Parole d’artiste ! Rencontre avec Jean-Michel Othoniel

Jean-Michel Othoniel Photo © C. Aubry – Ville d’Avignon, 2024
Sculpteur et poète du verre, cartographe stellaire, Jean-Michel Othoniel (né en 1964) élabore depuis plus de trente ans une œuvre qui fait la part belle à l’émerveillement. D’abord remarqué pour ses pièces en soufre et cire dans les années 1990, il explore depuis les limites du verre soufflé, en dialogue étroit avec des maîtres verriers du monde entier. Connu pour ses œuvres monumentales installées dans l’espace public, de la station Palais-Royal aux jardins de Versailles, il investit cette année la ville d’Avignon avec « Cosmos ou les Fantômes de l’Amour », une exposition déployée dans dix lieux. À Cannes, il présente en parallèle « Poussière d’étoiles ». L’occasion de revenir avec l’artiste sur son parcours, son goût pour l’expérimentation et cette poésie céleste qui traverse tout son travail.
Propos recueillis par Enzo Menuge
Comment êtes-vous venu à l’art ?
Je suis né à Saint-Étienne, à une époque où la ville était encore profondément marquée par son histoire industrielle. Mon père était ingénieur, ma mère enseignante. Dans ma famille, il y avait une vraie curiosité culturelle, mais pas spécifiquement pour l’art contemporain, qui restait alors un univers lointain, confidentiel. Ce qui a vraiment compté pour moi, c’est le musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne, où dès les années 1970, grâce à Bernard Ceysson, furent accueillies des expositions d’artistes vivants. C’était rare, et très marquant pour un enfant, de pouvoir être en contact direct avec des œuvres récentes, parfois même avec les artistes eux-mêmes. J’ai pu rencontrer très jeune Robert Morris et Tony Cragg. Pour moi, c’était une fenêtre ouverte sur le monde. Cette découverte m’a conduit à suivre des cours du soir à l’École des beaux-arts, puis à choisir un bac en arts plastiques.
Votre parcours artistique débute aux beaux-arts de Cergy, où vous obtenez votre diplôme en 1988. En quoi cette formation a-t-elle été importante ?
Les beaux-arts de Cergy-Pontoise faisaient partie de six écoles pilotes créées à l’initiative de Jack Lang. C’était une alternative aux Beaux-Arts de Paris, dont l’enseignement était encore très académique. À Cergy, on n’entrait pas dans l’atelier d’un maître pour en reproduire les gestes ou suivre un enseignement figé. Pendant les deux premières années, on explorait librement tous les médiums : photographie, vidéo, poésie, performance, peinture, sculpture… On avait nos propres ateliers, et beaucoup d’artistes invités passaient. C’est dans ce cadre que j’ai rencontré Sophie Calle, Christian Boltanski, Annette Messager. Ils n’avaient qu’une dizaine d’années de plus que nous. Leur jeunesse, leur liberté rendaient le dialogue stimulant et vivant. Ces rencontres ont été déterminantes : elles m’ont aidé à me construire, à assumer ma sensibilité. Leur approche décloisonnée m’a donné la liberté de ne jamais m’enfermer dans un médium. Aujourd’hui encore, je ne m’interdis pas de réaliser une peinture, un film ou une performance. Ce qui compte avant tout, c’est le propos.
La collection Lambert présente quelques-unes de vos premières œuvres en soufre, qui ont marqué vos débuts dans les années 1990. Pourquoi avoir choisi ce matériau ?
Ce qui me fascinait, c’était l’idée de la métamorphose. Le soufre est un matériau solide que l’on peut rendre liquide. J’aimais intervenir à ce moment de bascule, de fragilité, où la matière devient incertaine. Cette notion de fragilité traverse encore mon travail, notamment avec le verre. J’ai toujours été attiré par les matériaux qui vont à l’encontre de l’idée classique de la sculpture. J’avais envie de créer des œuvres qui trouvent leur place non pas par la puissance du matériau, mais en affirmant une forme de fragilité. Le soufre me plaisait aussi pour son nom évoquant à la fois la souffrance, le souffreteux, le sulfureux… Les œuvres présentées à la collection Lambert sont celles de la Documenta de Cassel en 1992. Réalisées à partir de moulages de mains, elles ont un caractère organique, presque ambigu, où l’on ne sait plus très bien si ce qui attire ne repousse pas aussi. Elles évoquent l’envers de la sculpture classique, son négatif. C’était également une manière d’échapper à la domination du « beau » en art, que je ne m’autorisais pas encore à assumer. Ce n’est que plus tard que j’ai appris à accepter, et même à revendiquer, cette beauté.
« Même si je ne souffle pas le verre moi-même, je m’efforce de comprendre chaque étape du processus : comment on cueille le verre, comment on le refroidit, comment on le taille. »
Jean-Michel Othoniel
En 1992, lors d’un voyage dans les îles Éoliennes, vous découvrez l’obsidienne. Vous tentez ensuite d’en produire à Marseille. Comment cette aventure a-t-elle orienté votre travail ?
Sur l’île de Lipari, j’ai rencontré une vulcanologue, Mlle Cavalier. En me parlant de l’obsidienne, ce verre volcanique naturel, elle m’a lancé un défi, un peu comme une pythie : « Celui qui refera fondre la pierre ponce recréera l’obsidienne. » J’ai pris ça très au sérieux. Pendant deux ans, j’ai travaillé au CIRVA à Marseille pour tenter de reproduire cette matière. La collection Lambert présente la première pièce que j’ai réussi à obtenir. C’est à ce moment-là que je suis vraiment entré dans le monde du verre. J’ai découvert un travail collectif, avec des artisans, des souffleurs, des techniciens. Moi qui travaillais seul, j’ai appris à créer en équipe.
C’est ainsi que vous commencez à collaborer avec les maîtres verriers ?
Oui, c’est à ce moment-là que je rencontre le souffleur Matteo Gonet, avec qui je travaille toujours. À partir de 1997, j’ai commencé à collaborer avec les maîtres verriers de Murano, puis, en 2009, avec ceux de Firozabad en Inde. J’ai également voyagé à Monterrey, au Mexique et à Hokkaido, au Japon, pour découvrir différentes traditions verrières. Je ne cherche pas simplement des artisans, je cherche des maîtres. Des virtuoses du matériau qui ont une maîtrise absolue que je ne pourrais jamais acquérir moi-même, car il faudrait que j’y consacre toute ma vie. Même si je ne souffle pas le verre moi-même, je m’efforce de comprendre chaque étape du processus : comment on cueille le verre, comment on le refroidit, comment on le taille. Cela me permet d’instaurer un véritable dialogue avec les artisans ; je parle souvent de cette collaboration en empruntant une métaphore : j’écris la partition, mais je fais appel aux meilleurs musiciens pour l’interpréter.
Quelle est la place de l’expérimentation dans votre travail ?
Elle est au cœur de mon travail, et le verre offre un terrain idéal pour cela. Au Petit Palais d’Avignon, je présente une série inédite de disques en verre soufflé, en écho aux auréoles que l’on trouve dans les tableaux des primitifs italiens de la collection Campana. Certains comportent des inclusions de feuilles d’or, d’autres emprisonnent de la fumée selon une ancienne technique vénitienne. C’est à la fois une prouesse technique et un geste poétique. Il y a toujours, dans mon approche, cette part de recherche. L’exposition d’Avignon en est une expression directe. Elle explore à la fois l’échelle monumentale – avec, par exemple, les astrolabes suspendus sous la voûte de la grande chapelle du palais des Papes – et l’extrême délicatesse, comme ces auréoles, légères et minimales. Dans les deux cas, il s’agit de repousser les limites, celles des matériaux, des techniques, de l’ingénierie, tout en préservant une dimension sensible. C’est cette tension qui m’anime.

Sous le titre Cosmos, quatre astrolabes géants sont accrochés à la voûte de la Grande Chapelle du palais des Papes, au-dessus de la Rivière bleue, composée de 7 500 briques de verre bleu, 2025. Photo © E. Nove‑Josserand / Avignon Tourisme © Adagp, Paris, 2025
Votre travail dialogue souvent avec l’espace public. Comment cela a-t-il commencé ?
J’ai conçu ma première œuvre pour l’espace public en 2000, à la villa Médicis : Le Kiosque des noctambules, installé place Colette, à la sortie du métro Palais-Royal à Paris. Au même moment, je commençais à exposer mes colliers de verre en dehors des lieux d’art traditionnels, d’abord dans le jardin de la villa Médicis, puis dans celui de la collection Peggy Guggenheim à Venise. J’avais trouvé un terrain porteur d’imaginaire, de sensualité, de circulation. Je me suis alors posé une question qui reste centrale pour moi : que peut faire une œuvre d’art hors de la galerie ou du musée ? Dans l’espace public, il ne s’agit plus de capter l’attention d’un regard préparé, mais de surprendre, de provoquer une rencontre : au détour d’une rue, au milieu d’une place, dans un jardin. Une apparition presque magique, gratuite, offerte à tous. L’art dans l’espace public a une dimension politique. Le rapport à l’œuvre ne passe ni par la possession ni par l’achat. À Avignon, j’ai voulu créer des signaux dans la ville, des « phares », qui attirent, intriguent, orientent. Sur le pont Saint-Bénezet, La Porte des navigateurs fait écho aux croix de bateliers du Rhône ; devant le palais des Papes, un grand astrolabe de dix mètres de haut invite le promeneur à franchir un seuil.
Comment a été conçu le parcours de l’exposition d’Avignon ?
L’exposition réunit 260 œuvres, dont 160 inédites. Le parcours a été pensé comme une constellation à travers la ville. Le Canzoniere de Pétrarque, recueil poétique composé à Avignon et dédié à son amour pour Laure, m’a servi de fil conducteur. Il m’a permis de structurer l’ensemble comme une suite de sonnets autour d’un même thème – une idée réinterprétée à chaque fois de manière différente. Dans chacun des dix lieux de l’exposition, j’ai cherché à faire dialoguer les œuvres avec l’architecture, l’histoire, la lumière du lieu. Le palais des Papes en est le centre, autour duquel gravitent le pont d’Avignon, le musée Calvet, le Petit Palais, le muséum Requien, le couvent Sainte-Claire – là où Pétrarque aurait croisé Laure –, les bains Pommer et la collection Lambert. Il s’agissait de composer un récit à la fois cohérent et éclaté, une narration fluide mais plurielle.
« Quand on est dans un état de contemplation, on touche quelque chose qui nous dépasse, qui nous transporte. Le merveilleux, pour moi, c’est cette ouverture vers l’invisible, vers une part plus grande que soi. »
Jean-Michel Othoniel
Au palais des Papes, vous présentez pour la première fois en France vos peintures. Quel lien entretenez-vous avec ce médium ?
C’est par la peinture que je suis tombé amoureux de l’art. La sculpture est venue après, paradoxalement. À mes yeux, la peinture est l’exercice le plus difficile : il faut créer à l’intérieur d’un cadre défini, avec des contraintes, et parvenir malgré tout à se réinventer. J’aime cette idée de cadre – au sens large. Elle me structure et me porte. C’est aussi un espace de solitude. Contrairement à mes œuvres en verre, où je collabore avec des artisans, en peinture je suis seul à bord. C’est un moment de reprise du geste direct. Dans le Grand Tinel du palais des Papes, j’en expose une soixantaine, réalisées à l’encre, inspirées de mon Herbier merveilleux, une série que j’ai commencée il y a dix ans. Les dernières pièces de cette série sont également présentées au centre d’art La Malmaison, à Cannes.
Les titres des expositions d’Avignon et de Cannes évoquent le ciel étoilé. Est-ce une source d’inspiration ?
Le ciel étoilé, c’est pour moi l’espace ultime de contemplation. Sur Terre, il n’y a plus vraiment de terra incognita. Le ciel reste l’un des derniers territoires inconnus, inaccessibles. L’astronomie, l’astrologie, les astrolabes… sont autant de tentatives humaines de mettre de l’ordre dans ce mystère, de lire le cosmos comme un langage. Ce silence infini, cette immensité qu’on ne pourra jamais totalement comprendre, m’inspire profondément. C’est un espace dans lequel on se projette, où l’on imagine des récits, où se croisent poésie, science et mathématiques. Une sorte de plaque sensible à l’émerveillement. Et je crois que l’art doit être le reflet de cet émerveillement-là.
Y a-t-il une dimension spirituelle dans votre travail ?
Oui, je crois que l’art peut élever. Ce n’est pas une spiritualité religieuse, mais une forme de sacré liée à l’émerveillement. Quand on est dans un état de contemplation, on touche quelque chose qui nous dépasse, qui nous transporte. Le merveilleux, pour moi, c’est cette ouverture vers l’invisible, vers une part plus grande que soi. Je cherche à créer des œuvres qui permettent cette élévation – un moment suspendu, une émotion qui vous recentre ou vous réconcilie avec le monde. C’est ce que les grandes œuvres d’art font : elles vous déplacent intérieurement. J’utilise parfois des formes empruntées au vocabulaire du religieux – les stèles, les croix, les objets votifs – parce que ce sont des objets de passage, de mémoire, de lien. Ils nous connectent à une histoire collective et universelle.
« Othoniel. Cosmos ou les Fantômes de l’Amour » jusqu’au 4 janvier 2026 sur dix sites d’Avignon. www.othoniel-cosmos.com
« Poussière d’étoiles » jusqu’au 4 janvier 2026 à La Malmaison, 47 boulevard de la Croisette à Cannes. www.cannes.com





