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« Présence réelle » : Zurbarán peintre de saint François d’Assise au musée des Beaux-Arts de Lyon

Francisco de Zurbarán, Saint François d’Assise (détail), 1636. Huile sur toile, 209 x 110 cm. Lyon, musée des Beaux-Arts.

Francisco de Zurbarán, Saint François d’Assise (détail), 1636. Huile sur toile, 209 x 110 cm. Lyon, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Lyon MBA – M. Couderette

Le musée des Beaux‑Arts de Lyon convie les visiteurs à une captivante exposition organisée, en cercles concentriques, autour d’un tableau phare de ses collections, époustouflant chef-d’œuvre de la peinture espagnole du XVIIe siècle : le Saint François de Francisco de Zurbarán.

Un sphinx pourrait en faire une énigme. Il s’agit d’une peinture, mais l’extrême plasticité et la monumentalité de l’œuvre l’apparentent à une sculpture. L’œuvre représente le cadavre d’un moine émacié, livide, mais il se tient debout comme s’il était vivant, les yeux ouverts et le regard levé vers le ciel. Il s’agit du corps d’un mortel, mais sa sainteté l’a soustrait, à tous égards, au sort commun de la corruption. Il s’agit d’un homme, mais il porte – on le sait, quand bien même on ne le voit pas – les stigmates du Christ mort sur la croix pour la rédemption du genre humain, Sauveur dont saint François († 1226) constitue, parmi tous les saints du catholicisme, la plus frappante réitération.

L’entrée dans les collection lyonnaises

Les chemins empruntés par le Saint François de Zurbarán jusqu’au musée qui l’abrite aujourd’hui sont conjecturaux. Il « apparaît », croit-on, au début de la Révolution, au couvent lyonnais des Collinettes. Les nonnes trouvant la présence fantomatique du saint effrayante l’auraient relégué au grenier (le chien du peintre Jean Antoine Morand [1727-1794], réputé avoir découvert le tableau dans les combles, était du même avis puisqu’il aurait aboyé contre le Poverello, pourtant ami des animaux…). Passée (peut-être via Morand) dans les collections de l’artiste et amateur lyonnais Jean-Jacques de Boissieu (1736-1810), l’œuvre fut acquise par le musée en 1807 pour la respectable somme de 1 200 francs. Donnée d’abord à Caravage ou à l’Espagnolet, c’est-à-dire José de Ribera (1591-1652), c’est sous ce nom, l’un des rares à être familiers aux Français, alors spectaculairement indifférents à l’école espagnole (Ribera était d’ailleurs tenu pour napolitain), que l’œuvre rejoignit les collections lyonnaises. En 1847, elle fut officiellement rendue à Francisco de Zurbarán (1598-1664) par le catalogue du musée dû à Auguste Thierriat1.

Francisco de Zurbarán, Saint François en méditation, vers 1635-40. Huile sur toile, 152 x 99 cm. Londres, National Gallery.

Francisco de Zurbarán, Saint François en méditation, vers 1635-40. Huile sur toile, 152 x 99 cm. Londres, National Gallery. Photo service de presse. © The National Gallery, London

Hispanomanie

Entretemps, tout avait changé. L’Espagne de la « légende noire », des moines fanatiques, des martyrs au culte envahissant et de la redoutable Inquisition rebutait les amateurs des Lumières. Elle enflammait, au contraire, l’imagination avide d’exotisme des romantiques pour lesquels l’Espagne, mystique et passionnée, s’imposa comme un ailleurs attractif, aux confins de l’Occident et de l’Orient. Durable, féconde, une intense hispanomanie s’amorçait. Pour ce qui avait trait à la peinture, la dynamique fut nourrie par la Galerie espagnole réunie par le baron Taylor pour le roi Louis-Philippe. À partir de janvier 1838, elle donna à voir, au Louvre, un large aperçu de l’histoire de la peinture ibérique jusqu’à Goya. Les erreurs d’attribution y étaient légion, les chefs-d’œuvre aussi. Zurbarán, représenté de manière pléthorique, du moins sur le papier, y prenait sa revanche à travers de considérables tableaux (dont le sublime Saint François en méditation de Londres prêté au musée de Lyon pour l’exposition) qui firent sensation.

« Désormais auréolé d’une réputation de chef-d’œuvre, le Saint François de Lyon ne cessera plus de fasciner. »

Un chef-d’œuvre qui fait consensus

La révolution de 1848 mettra un terme à l’éphémère « musée espagnol ». La « stupide république française, dans son respect abusif de la propriété » (Baudelaire) traita la collection comme un bien personnel du roi. L’ensemble lui fut restitué dans son exil (1850) avant d’être mis à l’encan sur le marché londonien, mais le goût venait de subir une de ces réorientations qui font l’histoire de l’art. Désormais auréolé d’une réputation de chef-d’œuvre, le Saint François de Lyon ne cessera plus de fasciner. L’objet de cette exposition, menée de main de maître, est précisément de suivre la fortune de ce tableau, qu’il convenait d’abord de restaurer pour le mieux connaître. Une restauration fondamentale2 – impliquant la dérestauration, c’est-à-dire le retrait de multiples repeints, plus ou moins anciens – a restitué au tableau une part de sa subtilité originelle (et au saint la niche dans laquelle il se tenait depuis 400 ans). L’opération a, en outre, fait apparaître deux informations inespérées, la signature et une date précoce : Franco Zurbaran facie[bat] 1636.

Francisco de Zurbarán, Saint François d’Assise, 1636. Huile sur toile, 209 x 110 cm. Lyon, musée des Beaux-Arts.

Francisco de Zurbarán, Saint François d’Assise, 1636. Huile sur toile, 209 x 110 cm. Lyon, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Lyon MBA – M. Couderette

Un saint debout

Dès le début du XIXe siècle, les commentateurs sagaces comprirent à quoi renvoyait cette représentation immobile et toute verticale de la sainteté. En 1449, le pape Nicolas V passant par Assise descendit dans la voûte souterraine de l’église où reposait la dépouille de François. Plus de 200 ans après sa mort, il le trouva, dit-on, debout, intact, les yeux entrouverts et tournés vers le ciel. Le spectateur pourra voir à Lyon plusieurs représentations de haut vol, antérieures, contemporaines ou postérieures aux grands sujets franciscains de Zurbarán, de cette « invention » du corps de François par le pape (citons le Madrilène Eugenio Cajés ou les Parisiens Laurent de La Hyre et Jacques Blanchard).

« Simple, très efficace, [l]e dispositif scénographique fournit une infinité d’angles intéressants qui ont la vertu, essentielle, de faire s’éclairer mutuellement des œuvres entrant en parfaite résonance. »

L’œuvre du musée des Beaux-Arts de Lyon

Le tableau de Lyon, quant à lui, élague les aspects narratifs, supposés connus, pour se focaliser sur cette dépouille miraculeuse en état d’oraison permanente. Le chef-d’œuvre domine la section centrale de l’exposition où il voisine (victorieusement, la préséance – à défaut de l’antériorité – de la version lyonnaise étant assez évidente) avec deux déclinaisons de la même composition, l’une – autographe – venue de Barcelone, également restaurée pour l’occasion (Museu Nacional de Catalunya), l’autre de Boston (Museum of Fine Arts), laquelle laisse supposer une intervention de l’atelier de Zurbarán. Inédit, ce trio, déjà très frappant visuellement, occupe une salle sobre scandée par des représentations sculptées du saint encapuchonné et en robe de bure produites en Espagne au cours des XVIIe et XVIIIe siècles (la plus impressionnante étant celle exécutée par Pedro de Mena [1628-1688], vers 1665, prêt du musée andalou d’Antequera). Simple, très efficace, ce dispositif scénographique fournit une infinité d’angles intéressants qui ont la vertu, essentielle, de faire s’éclairer mutuellement des œuvres entrant en parfaite résonance.

Pedro de Mena, Saint Françoisd’Assise, 1665-70. Bois polychrome, 167 x 47 cm. Antequera (Málaga), Museo de la Ciudad de Antequera.

Pedro de Mena, Saint Françoisd’Assise, 1665-70. Bois polychrome, 167 x 47 cm. Antequera (Málaga), Museo de la Ciudad de Antequera. Photo service de presse © Museu de la Ciudad de Antequera – R. Pérez

Saint François hier…

Couvrant un large spectre, le propos de l’exposition embrasse d’abord la question de la représentation foisonnante de ce saint majeur qu’est François d’Assise dans l’Europe de la Renaissance puis de la période baroque pour se focaliser sur la réitération du thème chez Zurbarán, dans le contexte d’un catholicisme militant et passionnément iconodule propre à la Contre-Réforme. De magnifiques prêts de Londres, Madrid ou Saint Louis aux États-Unis (époustouflant Saint François « en tête à tête » avec un crâne, contemporain du tableau de Lyon) démontrent l’excellence de l’artiste espagnol dans un thème très restreint – François méditant ou en oraison ante et post mortem – exploré, génialement, comme autant de variations. Le mysticisme qui plut tant aux romantiques n’était pas la seule qualité d’une œuvre qui frappe aussi par la simplification, radicale, architectonique des volumes, une ascèse chromatique et esthétique qui n’allaient pas laisser indifférents les « modernes ».

Francisco de Zurbarán, Saint François d’Assise contemplantun crâne, vers 1633-35. Huile sur toile, 91 x 32 cm. Saint Louis, Saint Louis Art Museum.

Francisco de Zurbarán, Saint François d’Assise contemplantun crâne, vers 1633-35. Huile sur toile, 91 x 32 cm. Saint Louis, Saint Louis Art Museum. Photo service de presse. © Saint Louis Art Museum

… et aujourd’hui

Précisément, l’autre extrémité de l’arc regarde, au sein de cette riche exposition, la postérité de l’icône internationale (pour une fois le terme, servi ad nauseam, sera approprié) qu’est devenu le Saint François lyonnais au cours des deux derniers siècles. Le nombre, la diversité des artistes (et des couturiers) inspirés par cette figure oxymorique « ardemment statique » se prêtent mal à la concision. On soulignera la pertinence constante des choix opérés par la commissaire (pas ou peu de « passagers clandestins » ou d’exégèses forcées), ce dont témoigne, de manière exemplaire, un saisissant tableau du Basque naturalisé italien Javier Bueno (1915-1979), représentant un paysan fusillé pendant la Guerre civile espagnole. Les deux images, très différentes, du saint imputrescible et du « martyr » se superposent avec un aplomb qui démontre la continuité de l’histoire picturale et la pérennité agissante à la fois de la sainteté et du génie.

Javier Bueno, Exécution d’unpaysan espagnol (fusillé), 1937. Huile sur toile, 200 x 101 cm. Paris, galerie Terrades.

Javier Bueno, Exécution d’unpaysan espagnol (fusillé), 1937. Huile sur toile, 200 x 101 cm. Paris, galerie Terrades. Photo Courtoisie Galerie Terrades

1 On relèvera que le tableau est, à l’évidence, donné à Zurbarán dès 1838 par Jane Dubuisson dans la revue Lyon ancien et moderne (« Abbaye Saint-Pierre… », p. 89).

2 Restauration menée par Catherine Lebret (assistée de Vélia Dahan et d’Anne Maincent).

L’exposition est organisée par le musée des Beaux-Arts de Lyon, le Museu Nacional d’Art de Catalunya et le Museum of Fine Arts de Boston.

« Zurbarán. Réinventer un chef‑d’œuvre », du 5 décembre 2024 au 2 mars 2025 au musée des Beaux-Arts de Lyon. www.mba-lyon.fr
« Zurbarán (super)natural », du 21 mars au 29 juin 2025 au Museu Nacional d’Art de Catalunya. www.museunacional.cat/en

Catalogue, éd. El Viso, 335 p., 38 €