Valtesse de la Bigne : la célèbre courtisane en majesté au MAD

La salle des courtisanes au Musée des Arts Décoratifs avec le lit de parade en bronze doré de Valtesse et son bureau offert par Benjamin Steinitz. © MAD, Paris / Christophe Dellière
Le Musée des Arts Décoratifs (MAD) est le seul musée au monde à consacrer une salle de son parcours permanent aux courtisanes, femmes de goût et de pouvoir de la seconde moitié du XIXe siècle. Indépendantes et dotées de colossales fortunes, ces grandes « horizontales », comme la Païva ou Valtesse de la Bigne, étaient des commanditaires raffinées et collectionnaient des œuvres de toutes les époques pour meubler leurs riches hôtels particuliers.
Bien consciente de la valeur artistique et patrimoniale de son mobilier, Valtesse de la Bigne (1848-1910), l’une des plus célèbres courtisanes de la fin du Second Empire et de la IIIe République, fait le choix inédit de léguer au MAD son monumental lit de parade en bronze doré exécuté par Édouard Lièvre en 1880. Ce lit a été récemment rejoint par un bureau de style Art nouveau que Valtesse commande en 1905 pour sa nouvelle demeure, à Ville-d’Avray. Mécène fidèle de notre institution, l’antiquaire Benjamin Steinitz, fin connaisseur des arts décoratifs du XIXe siècle et des collections du musée, a acheté ce bureau passé en vente chez Rouillac1 pour l’offrir au MAD. Des premières livraisons de 1880 à celles de la fin de sa vie, ces deux meubles emblématiques retracent une histoire du goût et des arts décoratifs français de la fin du XIXe siècle.
L’hôtel boulevard Malesherbes
Au milieu des années 1870, Valtesse est à l’apogée de sa carrière de courtisane. La fortune qu’elle a pu réunir lui permet de se faire construire en 1877 un hôtel particulier au 98 boulevard Malesherbes, dans le très chic quartier de la plaine Monceau. Édifié sur deux niveaux à l’angle de la rue de la Terrasse, par l’architecte Jules Février (1842-1937), qui se fera connaître peu après pour avoir réalisé l’hôtel Gaillard place Malesherbes, ce petit hôtel de style Renaissance ménageait, par la distribution de ses volumes intérieurs, un effet architectural saisissant en dévoilant dès le vestibule d’entrée les 5,60 mètres de hauteur sous plafond du premier étage2. Cet effet de monumentalité était accentué par le grand escalier à double révolution, orné d’une immense glace, de chapiteaux de marbre et d’imposants vitraux peints, qui desservait les appartements de réception du premier étage, grand salon, petit salon et salle à manger. Au deuxième étage se trouvaient les appartements privés de Valtesse qui comprenaient un vaste boudoir de plan octogonal et une chambre à coucher, aussi grande que le salon, dans laquelle trônait, « sur une estrade élevée de trois marches »3, le lit de parade en bronze doré exécuté par Édouard Lièvre.
Un lit de parade en bronze doré
Dessinateur-ornemaniste, Lièvre mène une brillante carrière en fournissant des modèles pour l’industrie et des gravures pour des publications compilant des collections d’arts décoratifs et d’ornements. Longtemps attribués au fondeur Barbedienne, les bronzes du lit sont marqués du monogramme de Lièvre et datés de 1880 et de 1881. Une inscription4 au revers d’une traverse en bois révèle aussi les noms des monteurs Legros et Lazard, et des ciseleurs Drouin et Dumont. Le majestueux décor en bronze doré du lit est appliqué sur un bâti en hêtre gainé de velours de soie. Le baldaquin rectangulaire, culminant à quatre mètres de hauteur, déploie une galerie formée de vases et de couronnes comtales au chiffre de Valtesse. Des masques de faunes grimaçant rythment l’entablement au-dessus des clefs pendantes qui retiennent les plis de la lourde tenture de velours encadrant la tête du lit. Au centre de celle-ci, un fronton brisé décoré d’opulents rinceaux et de guirlandes de fruits encadre le blason de Valtesse tenu par deux amours victorieux et surmonté par un vase orné d’une couronne comtale. Revisitant la tradition des lits de cour séparés des courtisans par une balustrade, Édouard Lièvre intègre cette dernière, décorée d’une suite de thyrses fleuris, au pourtour du lit comme pour délimiter le territoire licencieux des amants. Au chevet, deux pilastres surmontés de pots à feu flanqués de masques de faunes arborent la couronne comtale et le blason que s’était fait faire Valtesse, insistant comme le reste de l’iconographie sur les prétendus titres de noblesse de la maîtresse des lieux.
Une inspiration pour Zola ?
On a longtemps glosé sur l’inspiration que ce lit de parade aurait fournie à Zola pour décrire celui de Nana5. Dès la parution des premiers feuilletons du roman dans le journal Le Voltaire, en octobre 1879, Zola se défend de s’être inspiré d’un intérieur en particulier6. À moins qu’il en ait vu les dessins préparatoires, les dates d’exécution du lit lui donnent raison. À la vente après décès de Lièvre, en 1890, le MAD achète des bronzes et trois dessins témoignant des lits proposés à Valtesse7. Le premier projet prévoit un lit en bois foncé, noyer d’Amérique ou bois noir mat selon les annotions de Lièvre sur le dessin, avec un dais rectangulaire de style Louis XIII. Valtesse opte pour le second choix, plus grandiloquent, surmonté par un dôme en bois gainé de velours8. En 1902, Valtesse de la Bigne quitte son hôtel particulier parisien pour s’installer à Ville-d’Avray. Une grande vente aux enchères, très médiatisée dans les périodiques de l’époque, est organisée du 2 au 7 juin. Outre ses bijoux et ses tableaux, une grande partie de son mobilier éclectique, mêlant influences de la Renaissance, styles Louis XV et Louis XVI, ainsi que des meubles d’époque Empire, dont la fameuse psyché de Mlle Mars, y sont proposés. Une photographie du catalogue représente le lit gainé alors de « peluche bleue pâle »9, sans son dôme, dans le boudoir octogonal de Valtesse. Estimé au prix exorbitant de 50 000 francs, il est « retiré faute d’enchères sur la mise à prix »10. Valtesse le fait remonter dans sa chambre à coucher de Ville-d’Avray, sous le plafond de Pierre-Victor Galland déménagé de l’hôtel boulevard Malesherbes. Elle change sa garniture textile pour du vert amande, couleur qui a été fidèlement reprise lors de la restauration11 menée en 1994. Le 31 octobre 1909, neuf mois avant sa mort, Valtesse adresse à son notaire un codicille complétant son testament de 1906. Elle y indique léguer son lit à Georges Berger, président de l’Union centrale des arts décoratifs, pour l’offrir au musée. Savait-elle que le MAD avait acheté les dessins de son lit ? Fréquentait-elle l’institution ? Son amant Édouard Detaille, ami de Georges Berger, avait probablement fait le lien. Le lit entre dans les collections du musée le 31 mai 1911, il est alors estimé à 2 500 francs12.
De Paris à Ville-d’Avray
Dès le début des années 1870, Valtesse partage son temps entre Paris et sa maison de campagne, à Ville-d’Avray. En 1874, elle est propriétaire d’une première maison rue Pradier dans laquelle elle réunit ses amis13. Un rapport de police signale les fêtes bruyantes qu’elle organise et notamment un grand feu d’artifice qu’elle fait tirer le 15 août en l’honneur de l’empereur Napoléon III déchu14. Le cadastre15 consigne d’autres acquisitions de parcelles dans différents quartiers de Ville-d’Avray, entre 1882 et 1902, et une maison rue Pradier qu’elle conserve jusqu’à sa mort. Le 10 janvier 1901, Valtesse achète au fils de l’actrice du Théâtre français Augustine Brohan (1824-1893), Maurice Gabriel David de Gheest, une importante parcelle située au 1 rue de Saint-Cloud et dotée d’une fabrique néo-gothique, de kiosques et de petites maisons. La demeure principale est détruite et le cadastre enregistre en 1905 une nouvelle construction nommée « château ». Édifiée au sommet de la parcelle, cette imposante villa de style palladien, sur deux niveaux, est baptisée « la Chapelle du Roy ». Une fois encore Valtesse écrit son histoire et forge son patrimoine. La mosaïque du vestibule d’entrée reprend ainsi le nom de la demeure, frappée du blason et des initiales de Valtesse, et accolée des dates 1427 – début présumé de la branche normande des La Bigne – et 1902 – année de construction de la maison. L’escalier d’honneur est orné des esquisses monumentales de Detaille pour l’Enterrement du général Damrémont et pour le portrait du général Lepic intitulé Haut les têtes.
Ville-d'Avray, La Chapelle du Roy, le salon et la bibliothèque, vers 1905. Carte postale (on voit Valtesse à un bureau). © Amis du musée de Ville-d'Avray
Un goût résolument moderne
Une fois installée, Valtesse fait éditer une précieuse série de cartes postales représentant sa demeure depuis le parc mais aussi ses intérieurs. Femme résolument moderne, elle se dote d’une salle à manger Art nouveau que l’on peut aujourd’hui attribuer avec certitude à la maison Dumas grâce à son catalogue commercial de 1904. Connue sous le nom de « Dumas Barbedienne », l’entreprise, dont les ateliers d’ébénisterie se situaient au 4 passage Stainville, dans le quartier du faubourg Saint-Antoine, était fière de rappeler qu’en 1868 Pierre-Alexandre Dumas avait racheté l’établissement de papier peint de Ferdinand Barbedienne16, créé en 1834 avant qu’il ne devienne fondeur. Spécialisé dans le papier peint et la toile imprimée, le magasin, situé 24-26 rue Notre-Dame-des-Victoires, diversifie son activité en 1897 lorsque Paul Dumas s’associe à son père17. Véritable ensemblier, Paul Dumas pouvait ainsi proposer à ses clients un décor complet comprenant le mobilier, les textiles et les papiers peints. Sans nommer sa propriétaire, le catalogue de 1904 reproduit une vue de la salle à manger de Valtesse et nous apprend que les boiseries et le mobilier, table, fauteuils et dessertes, sont en courbaril, un bois brun d’Amérique du Sud, garni de panneaux en acajou moucheté. Au plafond, des lustres électriques sont formés « d’une touffe de graines de sorbier »18, motif qui ponctue tout le décor. Au salon des industries du mobilier de 1902, organisé au Grand Palais par la chambre syndicale de l’ameublement, la maison Dumas avait présenté un ensemble de salle à manger en acajou décoré de feuilles et de fruits de sorbier en bronze doré qui connut un certain succès d’édition19. Paul Dumas livre aussi à Valtesse la rampe d’escalier20 ornée d’ombellifères menant à une bibliothèque en mezzanine visible sur une carte postale de son grand salon, mêlant mobilier de style Louis XVI et objets d’art asiatiques. Dumas avait présenté à l’Exposition universelle de 1900 un aménagement semblable21. Reproduit en photographie dans le catalogue de 1904, cette partie de son salon était traitée dans de chaudes tonalités jaunes : les murs tendus de doré, la rampe en citronnier, et « les ombellifères se détach[a]nt d’un ton jaune clair un peu verdâtre, grâce à une délicate parure »22.
Salle à manger Art nouveau de la Chapelle du Roy dans Maison Barbedienne, P. A. Dumas, 24-26 rue Notre-Dame-des-Victoires, Paris, Fabrique de meubles passage Stainville, Reuilly, [s. n.], [1904], p. 12. © MAD, Paris / Christophe Dellière
Le bureau Art nouveau de Valtesse
Daté et dédicacé « Valtesse 1905 » sur le cadran de son horloge, le bureau fait partie de cet ameublement de style moderne commandé pour Ville-d’Avray. Travaillé en hêtre et en tulipier de Virginie, il arbore des lignes galbées. Un spectaculaire jeu de contre-courbes dessiné à son revers rappelle que les lignes sinueuses de l’Art nouveau trouvent aussi leur source dans le style rocaille. Doté de cinq tiroirs, il est surmonté d’un gradin et de deux enroulements en bronze doré abritant une pendule et un baromètre. Fantasme oblige, les lettres du cadran du baromètre « TPVVBFS » parfois lues comme les initiales de ses amants, ne sont que les indications météorologiques : tempête, pluie, vent, variable, beau fixe, soleil. De part et d’autre du plateau, deux tablettes latérales, tapissées de leur cuir d’origine, peuvent être tirées par de délicates prises en boutons de pavot. Les ornements du bureau, en bois sculpté et en bronze doré, déclinent le motif du pavot, en fleur, en bouton et en feuille. L’extrême finesse de la ciselure des bronzes dialogue avec celle du bois sculpté ; les enroulements de feuillages se prolongent par des feuilles dorées, les boutons de pavots en bronze des abattants complètent ceux sculptés sur les panneaux latéraux. Suite au nettoyage du bureau, la dorure retrouvée sur le bois sculpté et les résidus de peinture verte sur la structure en hêtre et en tulipier laissent penser que ce bureau arborait une audacieuse polychromie vert pâle et dorée animée par les surfaces ondées du citronnier dont sont plaqués les tiroirs, le plateau, les panneaux latéraux et le revers. Présenté dans le catalogue de la vente organisée en décembre 1910 après le décès de Valtesse comme un « bureau art moderne, école de Nancy »23, il est alors acheté par une certaine Mlle Noël pour 535 francs24.
Attribué à un atelier du faubourg Saint-Antoine, bureau de Valtesse de la Bigne, 1905. Hêtre, tulipier de Virginie, citronnier de Ceylan, citronnier de Saint-Domingue, bronze doré, cuir, 103 x 140,5 x 83,5 cm. Paris, MAD, don galerie Steinitz en 2019. © MAD, Paris / Christophe Dellière
Un travail parisien
L’évidement des montants des pieds, caractéristique du travail de Majorelle, est une formule reprise par de nombreux ébénistes de la période et notamment par la maison Dumas. Cette dernière possédait des ateliers de laquage et de dorure, de fonte et de ciselure du cuivre, de sculpture et de montage du bois. Le bureau a probablement été livré par Dumas qui a fourni de grands ensembles pour la Chapelle du Roy. Cependant, Valtesse a pu s’adresser à une autre maison d’ébénisterie du faubourg Saint-Antoine. Pour la plupart aujourd’hui oubliées, elles sont nombreuses, au début du XXe siècle, à exécuter des meubles de grande qualité25. S’il est impossible de dater la polychromie retrouvée sur le bureau, ces traces permettent d’aborder la question de la couleur dans le mobilier Art nouveau. Les catalogues commerciaux et les albums d’exposition des premières années du siècle renferment de nombreux meubles aux jeux chromatiques audacieux associant des bois aux couleurs contrastées comme l’acajou et le citronnier, mais aussi agrémentés, comme au XVIIIe siècle, de parties vertes ou « vert-de-grisées ». En 1899, l’ébéniste nancéien Eugène Vallin livre une salle à manger en chêne teinté vert pour l’architecte Georges Biet. À Paris, les ateliers de Louis Brouhot situés au 15 rue de Picpus, ou la maison Mercier frères, au n°100 du faubourg Saint-Antoine, s’étaient fait une spécialité de ces meubles en chêne, en acajou, en noyer, en hêtre ou en sycomore, patiné, teinté ou peint en vert. Enfin, des albums de décorateurs, comme celui que l’architecte Georges Rémon publie en 1900, présentent des intérieurs polychromes au sein desquels le vert, couleur du végétal, semble avoir la faveur26. Différent du bureau devant lequel elle pose fièrement sur la carte postale de son grand salon, celui du MAD a probablement été livré pour sa chambre à coucher. Sur la carte postale de cette pièce, on voit que les murs étaient garnis de boiseries peintes et ornées de fleurs de pavot. Ce décor a aujourd’hui disparu mais les crémones en bronze doré des fenêtres arborent toujours des fleurs et des boutons de pavot proches de ceux du bureau. Enfin, on se prend à rêver en imaginant ce bureau aux côtés de son lit de parade, tels qu’ils sont aujourd’hui réunis grâce au généreux don de Benjamin Steinitz, pavoisés du même vert amande.
Valtesse de la Bigne, courtisane et amoureuse des arts
« Est-elle réellement “de la Bigne” ? Cela importe peu. Elle est Valtesse et “Rayon d’Or” et cela suffit. Elle remplit le monde du bruit de son nom. Les journaux ne parlent que d’elle et s’ils continuent, on dira le siècle de Valtesse, comme on dit le siècle de Périclès et le siècle de Louis XIV27 » Émilie Louise Delabigne naît à Paris, rue Saint-Pierre-de-Montmartre le 13 juillet 1848, d’une mère lingère et d’un père illégitime28. Les rapports du service des mœurs de la police municipale de Paris, qui surveille attentivement les filles publiques, permettent de suivre son ascension. Valtesse débute dans la prostitution à 16 ans, en 1864. Elle mène alors une vie de débauche, souvent ivre, dans les cabarets du quartier latin. C’est à cette époque qu’elle apparaît comme figurante au théâtre Cluny puis aux Bouffes-Parisiens où elle joue dans le Fifre enchanté et en 1866 dans Orphée aux enfers de Jacques Offenbach qui l’avait prise pour maîtresse. En 1867, elle épouse un certain Richard Fossey dont elle a deux filles. Elle noue alors une longue relation avec le prince russe Lubomirski et s’installe au début des années 1870 rue Saint-Georges, dans le quartier des lorettes. Elle est aussi entretenue par un général sud-américain et la fortune qu’elle a amassée lui permet de s’établir au 10 rue Blanche. Dotée d’un patrimoine financier conséquent, elle achète sa première maison de campagne à Ville-d’Avray en 1874 et se fait construire un important hôtel particulier au 98 boulevard Malesherbes en 1877. Valtesse, pour « votre altesse », aussi surnommée « Rayon d’or » pour sa foisonnante chevelure rousse, est alors au sommet de sa réussite. Elle se dote de titres de noblesse en décomposant son patronyme et édifie son patrimoine matériel et artistique. En 1876, elle publie un roman autobiographique, Isola, sous le pseudonyme Ego qui devient sa devise. Amie avec de nombreux artistes, elle fréquente Édouard Manet, Henri Gervex, Alphonse de Neuville et Édouard Detaille qui fut son amant jusqu’à la fin de sa vie. Valtesse s’entoure d’œuvres d’art et collectionne des dessins, des tableaux de ses contemporains dont de nombreuses scènes militaires de Detaille, des sculptures de Carrier-Belleuse et de Carpeaux, des objets chinois et japonais, des faïences anciennes et du mobilier historiciste. En 1890, elle fait construire la villa des Aigles à Monaco. En 1902, elle se retire à Ville-d’Avray. À sa mort, le 29 juillet 1910, Valtesse est à la tête d’une fortune colossale de plus d’un million de francs, avec d’importantes sommes placées en bourse. Soucieuse de transmettre et de conserver son patrimoine, Valtesse lègue des tableaux et des objets aux musées du Luxembourg, de Versailles, de Cluny, de Caen et à la Comédie-Française.
Henri Gervex, Madame Valtesse de la Bigne, 1879. Huile sur toile, 205 x 120,2 cm. Paris, musée d’Orsay, légué par Valtesse pour le musée du Luxembourg. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Les résultats de l’analyse scientifique
Bien que traditionnelle, la construction de ce bureau inclut des innovations technologiques, comme le panneau de bois latté. Composé d’une âme en lattes de bois massif, le panneau est revêtu sur chaque face d’une contre-plaque de bois collé en fil de travers afin d’éviter le retrait dimensionnel et garantir une stabilité des panneaux. Le hêtre encadre le plateau. Le reste de la structure, les pieds, les panneaux et les moulures sont réalisés en tulipier de Virginie, Liriodendron tulipifera, un bois nouvellement arrivé en France et utilisé entre autres depuis les années 1880-1890 pour la fabrication des panneaux de meuble. Très homogène, il a permis la réalisation des délicates sculptures. Le citronnier de Saint-Domingue ou espénille, Xanthoxylum flavum, et le citronnier de Ceylan, Chloroxylon swetenia, sont employés respectivement en bois massif pour les tiroirs et en placage pour leur couleur jaune très soutenue. Lors d’une étude au sein des ateliers du musée, des résidus de peinture et de dorure ont été décelés laissant transparaître une polychromie aujourd’hui disparue. Des indices, tels que de la laine de fer et des restes de décapant sont encore visibles. Des analyses de la polychromie ont été engagées par les scientifiques du Centre de recherche et de restauration des musées de France. Elles ont été menées au musée avec un instrument portable, la fluorescence X, sans contact, afin de déterminer l’homogénéité ou non des résidus verts et dorés. Des micro-prélèvements ont été ensuite réalisés et traités au laboratoire afin d’étudier la stratigraphie, c’est-à-dire la succession des couches. À l’issue de ces analyses et du croisement des résultats, il est apparu que le meuble était peint en vert (mélange d’un pigment vert organique, de particules orange d’oxyde de fer et de quelques grains de noir animal) et doré à la bronzine (sous forme de feuilles de cuivre et zinc, avec des restes infimes d’or). Une couche de préparation blanche est présente sur le bois afin d’en lisser la surface et garantir la tenue de la matière picturale appliquée par-dessus.
Traces de dorure sur les parties en bois sculpté du bureau de Valtesse de la Bigne. © Benoît Jenn
Je remercie pour leur aide dans cette recherche : Astrid Grange, Pauline Guyot, Dominique Claudius-Petit, Frédéric Descouturelle, Roselyne Bacou, Valérie Thomas, Charlotte Fain.
1 Étude Rouillac, « 31e vente Garden party », château d’Artigny à Montbazon, 16 juin 2019, lot 91.
2 Léon de Vesly, « Hôtel privé, boulevard Malesherbes à Paris, par M. J. Février, architecte », Le Moniteur des architectes, 1877, 11e volume, p. 35.
3 Fernand Xau, « Valtesse de la Bigne », Gil Blas, 13 juin 1883.
4 Ces marques et inscriptions ont été relevées lors de la restauration du lit par Olivier Morel en 1994.
5 Émile Zola, Nana, Paris, G. Charpentier, 1881, p. 456.
6 Le Voltaire du 28 octobre 1879.
7 Catalogue des modèles en bronze, croquis et plans d’exécution pour l’ébénisterie… provenant de la succession de M. Édouard Lièvre, artiste peintre et dessinateur, Hôtel Drouot, 27 février 1890, lots n° 28-32. Inv. 5470 A-E pour les bronzes, 5470 F, G, H pour les dessins.
8 Entré au MAD en 1911 avec le lit (voir le dossier du legs au service de l’Inventaire du MAD), le dôme ne semble pas avoir été remonté car les plafonds étaient trop bas. Il n’est pas localisé depuis.
9 Catalogue de vente de l’hôtel particulier parisien de Madame Valtesse de la Bigne au 98 boulevard Malesherbes, 2-7 juin 1902 (Maître Lair Dubreuil, commissaire-priseur, experts Henri Haro et Arthur Bloche), lot n° 575, p. 106.
10 Archives de Paris, archives du commissaire-priseur Me Lair Dubreuil, 31 mai-4 juillet 1902, D42 E3 90.
11 Béatrice Lauwick, Odile Nouvel-Kammerer, « Le lit de Valtesse de la Bigne », Histoire de l’art, n° 32, décembre 1995, p. 71.
12 Archives des Hauts-de-Seine, 3Q/SEV_662, n° 40.
13 Dominique Claudius-Petit, « La Maison Rostand », Ville-d’Avray, histoire et témoignages, à paraître en 2020.
14 Pauline Guyot, Intérieurs et collections du demi-monde dans la seconde partie du XIXe siècle, culture matérielle d’une ambition sociale, Master 2 sous la direction d’Arnaud Bertinet, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, p. 178.
15 Archives des Hauts de Seine, 3p2 via 3.
16 Florence Rionnet, Les Bronzes Barbedienne : l’œuvre d’une dynastie de fondeurs (1834-1954), Paris, Arthéna, 2016, pp. 26-27.
17 Henri Clouzot, Paul Dumas, fabrique de papiers peints et d’impression sur étoffes, Montreuil-sous-Bois, maison Dumas, 1928, np.
18 Maison Barbedienne, P. A. Dumas, 24-26 rue Notre-Dame-des-Victoires, Paris, Fabrique de meubles passage Stainville, Reuilly, [s. n.], [1904], p. 12.
19 « Une salle à manger », Art et décoration, 1902, pp. 167-171. Le MAD a ainsi une chaise (inv. 11067.A), un guéridon (inv. 11067.B) et un dressoir (inv. 11068) au sorbier achetés à Paul Dumas en 1904.
20 Autrefois chez l’antiquaire Origines, elle est passée en vente chez Sotheby’s Paris, 31 mars 2010, lot n° 416.
21 Théodore Lambert (dir), Exposition universelle de 1900, Meubles de style moderne, Paris, C. Schmid, [1900], pl. 20.
22 Maison Barbedienne, P. A. Dumas, 24-26 rue Notre-Dame-des-Victoires, Paris, Fabrique de meubles passage Stainville, Reuilly, [s. n.], [1904], p. 11.
23 Succession de Madame Valtesse de la Bigne, Objets d’art et d’ameublement…, Hôtel Drouot, du 19 au 22 décembre 1910, p. 44, lot 358.
24 Archives de Paris, archives du commissaire-priseur Me Lair Dubreuil, 4 novembre – 27 décembre 1910, D42 E3 116.
25 Dans tous les cas, elle n’est certainement pas l’auteur des modèles de ses meubles comme l’affirment la Chronique versaillaise du 1er février 1927 et Au pays virois : bulletin mensuel d’histoire locale de janvier 1933, p. 167.
26 Georges Rémon, Intérieurs modernes, Paris, Librairie de l’Art ancien et moderne, 1900.
27 Fernand Xau, « Valtesse de la Bigne », Gil Blas, 13 juin 1883.
28 Un doute subsiste sur sa date de naissance car l’état-civil reconstitué des archives de Paris note la date du 29 décembre 1851 et son acte de décès celle du 22 décembre 1861. Pour la biographie précise de Valtesse, voir le remarquable travail de Master 2 de Pauline Guyot, Intérieurs et collections du demi-monde dans la seconde partie du XIXe siècle, culture matérielle d’une ambition sociale, sous la direction d’Arnaud Bertinet, université de Paris I – Panthéon-Sorbonne. Pauline Guyot prépare une thèse sur le sujet à Paris I / INHA sous la direction de Bertrand Tillier.