Le média en ligne des Éditions Faton

Quand Poussin célébrait l’amour

Acis et Galatée, vers 1626. Huile sur toile, 97 x 135 cm. Dublin, The National Gallery of Ireland.

Acis et Galatée, vers 1626. Huile sur toile, 97 x 135 cm. Dublin, The National Gallery of Ireland. Photo service de presse. © National Gallery of Ireland

Le musée des Beaux-Arts de Lyon se penche sur un aspect méconnu et pourtant central de l’art de Nicolas Poussin : son rapport à l’Amour. Au fil d’une cinquantaine d’œuvres, l’exposition présente pour la première fois cet « autre » Poussin, peu connu du grand public et que l’histoire de l’art n’a pas assez considéré.

Nombreux sont les adjectifs que l’on associe assez spontanément à l’art de Nicolas Poussin (1594-1665) : complexe, intellectuel, sévère, méditatif, rigoureux ou encore mystérieux. Mais c’est oublier la polysémie d’un œuvre qui n’invite pas seulement à méditer la sagesse antique et les vertus chrétiennes. Poussin fut aussi – on l’oublie trop souvent – un peintre nourri par Vénus, la déesse de la beauté, un peintrepoète conteur de la toute-puissance de l’amour, du bonheur qu’il inspire et des souffrances qu’il inflige. Rares sont les artistes à avoir traduit, avec une touche aussi libre et sensuelle et dans des compositions aussi audacieuses, voire licencieuses, l’érotisme des corps, les plaisirs de l’ivresse et l’intensité des désirs. La Mort de Chioné, le premier tableau connu de Poussin peint à Lyon vers 1622, traduit à lui seul les audaces formelles dont le peintre est capable. Au cœur de la composition et de manière frontale, il place le corps mort de Chioné – l’orgueilleuse princesse fut punie par la déesse Diane pour avoir assuré être la plus belle des mortelles. Et nul voile pour masquer son entière nudité, tout au contraire. Par le jeu d’un clair-obscur contrasté, Poussin souligne, avec une rare licence, la volupté du corps.

La Mort de Chioné, vers 1622. Huile sur toile, 109,5 x 159,5 cm. Lyon, musée des Beaux-Arts.

La Mort de Chioné, vers 1622. Huile sur toile, 109,5 x 159,5 cm. Lyon, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Lyon MBA – Photo Alain Basset

L’amour, moteur de la création 

Mais c’est quelques mois plus tard, à Paris, que se forgea la place singulière que l’amour allait occuper dans son œuvre. Durant l’année 1623, Poussin se lie d’amitié avec le poète italien Giambattista Marino (1569-1625), qui vient d’achever son ouvrage le plus célèbre, L’Adone. Ce long poème, dont le contenu jugé trop licencieux détermina l’administration papale à l’interdire de publication, ne relate pas seulement les amours de Vénus et Adonis ; il rappelle, dans le sillage du poète antique Ovide, combien l’amour est le moteur du monde et nourrit le souffle de l’inspiration. Le Triomphe d’Ovide que Poussin réalise au seuil de son séjour romain, vers 1624, – véritable tableau hommage autant que manifeste esthétique – dit à lui seul tout ce que le peintre doit à son mentor.

Le Triomphe d’Ovide, vers 1624. Huile sur toile, 148 x 176 cm. Rome, Galleria Corsini.

Le Triomphe d’Ovide, vers 1624. Huile sur toile, 148 x 176 cm. Rome, Galleria Corsini. Photo service de presse. © Gallerie Nazionali di Arte Antica, Roma (MIBACT) – Bibliotheca Hertziana, Istituto Max Planck per la storia dell’arte / Enrico Fontolan

Dans cette ambitieuse composition, Poussin réaffirme avec force les enseignements fondateurs de Marino : nulle création sans inspiration amoureuse ; nulle beauté sans goûter les vers du poète antique. Le motif de la Vénus endormie au premier plan d’où s’écoule d’un sein le lait nourricier illustre le pouvoir inspirateur de la déesse. On relèvera dans la composition les deux ouvrages sur lesquels s’accoude le poète, Les Amours et L’Art d’aimer, chefs-d’œuvre de la poésie élégiaque qu’Ovide n’aurait pu réaliser sans le sein fécond de Vénus. Mais Poussin, dans sa complexe allégorie, ne fait pas que chanter l’Amour comme source de création et porte d’accès aux vérités supérieures. La multiplicité de génies affairés, s’amusant de tout au gré de leur fantaisie, traduit, tels les vers de Marino, un monde soumis au rythme des jeux d’amour. Le motif des deux putti, placé au premier plan, jouant à la balle en forme de globe terrestre, est emprunté à la tradition emblématique et désigne la devise « Pila mundus amorum est » (Le monde est un globe d’amour), cela pour rappeler combien l’Amour est le maître et le moteur du monde. Aussi, l’inspiration vénusienne, les vers de la poésie antique, tout comme les modèles de la peinture vénitienne, offraient à Poussin dès ses premiers pas à Rome un univers de possibilités plastiques. 

« Rares sont les artistes à avoir traduit, avec une touche aussi libre et sensuelle et dans des compositions aussi audacieuses, voire licencieuses, l’érotisme des corps, les plaisirs de l’ivresse et l’intensité des désirs. »

Le corps désiré 

L’un des aspects les plus inattendus des tableaux des premières années romaines (1624-1629) de Nicolas Poussin est leur puissante charge érotique. Leur cadre est l’Arcadie antique des Eglogues de Virgile, territoire à demi mythique que l’on peut situer au cœur du Péloponnèse, habité par des nymphes et des satyres, où règne le dieu Pan mais que Vénus aime aussi à fréquenter. La vie y est douce et paisible, en harmonie parfaite avec une nature vierge et riante. Les plaisirs de l’amour y tiennent une place centrale. Dans ces tableaux romains précoces, Poussin représente le plus souvent une nymphe (ou Vénus endormie) convoitée par des satyres, qui incarnent l’intensité et la brutalité du désir. La Vénus épiée par deux satyres de la National Gallery de Londres montre la déesse surprise au milieu d’un rêve érotique, tandis qu’un satyre s’est enhardi en s’approchant et en écartant le drapé afin de la contempler à son aise. Ajoutons que les sens des satyres et des nymphes sont souvent échauffés par le vin, Bacchus, dieu de la vigne, de la fécondité de la nature et de l’exaltation des sens, étant aussi un dieu tutélaire de l’Arcadie.

Vénus épiée par deux satyres, vers 1626. Huile sur toile, 66,4 x 50,3 cm. Londres, The National Gallery.

Vénus épiée par deux satyres, vers 1626. Huile sur toile, 66,4 x 50,3 cm. Londres, The National Gallery. © The National Gallery, London

Les univers arcadien et bachique étant liés, on ne sera pas surpris que les tableaux érotiques et arcadiens des années 1620 laissent naturellement la place aux tableaux bachiques exécutés au cours des années 1630, citons Midas devant Bacchus présenté ici, mais aussi les trois Bacchanales peintes pour le cardinal de Richelieu au milieu de la décennie (National Gallery de Londres). Cette inspiration sensuelle et érotique de Poussin procède in fine des modèles de l’entourage de Raphaël, citons en particulier les Modi de Giulio Romano et de Marcantonio Raimondi (vers 1525). Mais il faut également citer les Postures d’Augustin Carrache (vers 1595). Toutes ces gravures ont bien sûr été censurées dans la Rome des papes de la Renaissance puis de la Réforme catholique. Et l’on découvre que les peintures les plus érotiques et provocantes de Poussin dérangèrent tout autant, tout au long du XVIIsiècle. Dans les années 1690, Loménie de Brienne, pourtant connaisseur et collectionneur averti, raconte comment il avait dû se résoudre à découper un tableau de Poussin pour le rendre plus chaste, jugeant trop « immodeste » et « indécente » la vision de la déesse levant une jambe qui découvrait le « nu du siège d’amour ». L’étude des tableaux eux-mêmes fournit d’autres indices de réactions violentes puisque plusieurs présentent des lacunes à des emplacements clefs : ainsi la nymphe du tableau de Dublin comprend une lacune importante au niveau de la fesse, vestige d’un acte de vandalisme. Même chose pour la Vénus épiée par deux satyres, conservée en collection particulière. Toutes ces œuvres sont d’autant plus précieuses qu’elles nous font découvrir un Poussin inattendu, sensuel, provocant, s’adonnant au pur plaisir de peintre, bien éloigné du peintre froid, abstrait et philosophe que l’on décrit trop souvent. 

Midas devant Bacchus, vers 1629-1630. Huile sur toile, 98,5 x 130 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen München.

Midas devant Bacchus, vers 1629-1630. Huile sur toile, 98,5 x 130 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen München. Photo service de presse. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BStGS

« Toutes ces œuvres sont d’autant plus précieuses qu’elles nous font découvrir un Poussin inattendu, sensuel, provocant, s’adonnant au pur plaisir de peintre, bien éloigné du peintre froid, abstrait et philosophe que l’on décrit trop souvent. »

L’amour et la mort 

Ce qui rend encore plus belles et poignantes les scènes amoureuses peintes par Poussin, c’est leur mélancolie. On y devine souvent l’ombre de la mort, l’artiste laissant entendre que les plaisirs de l’amour ne peuvent être qu’éphémères. C’est là un trait ovidien qui procède de la lecture par l’artiste des Métamorphoses, où la succession implacable de la vie et de la mort est décrite et variée à l’infini, cycle de transmutations et de renaissances perpétuelles. Ainsi dans Acis et Galatée de Dublin : les deux amants se caressent timidement au premier plan tandis que des amours les isolent du monde extérieur en élevant une grande draperie rouge derrière eux ; à gauche, les tritons et les néréides célèbrent la fête des sens dans les vagues ; mais au second plan, le géant Polyphème est représenté plongé dans l’ombre, replié sur lui-même et sur sa douleur car il est follement épris de la belle Galatée qui le dédaigne. La tristesse du monstre contraste avec la joie des tritons et des néréides. Devant ce tableau, on croit entrendre le son grêle et mélancolique de la flûte de Pan dont il joue. On devine aussi le déchaînement inéluctable de sa fureur, lorsqu’il écrasera son rival Acis sous un rocher…

« Au gré des inventions poétiques de Poussin, l’œil du spectateur goûte à la beauté des corps, se délecte de l’ardeur des désirs, médite aussi les dangers auxquels elle peut conduire. »​​​​​​

L’amertume et la désillusion qui accompagnent le sentiment amoureux chez Poussin se retrouvent dans ses tableaux beaucoup plus tardifs comme Pyrame et Thisbé (Francfort). L’histoire tragique des deux amants malheureux qui préfigurent Roméo et Juliette se déroule au premier plan d’un immense paysage secoué par la tempête. L’agitation est générale, les arbres plient sous la force du vent, les éclairs zèbrent le ciel. L’un d’eux paraît frapper Thisbé au premier plan, au moment où elle découvre le cadavre de son amant décédé, qui vient de lâcher le couteau avec lequel il s’est donné la mort. Le peintre établit ainsi une relation visuelle directe entre l’agitation du paysage et celle qui trouble l’âme de la jeune femme. L’éclair foudroie le cœur et non le corps de Thisbé. Seule la surface du lac, au centre de la composition, demeure parfaitement calme et lisse comme une image de la permanence et de l’impassibilité divine. C’est une leçon de sagesse stoïcienne et augustinienne : la passion amoureuse est un leurre mortel, l’âme du sage ne doit pas y céder mais demeurer immobile. La leçon du Poussin de la maturité étant qu’il faut être spectateur plutôt qu’acteur du théâtre du monde.  

Paysage de tempête avec Pyrame et Thisbé, 1651. Huile sur toile, 191 x 274 cm. Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut.

Paysage de tempête avec Pyrame et Thisbé, 1651. Huile sur toile, 191 x 274 cm. Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut. Photo service de presse. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK

Omnia vincit amor : l’amour vainc tout 

Au gré des inventions poétiques de Poussin, l’œil du spectateur goûte à la beauté des corps, se délecte de l’ardeur des désirs, médite aussi les dangers auxquels elle peut conduire. Sous le pinceau du peintre, l’amour est beauté et plaisir, volupté et douceur mais aussi peine et douleur. Polyphème pleure de ne pas être aimé de Galatée, Vénus pleure la mort tragique d’Adonis, Echo pleure d’être ignorée par Narcisse. Mais il serait faux de comprendre ces multiples souffrances mises en image par Poussin comme une condamnation de l’amour et du plaisir des sens. Tout au long de son œuvre, le peintre n’a de cesse de réaffirmer, conformément aux vers de Virgile – Omnia Vincit Amor – , la puissance universelle de l’amour. Dès son arrivée à Rome, avec l’ambitieux Triomphe d’Ovide, Poussin place son œuvre sous la tutelle de l’amour, maître du monde. Et, durant ses premiers mois romains, l’une des fables que l’artiste se plaît à représenter est celle d’Apollon et Daphné : la première histoire d’amour des Métamorphoses d’Ovide, qui résume à elle seule tout ce que le peintre aime exprimer, la beauté des chairs, le désir, la souffrance intérieure et la mort. Car Daphné, l’une des plus belles nymphes des forêts, préfère mourir en se métamorphosant en laurier que de se donner à Apollon, fût-il éperdument amoureux d’elle. Dans le tableau de Munich, Poussin traduit, à l’égal des plus grands poètes, l’intensité des émotions et la fragilité des êtres, prisonniers de leurs passions. Mais au-delà, le peintre invite à méditer la toute-puissance de l’amour. C’est Cupidon, pour punir Apollon de sa superbe et lui prouver que son pouvoir est supérieur au sien, qui est à l’origine de la tragédie : ainsi dit-il, avant de décocher sa flèche contre Apollon : « Ton arc a beau tout transpercer, Phébus, mais le mien peut te transpercer, toi ; autant que tous les vivants le cèdent à un dieu, ainsi en gloire moi je l’emporte sur toi. »

Apollon et Daphné, vers 1627. Huile sur toile, 97,4 x 131 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen München, Alte Pinakothek.

Apollon et Daphné, vers 1627. Huile sur toile, 97,4 x 131 cm. Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen München, Alte Pinakothek. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BStGS

​​​​​​

Poussin au crépuscule de sa carrière

Près de quarante ans plus tard, au crépuscule de la vie, Poussin revient sur le premier amour d’Apollon. Le chef-d’œuvre du Louvre, l’ultime tableau de Poussin – celui-ci ne parvint pas à l’achever – est d’un esprit tout différent. Alors que la toile de Munich invite, par ses dimensions moyennes, par le rythme des formes et les effets chromatiques, à vivre cet instant d’émotions, l’Apollon amoureux de Daphné du Louvre met à distance. Le format est monumental, et Apollon, placé à l’extrême gauche de la composition, est aussi loin de Daphné que nous-mêmes le sommes de la toile pour pouvoir l’embrasser du regard : tout y est arrêté ; comme en suspens ; impossible amour dont la fin funeste sera à la gloire de la création. « Puisque tu ne peux être mon épouse, au moins tu seras mon arbre ; toujours, tu serviras d’ornement, ô laurier, à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois » dit Apollon alors que le corps de Daphné se métamorphose. Résolument, l’amour vainc tout. Nicolas Poussin mourut le 19 novembre 1665.

Apollon amoureux de Daphné, vers 1664. Huile sur toile, 155 x 200 cm. Paris, musée du Louvre.

Apollon amoureux de Daphné, vers 1664. Huile sur toile, 155 x 200 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau

Poussin en quelques dates

1594 Naissance de Nicolas Poussin aux Andelys (Eure).

Vers 1613 S’installe à Paris, où il rejoint l’atelier de Georges Lallemand et de Ferdinand Elle.

Vers 1619-1622 Séjourne à Lyon, il peint La Mort de Chioné, son premier tableau connu.

1624-1629 Période romaine, il peint Le Triomphe d’Ovide (vers 1624).

1630 Épouse Anne-Marie Dughet.

1631 Reçu à l’académie de Saint-Luc à Rome.

1635 Le cardinal de Richelieu lui commande trois scènes de Bacchanales.

1637 Première série des Sept Sacrements pour Cassiano dal Pozzo, il en réalisera une seconde pour Paul Fréart de Chantelou (vers 1648).

1641 On lui confie la charge de Premier peintre du roi.

1642 Lassé par la vie de cour, il regagne Rome et y demeure jusqu’à sa mort.

1660-1664 Il peint Les Quatre Saisons pour le duc de Richelieu, neveu du cardinal de Richelieu.

19 novembre 1665 Meurt à Rome.

« Poussin et l’amour », du 26 novembre 2022 au 5 mars 2023 au musée des Beaux-Arts de Lyon, 20 place des Terreaux, 69001 Lyon. Tél. 04 72 10 17 40. www.mba-lyon.fr

Catalogue, Poussin et l’amour / Picasso Bacchanales Poussin, In Fine, 364 p., 39 €.