Napoléon III, fondateur de l’archéologie moderne (1/2). Un empereur archéologue, entre César et Vercingétorix

Jean‑Baptiste Fortuné de Fournier, Le cabinet de travail de l’empereur Napoléon III, aux Tuileries, 1862. Aquarelle. Compiègne, château, dépôt du Département des Arts Graphiques du Louvre. © RMN‑Grand Palais (domaine de Compiègne) / SP / Daniel Arnaudet
Lorsqu’en septembre 1870 le gouvernement provisoire pénètre dans le cabinet de l’Empereur aux Tuileries, il fait l’étonnante découverte d’un grand meuble intitulé « Jules César », composé de casiers soigneusement étiquetés « Alésia », « Gergovie », « Uxellodunum », « Alexandrie »… Napoléon III y avait rassemblé les documents nécessaires à la rédaction d’une imposante histoire du conquérant romain devenu imperator, auquel il s’identifiait. Pour documenter cette épopée, il avait engagé un ambitieux programme de fouilles en France, en Italie et tout autour du bassin méditerranéen. Le musée d’Archéologie nationale, créé en 1867 par cet empereur archéologue, se penche sur cette formidable aventure scientifique, à l’origine de la discipline que nous connaissons aujourd’hui. Entretien avec Corinne Jouys-Barbelin, commissaire scientifique de l’exposition, conservatrice du patrimoine et responsable du service des Ressources documentaires.
Propos recueillis par Olivier Paze-Mazzi
Jean‑Auguste Barre, Portrait de Napoléon III, 1858. 63 × 27 cm. Paris, musée du Louvre, département des Sculptures, en dépôt au musée d’Archéologie nationale, Saint‑Germain‑en‑Laye. © MAN / Valorie Gô
Quelle est la genèse de cette exposition ?
C’est en travaillant sur le fonds documentaire du musée que nous nous sommes aperçus que nombre des fouilles commandées par l’empereur pour servir de base à ses recherches avaient été frappées d’opprobre et considérées comme mal menées et peu rigoureuses. Or, tout souligne au contraire qu’elles furent largement documentées et illustrées. Grâce à cette exposition, nous voulions porter un regard nouveau sur ces documents et mettre en lumière cette période fondatrice pour l’archéologie en France. En partant de l’édition des deux tomes de l’Histoire de Jules César écrits par l’empereur entre 1858 et 1862, nous avons pu dérouler l’histoire de la naissance de la discipline.
Lexique
Les carbonari sont les membres d’un mouvement initiatique et secret, à forte connotation politique, présent en Italie, en France, au Portugal et en Espagne au début et au milieu du XIXe siècle.
La genèse d’une passion impériale
Quels liens Napoléon III entretient‑il avec l’archéologie ?
Exilé après Waterloo, Louis-Napoléon passe un temps considérable en Italie avec sa grand-mère Laetitia Bonaparte dans un petit palais, qui faisait face à la colonne Trajane. Il a donc tout le loisir de s’imprégner de la grandeur de la Rome antique. Par ailleurs, il est proche des carbonari qui se passionnent pour le sujet. Très cultivé, il est féru de textes et de vestiges antiques. C’est dans les années 1840, qu’enfermé au fort de Ham, il s’intéresse de près au personnage de Jules César.
« L’empereur souhaite toucher du doigt le génie militaire de Jules César. »
Pourquoi s’intéresse‑t‑il à Jules César en particulier ?
L’empereur souhaite toucher du doigt le génie militaire du conquérant des Gaules tout en apportant un éclairage sur le parcours de ce proconsul devenu consul et qui, par ses réformes, va être à l’origine de l’Empire. Le projet de Louis-Napoléon constitue donc un hymne à un grand homme auquel il s’identifie, via Napoléon Ier. Il est également très sensible à la question de l’incarnation physique de Jules César. Il sollicite d’abord les peintres de son époque comme Jean-Léon Gérôme et Gustave Brion mais les écarte très vite par refus du pittoresque. Le portrait publié dans le tome I de l’Histoire de Jules César est finalement exécuté par Ingres ; et les traits du militaire sont clairement ceux de Napoléon Bonaparte !
Jules César ou Napoléon III ?
Réputé pour ses évocations de l’Antiquité, le peintre Jean‑Léon Gérôme est sollicité en 1865 par Napoléon III pour réaliser une représentation de César en costume militaire pour le frontispice du second volume de l’Histoire de Jules César. Pour le visage de César, Gérôme s’inspire d’un buste antique conservé à Besançon et considéré alors comme un portrait du général romain. Finalement l’empereur choisira la version de Ingres.
D’après Ingres, Portrait de Jules César, pour l’Histoire de Jules César. Musée national du château de Compiègne. © RMN‑Grand Palais (domaine de Compiègne) / Gérard Blot
Admiratif de César, quel regard Napoléon III porte‑t‑il sur Vercingétorix ?
Ce personnage n’apparaît que tardivement dans son œuvre, lors de l’érection de la statue de Vercingétorix réalisée par Aimé Millet en 1865 sur le mont Auxois. Sur son socle, cette grande formule : « Napoléon III, empereur des Français, à la mémoire de Vercingétorix. » Le souverain considère qu’à l’image des Gaulois, Vercingétorix porte en lui la fierté du guerrier courageux à la tête d’un peuple très évolué techniquement. Mais il perçoit aussi ce peuple comme étant désorganisé et brouillon. La gloire de ce dernier ne se révèlera qu’une fois qu’il aura été maîtrisé, en un mot civilisé, à l’époque gallo-romaine à la suite de la reddition de Vercingétorix.
Aimé Millet, Statue colossale de Vercingétorix, 1865. H. 6,60 m. Mont Auxois, Alise‑Sainte‑Reine. © Photo Josse / Leemage
La Commission de Topographie des Gaules
De qui l’empereur s’entoure‑t‑il pour mener son entreprise littéraire et archéologique ?
Il réunit des hommes aguerris aux sciences de l’Antiquité : des numismates, des épigraphistes et des historiens, parmi lesquels on compte Victor Duruy, Prosper Mérimée et Alfred Maury, son homme de confiance nommé responsable de la bibliothèque des Tuileries. On a reproché à Napoléon III de s’être contenté de signer l’Histoire de Jules César. Or, je suis persuadée qu’il l’a réellement rédigée, mais grâce à l’aide d’un exceptionnel appareil scientifique et humain.
Jean‑Léon Gérôme, Jules César en buste. Huile sur papier marouflé sur toile, 26,6 x 19,7 cm. Compiègne, musée national du château de Compiègne. © Rmn‑Grand Palais (domaine de Compiègne) / Jean‑Gilles Berizzi / SP
L’appel de novembre 1857 a été adressé aux recteurs par le ministre de l’Instruction publique pour mobiliser les sociétés savantes et centraliser les documents nécessaires à la réalisation d’un dictionnaire et de cartes de la France.
Quel est le rôle de la Commission de Topographie des Gaules dans cette aventure ?
Créée en 1858 et rassemblant les grands savants de l’époque (Amédée Thierry, Victor Duruy, Félicien de Saulcy), la mission de la CTG est très précise : rassembler l’ensemble des informations envoyées par les sociétés savantes à la demande des préfets et recteurs d’académies depuis l’appel de novembre 1857. Il s’agit ensuite de les cartographier afin de livrer à l’empereur un document de géographie historique détaillant l’état du territoire national du Ier au Ve siècle. L’émulation s’instaure vite entre les sociétés savantes et les instances départementales, qui souhaitent répondre à l’attente de l’empereur et voir ainsi arriver dans leur région le train et l’électricité ! Devant l’ampleur des données réunies, la CTG considère rapidement que plusieurs cartes sont nécessaires. La première est dédiée aux sites des campagnes et aux sièges (Alésia, Gergovie, Uxellodunum…) mentionnés dans les Commentaires sur la Guerre des Gaules de Jules César, et permet aussi de retracer le cheminement des légions romaines. Quand des divergences sur les emplacements d’Uxellodunum et de Cenabum interviennent entre la CTG et Napoléon III, ce dernier s’adjoint le commandant Eugène Stoffel pour poursuivre à marche forcée les fouilles : jusqu’à cent ouvriers par jour sont alors engagés sur sa cassette.
Édouard Flouest, « Armes recueillies dans la plaine au‑dessous d’Alise », sans date [après 1861]. Dessin à l’encre rehaussé à l’aquarelle, contrecollé sur papier cartonné, signé Ed. F. Saint‑Germain‑en‑Laye, musée d’Archéologie nationale. © Saint‑Germain‑en‑Laye, musée d’Archéologie nationale, centre des archives, fonds Édouard Flouest
« Avec la Commission de Topographie des Gaules, on peut véritablement parler de première coordination scientifique de l’archéologie. »
Que devient alors la CTG ?
Elle reste indépendante, continue sa collecte et finit par réunir suffisamment d’informations pour s’interroger sur « l’homme des cavernes » et inventer le concept de « Pré-histoire ». Les neuf cartes produites demeurent scientifiquement valables aujourd’hui, preuve de sa grande rigueur. Avec la CTG, on peut donc véritablement parler de première coordination scientifique de l’archéologie, à l’origine de son institutionnalisation. Son existence s’achève en 1879, bien après la chute du Second Empire, signe de son indépendance et de son implication auprès des sociétés savantes.
Le canthare d’Alésia
Il résume à lui seul l’aventure archéologique de Napoléon III. Découvert en septembre 1862 sur le site d’Alise‑Sainte‑Reine par le commandant Stoffel, il prend immédiatement le chemin de Biarritz où l’empereur a le privilège de le dégager de sa gangue de terre. Après l’avoir conservé quatre années dans son cabinet de travail des Tuileries, le souverain le dépose le 8 avril 1867 au musée des Antiquités celtiques et gallo‑romaines (futur musée d’Archéologie nationale) qui ouvre le mois suivant. La datation de cette belle coupe ouvragée en argent doré, peut‑être fabriquée en Italie du Sud, fait débat. Pour certains, elle remonte aux environs de 75 avant notre ère, ce qui permettrait de la relier directement à César ; d’autres la situent au moins à l’époque augustéenne. Romanisée, Alésia devient une importante cité, ce qui justifierait la présence dans son sol d’un vase aussi précieux. O. P.‑M.
Canthare d’Alésia. Argent, découvert à Alise‑Sainte‑Reine. Saint‑Germain‑en‑Laye, musée d’Archéologie nationale. © RMN‑Grand Palais (musée d’Archéologie nationale) / Thierry Le Mage
Hors de France, des chantiers seront également lancés.
L’exposition évoque en effet les missions lancées à l’étranger, dans le bassin méditerranéen, en Asie Mineure, au Moyen-Orient… Partout, Napoléon III cherche la trace des guerres menées par César. Le fruit de ces fouilles n’est publié qu’en 1887 par Eugène Stoffel, dans le tome III posthume de l’Histoire de Jules César – qui, contrairement aux deux premiers volumes, publiés en 1865 et 1866 et acclamés par la critique, est déjà scientifiquement dépassé. En l’Italie, Napoléon III achète, en 1860, les jardins Farnèse sur le Palatin. C’est à la même époque qu’il acquiert la collection Campana, l’un des plus grands ensembles d’antiquités issues du sol italien. Fin 1860 également, il engage Pietro Rosa, architecte de la Villa Médicis, pour débuter des fouilles. L’envoi de photos et de plans, marquant l’évolution des découvertes au sein du palais des Césars, lui permet de se tenir informé au plus près de l’évolution du chantier.
Portrait féminin, 70‑100 de notre ère. Découvert par Pietro Rosa en 1865 à Rome lors des fouilles menées sur le Palatin à la demande de Napoléon III. Marbre blanc. 31 x 27 x 26,5 cm. Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. © RMN‑Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski / SP
Le progrès au service des fouilles
L’exposition mettra également l’accent sur les nouvelles techniques dont vont pouvoir bénéficier ces fouilles.
Nous souhaitons en effet montrer que ces fouilles interviennent à un moment précis de l’histoire de l’administration française et de l’évolution de la cartographie. Cette dernière reposa longtemps sur les cartes non-homogènes des Cassini, jusqu’à ce que Napoléon Ier décide d’une harmonisation du vocabulaire et du rendu des mouvements de terrain. Par la suite, Louis XVIII lance une grande campagne de création de cartes d’état-major afin de satisfaire les besoins militaires et ceux des services publics. C’est une révolution, puisque la cartographie est dès lors mise au service de toute l’administration de l’État. C’est par la maîtrise de la topographie que naît la discipline archéologique. Je pense d’ailleurs que l’archéologie en France, dans sa production de données scientifiques, est un art militaire.
Deux petites appliques en forme de bouterolles d’épées, âge du Fer. Bronze, corail, émail. Saint‑Étienne-au‑Temple. Don de l’empereur au moment de la création du musée de Saint-Germain‑en‑Laye, Saint‑Germain‑en‑Laye, musée d’Archéologie nationale. © RMN‑Grand Palais (musée d’Archéologie nationale) / Thierry Le Mage
La carte des Cassini ou carte de l’Académie est la première carte topographique et géométrique établie à l’échelle du royaume de France dans son ensemble au XVIIIe siècle.
Parallèlement, quel rôle nouveau va jouer la photographie ?
À partir de 1859, le Dépôt de la Guerre adopte la photographie pour ses tours d’horizon. Les clichés réalisés sur le site d’Alise-Sainte-Reine répondent au besoin de dresser des cartes, tout en faisant le lien avec les textes de César. On fait aussi appel à des photographes amateurs comme Bérubet, qui dresse un état photographique du site de Gergovie en réalisant, à partir de cinq vues finement jointées, un panorama. Nous sommes véritablement à l’époque de la naissance de la photographie en plein air en France. Utilisant la technique sur plaque de verre au collodion humide, ces hommes portent 50 kg de matériel ! Ces photographies nouvelles demandent une maîtrise technique et scientifique exceptionnelle.
Palais des Césars. Avril 1862. Épreuve photographique sur papier albuminé, à partir d’un négatif sur verre au collodion. 22,6 x 31,5 cm. Paris, musée du Louvre, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines. © Musée du Louvre / Département des AGER / SP
Le Dépôt de la Guerre est le bureau de cartographie et d’archives à intérêt militaire de l’armée française depuis Louis XIV.
Que pensera la IIIe République des fouilles impériales ?
Elle les voit d’un mauvais œil parce que diligentées par l’homme de la défaite de Sedan, événement à l’origine de sa légende noire. Le nouveau régime réévalue certes l’image des Gaulois et de Vercingétorix dans un but politique, mais cette réhabilitation ne s’appuiera jamais sur les fouilles, qui resteront en mains privées.
« D’Alésia à Rome. L’aventure archéologique de Napoléon III (1861-1870) », du 19 septembre 2019 au 3 janvier 2021 au musée d’Archéologie nationale – Domaine national de Saint-Germain-en-Laye, place Charles de Gaulle, 78100 Saint-Germain-en-Laye. Tél. 01 39 10 13 00. www.musee-archeologienationale.fr
Catalogue de l’exposition, RMN, 192 p., 30 €
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