Le média en ligne des Éditions Faton

Quand l’art quitte la rue pour s’afficher à Orsay

Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), Imprimerie Charles Verneau (Paris), Affiches Charles Verneau. « La Rue », 1896. Lithographie en couleurs, 240 x 300 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie.

Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), Imprimerie Charles Verneau (Paris), Affiches Charles Verneau. « La Rue », 1896. Lithographie en couleurs, 240 x 300 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie. Photo service de presse. Photo BnF

En partenariat avec la Bibliothèque nationale de France, le musée d’Orsay consacre la première exposition d’envergure à l’affiche illustrée en couleur et au spectaculaire essor qu’elle rencontre, dès le mitan du XIXe siècle.

Si la loi du 29 juillet 1881 consacrant la liberté de la presse autorise l’affichage sans restriction, c’est dans les années 1890 que l’affiche, hissée au rang d’œuvre d’art, connaît son véritable âge d’or et suscite l’engouement des collectionneurs. Célébrée ou conspuée, elle envahit les kiosques, les façades et les palissades de la capitale, transformant les rues en un « musée en plein air », selon les termes du critique d’art Roger Marx.

Louis-Robert Carrier-Belleuse (1848-1913), L’Étameur, 1882. Huile sur toile, 64,8 x 97,8 cm. Collection particulière.

Louis-Robert Carrier-Belleuse (1848-1913), L’Étameur, 1882. Huile sur toile, 64,8 x 97,8 cm. Collection particulière. Photo service de presse. Photo Studio Redivivus

« Il est beau d’avoir arraché la rue à l’uniformité grise des édifices alignés au cordeau, d’avoir jeté sur les murailles l’illusion de la vie, l’éclat flamboyant des diaprures. »

Roger Marx, préface des Maîtres de l’affiche, vol. III, Paris, Chaix, 1898.

Des affiches emblématiques

Les œuvres les plus emblématiques de la période sont ici exceptionnellement réunies : la ­Tournée du Chat Noir mise en image par Théophile-Alexandre Steinlen, la Goulue immortalisée par Henri de Toulouse-Lautrec sur la scène du Moulin Rouge, la Divine Sarah Bernhardt magnifiée dans ses différents rôles par Alfons Mucha… On se laisse aussi happer par les compositions des affichistes Jules Chéret et Eugène Grasset, des caricaturistes Leonetto ­Cappiello et Henri-Gustave Jossot, des Nabis Pierre Bonard et Félix Vallotton, qui tous ont contribué à promouvoir spectacles, bicyclettes, grands magasins, biscuits, journaux d’opinion, etc. Au gré des 300 affiches parfois monumentales, c’est aussi une histoire des mutations économiques, sociales, techniques et culturelles que cette spectaculaire manifestation retrace. 

Pierre Bonnard (1867-1947), Imprimerie Edward Ancourt (Paris), La Revue blanche, 1894. Lithographie en couleurs, 80 x 62 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie.

Pierre Bonnard (1867-1947), Imprimerie Edward Ancourt (Paris), La Revue blanche, 1894. Lithographie en couleurs, 80 x 62 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie. Photo service de presse. Photo BnF

« Le Tiepolo des Boulevards »

Dès le milieu des années 1860, Jules Chéret (1836-1932) s’impose comme le père de l’affiche moderne qu’il contribue à élever au statut d’art à part entière. Avec plus d’un millier de compositions à son actif, ce talentueux créateur bien intégré dans le milieu de l’art et avidement collectionné gagne sans peine le surnom de « roi de l’affiche ». À la tête d’une prolifique imprimerie lithographique, il vante indifféremment les mérites du vin Mariani et du pétrole Saxoléine, annonce les opéras-comiques d’Offenbach, la fête des fleurs à Luchon ou le bal du Moulin Rouge. Et souvent il met en scène la « chérette », jeune Parisienne rieuse qui se prête à toutes les contorsions pour offrir un jeu de courbes intensément dynamique.

Jules Chéret (1836-1932), Bal du Moulin Rouge tous les soirs et dimanche, 1889. Imprimerie Chaix (Paris). Lithographie en couleurs, 122 x 86 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie.

Jules Chéret (1836-1932), Bal du Moulin Rouge tous les soirs et dimanche, 1889. Imprimerie Chaix (Paris). Lithographie en couleurs, 122 x 86 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie. Photo service de presse. Photo BnF

L’âge d’or de l’affiche

Si Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901) n’a signé « que » trente et une affiches au fil des années 1890, toutes ont rencontré un succès immédiat, ont été ardemment collectionnées et ont assuré la notoriété de leur génial auteur. Figure de la bohème montmartroise et du monde de la nuit, l’artiste propose d’emblée des images d’une force et d’une originalité inédites. Alliant aplats de couleurs, lignes ondoyantes et figures stylisées, ses audacieuses compositions font pénétrer le passant à l’intérieur du Moulin Rouge, du Divan Japonais ou des Ambassadeurs, au plus près des célébrités de l’époque qui ont alors pour nom la Goulue, Aristide Bruant, Jane Avril, ou Valentin le Désossé.

Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), Jane Avril, Jardin de Paris, 1893. Imprimerie Chaix (Paris). Lithographie en couleurs, 125 x 90 cm. Collection particulière.

Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), Jane Avril, Jardin de Paris, 1893. Imprimerie Chaix (Paris). Lithographie en couleurs, 125 x 90 cm. Collection particulière. © akg-images

Prendre le large

À bicyclette, en voiture ou en train : les moyens de transport modernes abondamment vantés par les affiches permettent à la bourgeoisie de s’éloigner du fracas des villes. Les loisirs ne sont désormais plus l’apanage de la seule aristocratie, et en cette période marquée par le courant hygiéniste, les classes aisées recherchent le dépaysement et le grand air. C’est au tournant du XXe siècle que le tourisme prend son essor grâce au développement du réseau ferroviaire. Commanditées par les compagnies de chemin de fer privées, des affiches colorées aux allures de cartes postales exaltent la beauté des rives de la Méditerranée, des Alpes enneigées ou des côtes sauvages de la Bretagne.

Frédéric Hugo d’Alési (1849-1906), Belle-Ile-en-Mer. Côte de la Mer Sauvage. Bretagne. Dolmen et menhirs, 1897. Imprimerie F. Hermet (Paris). Lithographie en couleurs, 105 x 75 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie.

Frédéric Hugo d’Alési (1849-1906), Belle-Ile-en-Mer. Côte de la Mer Sauvage. Bretagne. Dolmen et menhirs, 1897. Imprimerie F. Hermet (Paris). Lithographie en couleurs, 105 x 75 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie. Photo service de presse. Photo BnF

La politisation en marche

Poreuse aux évolutions de la société, l’affiche rend compte dès la fin du XIXe siècle de la vie politique chahutée et des conflits qui secouent la capitale. Les journaux militants de tous bords, comme les syndicats et les groupements politiques, s’emparent de ce moyen de communication de masse capable de frapper l’opinion publique. Si des artistes engagés tels ­Théophile-Alexandre Steinlen et Jules Grandjouan livrent des compositions restées célèbres, c’est dans un style inhabituel, mêlant Art nouveau et classicisme raffiné, que Clémentine-Hélène Dufau réalise en 1898 l’affiche pour le lancement du journal La Fronde, entièrement conçu et dirigé par des femmes.

Clémentine-Hélène Dufau (1869-1937), La Fronde, 1898. Imprimerie Charles Verneau (Paris). Lithographie en couleurs, 100 x 140 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie.

Clémentine-Hélène Dufau (1869-1937), La Fronde, 1898. Imprimerie Charles Verneau (Paris). Lithographie en couleurs, 100 x 140 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie. Photo service de presse. Photo BnF

Le vent du renouveau

À l’orée du XXe siècle, face au radical Henri-Gustave Jossot qui affirme que « l’affiche doit hurler », Leonetto Cappiello, plus mesuré, entend proposer des images « simples et faciles à retenir ». Piquant caricaturiste de L’Assiette au beurre, du Cri de Paris ou de La Revue Blanche, l’Italien commence sa carrière d’affichiste à Paris en 1900 et s’impose durant deux décennies sur le devant de la scène, avec des compositions aussi audacieuses qu’épurées. Pour marquer les esprits, il recourt volontiers à l’inattendu, à l’instar de cette amazone chevauchant un fougueux destrier rouge pour promouvoir… une marque de chocolat.

Leonetto Cappiello (1875-1942), Chocolat Klaus, 1903. Imprimerie P. Vercasson & Cie (Paris). Lithographie en couleurs, 161 x 119 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie.

Leonetto Cappiello (1875-1942), Chocolat Klaus, 1903. Imprimerie P. Vercasson & Cie (Paris). Lithographie en couleurs, 161 x 119 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie. Photo service de presse. Photo BnF

« L’art est dans la rue », jusqu’au 6 juillet 2025 au musée d’Orsay, galerie Amont, esplanade Valéry-Giscard-d’Estaing, 75007 Paris. Tél. 01 40 49 48 14. www.musee-orsay.fr

À lire : catalogue, coédition musées d’Orsay et de l’Orangerie / BnF Éditions, 256 p., 45 €.
L’Objet d’Art hors-série n°180, éditions Faton, 64 p., 11 €. www.faton.fr