Velázquez à Orléans : l’histoire de l’art en marche

Diego Velázquez, Saint Thomas (détail), vers 1618-1622. Huile sur toile, 94 x 73 cm. Orléans, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Gigascope pour les musées d’Orléans
Une exposition au musée des Beaux-Arts d’Orléans dévoile le fruit des investigations conduites sur l’un des joyaux de ses collections : le Saint Thomas de Velázquez, chef-d’œuvre de jeunesse de l’artiste dont l’invention revient à Roberto Longhi. Peu après son ouverture, un tableau figurant saint Simon en collection particulière a permis d’ouvrir de nouvelles perspectives d’études.
Pièce incontournable des collections publiques françaises, le Saint Thomas de Diego Velázquez (1599-1660) constitue l’un des deux témoignages de l’art du peintre espagnol en France, et le seul qui puisse être daté de sa première période sévillane, entre sa sortie de l’atelier de Pacheco et son entrée au service de Philippe IV à Madrid (1617-1623). Le mécénat de l’entreprise IT&M Régions a rendu possible la restauration du tableau en 2018-2019 par l’atelier Arcanes, point de départ d’une étude complète de l’œuvre ayant conduit à l’exposition d’Orléans.
De Murillo à Velázquez
Malgré de nombreuses recherches, la provenance du Saint Thomas demeure incertaine : apparu dans le catalogue du musée d’Orléans en 1843 comme un Solitaire de Murillo, le tableau se dérobe toujours au regard de l’historien dans des documents antérieurs. Les donations faites au musée dans les années 1820 et 1830 étant scrupuleusement documentées par le comte de Bizemont, alors conservateur, il serait séduisant d’imaginer ici un tableau acquis sur le marché de l’art orléanais ou parisien par ce dynamique chef d’établissement. L’œuvre reste dissimulée sous le nom de Murillo jusqu’en 1920, lorsque Roberto Longhi, avec le comte Contini Bonacossi, entreprend à travers l’Europe le voyage fondateur de sa carrière de connoisseur. Leur escale orléanaise permet à Longhi d’identifier deux pièces des collections désormais incontournables : La Sainte Famille avec le petit saint Jean du Correggio et le Saint Thomas de Velázquez qu’il ancre immédiatement dans les années sévillanes du peintre. L’œuvre a pris depuis une place majeure dans l’histoire de l’art du XVIIe siècle, au point qu’une lettre découverte dans les archives municipales d’Orléans révèle, en 1970, une tentative du musée du Louvre d’obtenir le tableau pour ses cimaises.
« La monumentalité de la toile est servie par une exécution rapide et sûre, sans aucune hésitation ou retour en arrière. »
La technique de l’artiste révélée par l’imagerie scientifique
Les années sévillanes de Velázquez sont une redécouverte récente de la critique. Depuis celle de la National Gallery of Scotland en 1996, les expositions et les publications se sont succédé et d’importantes restaurations, associées à de vastes études scientifiques, ont été entreprises. À l’occasion du colloque organisé autour de L’Éducation de la Vierge de la Yale University Art Gallery en 2005, plusieurs spécialistes espéraient pouvoir compléter l’étude de la jeunesse de Velázquez avec un dossier d’imagerie scientifique du Saint Thomas, souhait réalisé en 2018 en prélude à la restauration du tableau. Radiographies, réflectographies infrarouges, prélèvements et photographies en ultra haute définition ont accompagné le travail des restaurateurs. Ces examens permettent de plonger dans la matière de l’œuvre et d’identifier principalement repentirs et dessins préparatoires. Contrairement aux hypothèses formulées par plusieurs spécialistes, le tableau ne présente presque aucun repentir. La couverture du livre est en effet déplacée d’un peu plus d’un centimètre mais la monumentalité de la toile est servie par une exécution rapide et sûre, sans aucune hésitation ou retour en arrière.
Radiographie du Saint Thomas (gracieusement offerte par le Cabinet médical Jean Jaurès d’Orléans). © DR
Un pinceau assuré
Avant de se lancer dans la réalisation de la composition, Velázquez a positionné quelques contours, suivant les conseils prodigués par son maître Francisco Pacheco, ce dernier recommandant aux peintres de tracer les perfiles ciertos d’une représentation avant d’entreprendre l’exécution de l’ensemble. Velázquez utilise deux techniques à cet effet, identifiées par les historiens dans ses tableaux sévillans. La première est sensible à la radiographie : à l’aide d’un pinceau sec, il pose une matière très dense et compacte, notamment sur le contour des doigts de la main droite sur le livre. La seconde est révélée par les infrarouges : les contours des doigts de la main gauche sont cernés à l’aide d’une petite brosse trempée dans une peinture sombre et fluide. L’étude révèle également que le jeune Velázquez préfère broyer grossièrement ses pigments pour saturer l’huile et ainsi obtenir une peinture fine particulièrement couvrante. Les masses de couleurs apparaissent immédiatement sur la toile et la structure des ombres est renforcée dans un second temps par un glacis sombre, plus fluide. L’ocre jaune du drapé éclabousse ainsi de sa lumière l’ensemble de la toile que le pinceau assuré de Velázquez sert parfaitement.
Diego Velázquez, Saint Thomas, vers 1618-1622. Huile sur toile, 94 x 73 cm. Orléans, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Gigascope pour les musées d’Orléans
Le jeune Velázquez et la sculpture
Les dernières études consacrées à la formation du peintre ont judicieusement remis en valeur l’intérêt de prendre en compte le rapport de Velázquez à la sculpture. Le milieu artistique sévillan repose toujours sur les corporations de métiers imposant d’importantes restrictions : bien que la plupart des sculptures du temps fussent peintes, les membres de la corporation des sculpteurs étaient contraints de faire appel à un membre de celle des peintres pour la polychromie de leurs propres œuvres. Juan Martínez Montañés confia la polychromie de plusieurs retables à Pacheco lorsque Velázquez était dans son atelier : ce n’est pas seulement d’une connaissance de la sculpture dont disposait le jeune peintre mais d’un rapport intime à cette dernière permettant une sensibilité aux volumes qui explique probablement le relief de la manche projetée au premier plan du Saint Thomas. L’apôtre d’Orléans est caractérisé par un sens renouvelé du rapport à la réalité comparé aux réflexes maniéristes hérités du XVIe siècle. La sainteté n’est désormais plus incarnée par la perfection d’un corps inspiré par la sculpture antique mais réside dans les actions. Le Saint Thomas de Velázquez est un jeune paysan sévillan au visage marqué par le soleil, modèle qu’il n’hésite pas à utiliser également pour son Saint Jean à Patmos (Londres, National Gallery). Le peintre parvient à une forme d’évidence dans sa toile, dissimulant une construction élaborée et une technique subtile. Le pinceau vibrant de Velázquez maîtrise parfaitement la synthèse visuelle permettant de balancer une touche particulièrement visible qui disparaît dès que le spectateur se tient à un mètre du tableau. Le drapé que Longhi caractérisait, d’un ton piquant, de coperta da cavallo (couverture de cheval) dévore littéralement l’espace et devient un morceau de bravoure dans lequel s’exprime toute l’excellence du jeune artiste dont les références sont nombreuses.
Francisco Pacheco (attr. à), Saint Matthias, vers 1620. Huile sur toile, 104 x 83 cm. Dresde, Gemäldegalerie Alte Meister. Photo service de presse. © Gemäldegalerie Alte Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden / Photo by Elke Estel / Hans-Peter Klut
De multiples références
La Séville des années 1600 fut probablement le meilleur maître de Velázquez : puerta de América, elle est alors le seul port permettant de relier l’Europe aux Amériques, drainant ainsi un important commerce international. Les références visuelles qui s’offrent au peintre sont virtuellement infinies. Mais plus encore, l’apôtre orléanais a été mis en relation avec l’art italien et particulièrement avec les années romaines de Ribera. Né à Xàtiva et actif à Rome dès 1606 avant de prendre la route de Naples, Ribera développe une peinture fondée sur des concepts proches de ceux du Caravaggio. L’exposition offre pour la première fois l’occasion de rapprocher un imposant Saint Jacques le Majeur de Ribera (Francfort, Städel Museum) du Saint Thomas de Velázquez. Si les solutions esthétiques sont les mêmes, les moyens mis en œuvre sont sensiblement différents. L’accrochage permet ainsi de renouveler l’approche des deux artistes.
Jusepe de Ribera, Saint Jacques le Majeur, vers 1615-1616. Huile sur toile, 133,1 x 99,1 cm. Francfort, Städel Museum. Photo service de presse. © CC BY-SA 4.0 Städel Museum, Frankfurt am Main
L’apostolado de Séville
Dès son identification par Roberto Longhi en 1920, le Saint Thomas est reconnu comme une première pièce d’un apostolado, série de tableaux figurant les apôtres, saint Paul et le Christ. Les historiens d’art mènent alors une enquête internationale pour rechercher les apôtres de Velázquez. Spécialiste du peintre, August L. Mayer découvre en 1921 le Saint Paul à Barcelone et publie en 1936 la Tête d’apôtre récemment acquise par le Prado, fragment d’un apôtre mutilé. Certaines des propositions formulées par les chercheurs ont depuis été écartées par la critique. Dès 1927, un Saint Matthias du musée de Dresde est associé par Longhi à l’ensemble. Il faut probablement revenir sur cette hypothèse, et grâce à la découverte par Benito Navarrete Prieto en 2016 de dessins d’apôtres à la Galleria degli Uffizi, préférer reconnaître la main de Pacheco. Le tableau de Dresde et le dessin de Florence sont réunis pour la première fois à Orléans. Le Saint Thomas (Orléans), le Saint Paul (Barcelone) et la Tête d’apôtre (Prado) constituent ainsi les seules traces de l’apostolado de Velázquez admises par tous à la fin du XXe siècle.
Diego Velázquez, Tête d’apôtre (fragment), vers 1618-1622. Huile sur toile, 38 x 29 cm. Madrid, Museo Nacional del Prado, en dépôt au Museo de Bellas Artes de Séville. Photo service de presse. © Museo Nacional del Prado
L’histoire de l’art en marche
Récemment restauré, un Saint Philippe signalé dès 1960 d’après photo par Roberto Longhi est ajouté à l’exposition comme le dernier questionnement des historiens : ce tableau pourrait-il être un nouvel apôtre de la série, peint par Velázquez et son atelier ? Mais l’enquête qui se déroule sous les yeux du visiteur ne s’arrête pas là. Peu de temps après l’ouverture de l’exposition, un Saint Simon est publié par Guillaume Kientz comme un possible apôtre supplémentaire de Velázquez et son atelier. Grâce à la complicité de ses propriétaires, le tableau a pu rejoindre Orléans le 2 juillet dernier : une occasion d’offrir aux chercheurs et aux visiteurs, sur un pied d’égalité, l’opportunité de découvrir un tableau inédit. Il fut présenté à la fin des années 1990 chez Christie’s à Londres comme l’œuvre d’un suiveur de Dirck van Baburen, un nom derrière lequel se cachaient parfois des tableaux du jeune Ribera.
Diego Velázquez et son atelier (?), Saint Philippe, vers 1622. Huile sur toile, 99 x 79 cm. Londres, collection Jonathan Ruffer, en dépôt longue durée à Bishop Auckland, Spanish Gallery. Photo service de presse. © DR à la Spanish Gallery d’Auckland Castle. Photo service de presse. © Tous droits réservés
« Dans la poussière de Séville… sur les traces du Saint Thomas de Velázquez », du 5 juin au 14 novembre 2021 au musée des Beaux-Arts d’Orléans, 1 rue Fernand Rabier, 45000 Orléans. Tél. 02 38 79 21 86. www.orleans-metropole.fr
Catalogue, coédition musée des Beaux-Arts d’Orléans et In Fine, 160 p., 25 €.