l’Égypte romaine.
Henri Matisse, Marguerite au chat noir, Issy-les-Moulineaux, début 1910. Huile sur toile, 94 x 64 cm. Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle. Photo service de presse. © GrandPalaisRMN (musée national Picasso-Paris) / René-Gabriel Ojéda
Audaces et innovations
Elle accompagne ainsi les innovations et les audaces de son père durant une dizaine d’années, depuis La Lecture du MoMA, qui brûle des couleurs fauves, jusqu’à la Tête blanche et rose du Centre Pompidou, que Matisse commence juste avant que la guerre n’éclate. Coïncidence ? Le noir y fait une entrée fracassante, traçant avec une force brutale l’arête rectiligne du nez ou la courbe de l’éternel ruban, quand l’arrière-plan n’est plus qu’un fond monochrome, sans fin ni limites. Le tableau est aussi, bien sûr, une réaction au cubisme de Braque et de Picasso, qui n’a jamais pleinement convaincu Matisse. « Cette toile veut m’emmener ailleurs. T’y sens-tu prête ? », avait demandé le peintre à sa fille, alors que sa première ébauche était plutôt naturaliste. Marguerite avait acquiescé et il avait repris sa composition pour lui imposer une très inhabituelle grille orthogonale.
Henri Matisse, Tête blanche et rose, Paris, quai Saint-Michel, été 1914-début 1915. Huile sur toile, 75 x 47 cm. Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne / Centre de création industrielle. Photo service de presse. © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. GrandPalaisRMN / Philippe Migeat
Les dessins
Quand bien même la psychologie du modèle n’intéressa jamais beaucoup Matisse, la personnalité de sa fille affleure néanmoins souvent, spécialement dans son œuvre graphique. Ne disait-il pas que « c’est du premier choc de la contemplation d’un visage que dépend la sensation principale qui [le] conduit constamment pendant toute l’exécution d’un portrait » ? L’artiste scrute Marguerite, étudie sous tous les angles son ovale, qui possède comme le sien ces grands yeux, presque lourds, chargés d’une pensée profonde et d’une volonté farouche. Les dessins de 1906-1907, de 1915-1916 ou de 1921 montrent ses multiples tentatives pour cerner l’état émotionnel de cet enfant malade qu’il chérit tant.
Henri Matisse, Marguerite, Collioure, vers 1906-1907. Encre noire sur papier, 35 x 26,5 cm. Wayland, Massachusetts, collection particulière. Photo service de presse. © Christie’s Images / Bridgeman Images
Marguerite endormie
Le tableau Marguerite endormie laisse enfin voir la gorge nue, « refermée », débarrassée de la canule comme du ruban. Nous sommes à l’été 1920, dans une chambre d’hôtel à Étretat, et après une ultime opération, la jeune femme de 26 ans est définitivement libérée de ses souffrances. Elle est pour l’instant épuisée et, une fois n’est pas coutume, nous dérobe son regard pénétrant pour mieux rêver aux jours meilleurs. Quelques mois plus tard, elle rejoindra son père à Nice.
Henri Matisse, Marguerite endormie, Étretat, été 1920. Huile sur toile, 46 x 65,5 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Collection particulière / Martin Parsekian
Marguerite s’efface
La lumière de la Côte d’Azur a en effet conquis Matisse, qui passe désormais dans le Sud le plus clair de son temps. Sa peinture y prend un tournant plus anecdotique et représente des odalisques ou des Espagnoles de fantaisie, posées le plus souvent par son nouveau modèle préféré, Henriette Darricarrère. Marguerite se prête à quelques-unes de ces mises en scène, jouant elle aussi un rôle de composition, portant manteaux ou chapeaux à la mode.
Henri Matisse, La Fête des fleurs, Nice, hôtel de la Méditerranée, 1922. Huile sur toile, 65,7 x 93 cm. Baltimore, Museum of Art. Photo service de presse. © Baltimore Museum of Art
Mais elle ne tarde pas à juger avec une certaine sévérité cette période niçoise, estimant non sans raison que son père se laisse parfois aller à peindre des toiles trop faciles. Devenue une silhouette anonyme dans ses tableaux, Marguerite ne semble d’ailleurs plus intéresser Matisse pour elle-même et finit par disparaître totalement de son art. Au même moment, en 1923, comme pour mieux s’émanciper, elle épouse Georges Duthuit.
Le meilleur agent de Matisse
Loin, très loin, pour autant, de se désintéresser de l’œuvre paternel, elle s’impose au contraire comme son meilleur ambassadeur. C’est elle qui supervise le tirage des gravures et des livres illustrés de Matisse, qui défend ses intérêts à l’étranger (Royaume-Uni, Scandinavie, États-Unis), n’hésitant pas à le convaincre de se séparer de l’un de ses portraits au profit d’un musée japonais pour être davantage visible hors de France. C’est elle encore qui gère les relations publiques ou les questions relatives à l’organisation des expositions. Matisse a entière confiance en Marguerite, qui jamais ne le flatte, et c’est tout logiquement qu’il lui demande en 1946 de bien vouloir se charger du catalogue raisonné de son œuvre.
Henri Matisse, Le Thé, Issy-les-Moulineaux, été 1919. Huile sur toile, 140,3 x 211,3 cm. Los Angeles, LACMA. Photo service de presse. © Museum Associates / LACMA
Les ultimes représentations
Un an plus tôt, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il avait à nouveau, et pour l’ultime fois, représenté sa fille, d’abord dans deux dessins, puis, quelques mois plus tard, dans une série de lithographies. Les fusains réalisés à Vence en janvier 1945 – le premier aux traits évanescents, le second aux lignes redevenues sûres et fermes – témoignent du choc intense éprouvé par Matisse lorsqu’il apprend, de la bouche de Marguerite, l’action qui fut la sienne dans la Résistance, son arrestation et sa torture par la Gestapo, et enfin sa libération in extremis alors qu’elle était envoyée en déportation en Allemagne. Il s’identifie tellement à ses souvenirs qu’il en est « absolument anéanti » et ne peut, durant plusieurs jours, rien dessiner.
À rebours du peintre qui vivait ces années si sombres comme s’il était « loin, loin aux colonies », Marguerite affirmait : « On ne peut ni ne doit se désintéresser à ce point de l’époque dans laquelle on vit – de ceux qui souffrent, qui meurent. […] Moi, je suis de la substance des guerriers, des fanatiques, des ardents.3 »
Henri Matisse, Marguerite, Vence, janvier 1945. Fusain sur papier, 48 x 37 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Collection particulière / Jean-Louis Losi
1 Louis Aragon, « De la ressemblance » (1968), dans Henri Matisse, roman (1971), Paris, Gallimard, « Quarto », 1998, p. 510.
2 Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët, Marguerite Matisse, la jeune fille au ruban, Paris, Grasset, 2024.
3 Toutes ces citations se trouvent à la p. 34 du catalogue de l’exposition (Paris Musées, 2025).
« Matisse et Marguerite, le regard d’un père », jusqu’au 24 août 2025 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (MAM), 11 avenue du Président Wilson, 75116 Paris. Tél. 01 53 67 40 00. www.mam.paris.fr
À lire : Catalogue, Paris-Musées, 248 p., 45 €.
Marguerite Matisse, la jeune fille au ruban, biographie par Isabelle Monod-Fontaine et Hélène de Talhouët, Paris, Grasset, 2025, 384 p., 24,90 €.