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Sorcières au musée de Pont-Aven : fantasmes, savoir, liberté 

Eugène Grasset (1845-1917), Trois femmes et trois loups (détail), vers 1892. Crayon, aquarelle, encre de Chine et rehauts d’or sur papier, H. 35,3 ; l. 27,3 cm. Paris, Musée des arts décoratifs.

Eugène Grasset (1845-1917), Trois femmes et trois loups (détail), vers 1892. Crayon, aquarelle, encre de Chine et rehauts d’or sur papier, H. 35,3 ; l. 27,3 cm. Paris, Musée des arts décoratifs. Photo service de presse. © Grand Palais Rmn / Agence Bulloz

« Rêver l’obscur », telle est la traduction française de l’ouvrage séminal de l’écoféministe américaine Starhawk qui pourrait présider à l’exposition que le musée de Pont-Aven dédie à la sorcière, à l’occasion de ses 40 ans. Plus de 200 œuvres dialoguent pour évoquer cette figure ambivalente et protéiforme, crainte ou « bien aimée » selon les époques, qui peuple et anime encore nos imaginaires.

Avec le feu comme fil conducteur et à travers un parcours qui décloisonne les disciplines grâce à de nombreux prêts de collections publiques et privées, l’exposition aborde les différentes représentations de la sorcière dans la seconde moitié du XIXe siècle en Occident et revient sur l’élaboration d’un mythe moderne.

Victime ou bourreau

Son retentissement actuel est souligné par la présentation au fil des salles d’une vingtaine d’œuvres de onze artistes contemporaines qui actualisent le regard, principalement masculin, porté sur la sorcière au XIXe siècle. Victime ou bourreau, cette figure plurielle est un support de fantasmes qui s’éloignent des faits historiques. Longtemps associée à la mort et au Mal, l’image négative de la sorcière se renverse en 1862 avec La Sorcière de Jules Michelet. Sous sa plume, elle devient un emblème de révolte, de savoir et d’harmonie avec la nature. Dans les années 1970, des féministes se réapproprient cette figure marginale et subversive qui secoue l’ordre établi. Quoique dénuée de véracité historique, cette vision de la sorcière est devenue l’étendard d’une forme de contre-culture autour duquel on se rassemble aujourd’hui encore.

« L’image négative de la sorcière demeure dans la culture populaire, dans les contes, mais c’est surtout l’image de la femme puissante et révoltée, qui a une force subversive et remet en cause l’ordre social, que l’on retient à la suite du XIXe siècle. »

Leïla Jarbouai, commissaire de l’exposition

Le feu des bûchers

Bien que l’exposition se concentre sur les transformations de l’image de la sorcière qui opèrent durant la seconde moitié du XIXe siècle, elle ouvre avec un rappel d’une réalité historique, celle de la chasse aux sorcières et de leur condamnation au bûcher. Auprès du manuscrit de La Sorcière de Michelet est exposé le Malleus Maleficarum, ou Marteau des sorcières, effroyable manuel de persécution des femmes paru vers 1486. Entre 60 000 et 80 000 personnes furent condamnées pour sorcellerie. 80 % d’entre elles étaient des femmes. Quelques-unes ont pris une tournure légendaire. C’est le cas de Jeanne d’Arc, devenue égérie nationale à la fin du XIXe siècle, ou Sidonia von Bork, une aristocrate poméranienne du XVIIe siècle dont Edward Burne-Jones imagina le portrait en 1860. Cependant la majorité des victimes étaient souvent des femmes anonymes, vivant en marge de la société, telle ­Esmeralda. Avec ce personnage de Notre-Dame de Paris, Victor Hugo dénonce le fanatisme et la peine de mort – un engagement qu’il poursuit dans son Poëme de la sorcière.

Edgard Maxence (1871-1954), La Légende bretonne, 1906. Huile sur toile, 150 × 221 cm. Paris, musée d’Orsay.

Edgard Maxence (1871-1954), La Légende bretonne, 1906. Huile sur toile, 150 × 221 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © musée d’Orsay, Dist. GrandPalaisRmn / Patrice Schmidt

Les feux de la nuit

Traditionnel domaine de la poésie et du mystère, mais aussi du Diable, la nuit est le moment que choisissent les sorcières pour célébrer le sabbat, ces assemblées nocturnes qu’elles rallient en volant sur leur balai. Elles y performent des sacrifices ou y adorent le démon dont elles tirent leur pouvoir maléfique. Elles sèment le trouble et le désordre comme les sorcières de Macbeth de ­Shakespeare, dont Théodore Chassériau et Luc Olivier Merson s’inspirent. La nuit est un temps où les frontières se dissolvent, elle est propice aux apparitions et aux transformations. Ainsi La Sorcière aux pieds de bouc de Gustave Doré, nouvellement acquise par le musée d’Orsay, émerge d’une nuit étoilée. Les sorcières sont libérées des contraintes terrestres et rejoignent la sphère du surnaturel comme dans les contes de fées des frères Grimm, ­d’Andersen ou les comptines d’Arthur Rackham et Kate Greenaway.

Gustave Doré (1832-1883), La Sorcière, 1853. Crayon, craie noire et gouache blanche sur papier, 40,1 x 15,3 cm. Paris, musée d’Orsay.

Gustave Doré (1832-1883), La Sorcière, 1853. Crayon, craie noire et gouache blanche sur papier, 40,1 x 15,3 cm. Paris, musée d’Orsay. © Christie’s Images / Bridgeman Images

Le feu au corps

À la fin du XIXe siècle, alors que les aliénistes de la Salpêtrière établissent des parallèles entre les « démoniaques » de la ­Renaissance et les « hystériques » de leur temps, la sorcière se fond dans l’archétype de la femme fatale qui cristallise les fantasmes de l’époque. Son iconographie traditionnelle et ses accessoires  folkloriques sont évacués au profit de l’exhibition de sa nature perverse, qu’elle dissimule sous ses charmes. Ainsi elle se transforme en géante terrassant les hommes chez Gustave-Adolphe Mossa, en Circé tenant un cochon en laisse chez Félicien Rops, ou en Salomé vaniteuse et sadique chez Aubrey Beardsley. Qu’elle soit monstrueuse ou séduisante, vieille peau ou allumeuse fatale, la sorcière mène les hommes à leur perte.

Aubrey Beardsley (1872-1898), The Climax [Le Paroxysme], portfolio de dessins d’Aubrey Beardsley illustrant Salomé d’Oscar Wilde,1907. Gravure au trait sur papier, H. 34,5 ; l. 27,5 cm. Collection particulière.

Aubrey Beardsley (1872-1898), The Climax [Le Paroxysme], portfolio de dessins d’Aubrey Beardsley illustrant Salomé d’Oscar Wilde,1907. Gravure au trait sur papier, H. 34,5 ; l. 27,5 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Artvee

Le feu du savoir

En réaction au rationalisme triomphant et à l’industrialisation galopante se répand le goût pour l’occultisme et l’exploration de l’invisible. Les sorcières mélancoliques de Paul Élie Ranson évoluent dans un amoncellement de symboles ésotériques qui confine au parodique. Le chat noir est toujours présent, comme dans la vision lumineuse de la sorcière érudite et puissante ­d’Evelyn De Morgan. Si celle-ci poursuit sa quête de savoir auprès de ses livres, d’autres la mènent auprès des animaux et des plantes dont elles étudient les secrets. Vers 1900, la sorcière revêt une qualité cosmique et fusionne avec la nature, à l’instar des nus féminins photographiés par Anne Brigman dans les espaces sauvages de Californie, ou comme les prêtresses de Paul Sérusier qui cultivent le feu sacré entre les arbres de la forêt bretonne.

Evelyn De Morgan (1855-1919), La Potion d’amour, 1903. Huile sur toile, 104 x 99 cm. Guildford, The De Morgan Foundation.

Evelyn De Morgan (1855-1919), La Potion d’amour, 1903. Huile sur toile, 104 x 99 cm. Guildford, The De Morgan Foundation. Photo service de presse. © Photo Artvee

« Sorcières (1860-1920). Fantasmes, savoir, liberté », jusqu’au 16 novembre 2025 au musée de Pont-Aven, place Julia, 29930 Pont-Aven. Tél. 02 98 06 14 43. museepontaven.fr

À lire : catalogue, éditions Faton, 272 p., 35 €.

Dossiers de l’Art n° 280, 80 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr