Vincenzo Gemito, prodige de la sculpture, célébré pour la première fois au Petit Palais

Joueur de cartes, vers 1869. Plâtre patiné, 64 x 80 x 80 cm. Naples, musée de Capodimonte. Photo service de presse. © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali/ Museo e Real Bosco di Capodimonte
Le Petit Palais présente, en collaboration avec le musée de Capodimonte, la première exposition, en France, sur le Napolitain Vincenzo Gemito (1852-1929) avec plus d’une centaine d’œuvres. Enfant trouvé, gamin des rues, dessinateur virtuose et prodige de la sculpture, il fut tour à tour critiqué ou adulé.
À Naples, la Maison Sainte de l’Annunziata a été fondée au XIVe siècle avec l’église du même nom pour accueillir les enfants abandonnés, et reconstruite plusieurs fois, au XVIe siècle puis au XVIIIe siècle. À travers le portail en marbre on avait accès à la ruota degli esposti, « roue » qui était en fait un tambour cylindrique en bois dans lequel on plaçait l’enfant esposto, appelé aussi figlio della Madonna, qui était recueilli de l’autre côté par des femmes qui veillaient chaque nuit dans cette pièce. C’est là où Gemito, enfant né de la veille, a été déposé le 17 juillet 1852 et cette arrivée orpheline dans le monde a marqué toute son existence et sa production artistique. Quelques jours après, Giuseppina Baratta, qui venait de perdre son nouveau-né, s’adresse à la Maison de l’Annunziata qui lui remet le petit Vincenzo. En 1864, après la mort de son mari, Giuseppina se remarie avec Francesco Jadicicco que Gemito appellera toujours, affectueusement, Masto Ciccio, et qui sera vraiment un père, tout en l’inspirant et l’aidant dans la fonte de ses bronzes.
Enfant des rues et apprenti sculpteur
Avant même d’avoir dix ans, Gemito développe au contact de la rue et d’une vie de misère une très forte personnalité et alterne de nombreux petits travaux manuels, avant d’entrer en apprentissage dans l’atelier du sculpteur Emanuele Caggiano qui, revenant des campagnes garibaldiennes, avait reçu la commande d’une statue de la Victoire pour la Place des Martyrs à Naples. Il fréquente très vite l’école gratuite de dessin du sculpteur Stanislao Lista qui, remarquant son talent, le fait s’inscrire à 13 ans à l’Académie des Beaux-Arts de Naples où il étudie, tout en fréquentant le quartier de San Gregorio Armeno, là où les artisans fabriquent les crèches, et le Museo Nazionale (aujourd’hui musée archéologique). Ainsi le jeune garçon se familiarise à la fois avec le modelage en argile des personnages de crèche et avec la technique des bronzes trouvés à Pompéi. Depuis ses débuts, et sans doute jusqu’à la fin de sa vie, Gemito conjugue dans son art l’observation de la vie de la rue napolitaine, la véritable école des scugnizzi, le savoir-faire des artisans-artistes fabriquant les figures de crèche, elles-mêmes tirées des scènes de la vie populaire napolitaine, et l’idéal classique de l’Antiquité grecque et romaine auquel il reviendra toujours.
« Il […] créera une splendide série de bustes d’enfants des rues en terre cuite qui n’ont, comme équivalent dans l’histoire de l’art, que les portraits d’enfants réalisés un siècle auparavant par Houdon. »
Dès ses premières œuvres, Gemito montre, en plus d’un talent extraordinairement précoce et évident, une capacité à évoquer et à transcender sa propre origine sociale avec des modèles qui lui ressemblent. Comme sa première sculpture connue, le Joueur de cartes, modelée à l’âge de 16 ans, présentée à l’exposition pour la Promotion des Beaux-Arts de Naples et achetée par le roi Victor Emmanuel II pour son Palais de Capodimonte. En 1870, Gemito et ses jeunes camarades de l’Académie louent tout près, et pour presque rien, les cellules de moines du couvent abandonné de Sant’Andrea delle Dame. Pendant deux ans il y créera une splendide série de bustes d’enfants des rues en terre cuite qui n’ont, comme équivalent dans l’histoire de l’art, que les portraits d’enfants réalisés un siècle auparavant par Houdon.
Petit Malade, 1870. Terre cuite, 38 x 16 x 22 cm. Naples, musée San Martino. Photo service de presse. © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali / Museo e Certosa di san Martino
Des prémices de la célébrité…
Le peintre, et professeur à l’Académie, Domenico Morelli, conscient des difficultés financières de son élève, et grand ami de Giuseppe Verdi, venu à Naples pour la production au Théâtre San Carlo, de Don Carlo et d’Aïda, lui obtient en 1873 la commande du buste du maître qui accepte de poser quatre jours pour le jeune sculpteur. Le grand succès du buste provoque de nouvelles commandes et l’artiste est lancé. Gemito ne manque pas d’ambition et décide de partir pour Paris, à l’époque capitale de l’Europe artistique, participer au Salon de 1877 et ensuite à l’Exposition universelle de 1878. Pour cela il emporte le buste de Verdi et un grand bronze fondu d’un seul tenant selon le procédé à la cire perdue, un véritable tour de force pour l’époque, le Pêcheur napolitain. L’exposition du Petit Palais montre pour la première fois ensemble le plâtre préparatoire (reproduit au paragraphe suivant) et le bronze original (voir ci-dessous), aujourd’hui conservé à Florence, au musée du Bargello, au milieu des chefs-d’œuvre des maîtres de la Renaissance, de Donatello à Michel-Ange et Benvenuto Cellini. Au Salon, la plupart des œuvres sont inspirées de l’antique et du néoclassicisme, en particulier dans la section italienne. L’« affreux môme accroupi » attire tous les regards et la critique se déchaîne contre le réalisme de l’œuvre, qu’on associe d’ailleurs à l’Âge d’airain d’Auguste Rodin. « Pourquoi faut-il qu’il y ait du talent dans une figure aussi abjecte et aussi repoussante ? » écrit un critique, pendant qu’un autre ajoute : « Pour M. Gemito, le beau c’est le laid. La tête est celle d’un crétin, les mains, les pieds, sont des griffes. Les os percent une peau qui semble suinter une sueur visqueuse ».
Petit Pêcheur, 1878. Bronze, 150 x 65 x 65 cm. Florence, Muzeo Nazionale del Bargello. Photo service de presse. © Photo Scala, Florence – courtesy of the Ministero Beni e Att. Culturali e del Turismo
… aux années parisiennes
Avec tout ce scandale, le Pêcheur napolitain est un des succès du Salon et provoquera les mêmes réactions l’année suivante à l’Exposition universelle. Gemito rencontre tous les artistes célèbres du temps et se lie d’amitié avec le peintre Meissonnier. Il doit rentrer à Naples en 1880 à cause de la santé fragile de sa compagne et muse, la Française Mathilde Duffaud qui meurt peu après. Sa gloire à Naples incite le roi à lui commander une statue colossale de Charles Quint pour la façade du Palais royal. Nous sommes là loin de l’humain et du quotidien des enfants des rues et Gemito, ébranlé par son deuil et angoissé par cette tâche, commence à laisser voir des signes de folie, malgré son mariage avec la belle Anna Cutolo. Il est hospitalisé pendant quelques mois et, à son retour, s’enferme dans sa maison, laissant à son épouse la direction de sa nouvelle fonderie. Cette maladie mentale n’arrêtera ni sa carrière, puisque ses œuvres continueront à être montrées et à obtenir des prix dans les Expositions universelles, ni sa production. Cependant cette dernière change et, si Gemito continue à modeler de petits pêcheurs, ceux-ci sont plus proches du maniérisme que du réalisme qui l’avait rendu célèbre à Paris.
Pêcheur napolitain, 1876-1877. Plâtre, 100 x 60 x 60 cm. Naples, musée de Capodimonte. Photo service de presse. © Photo Ministero per i beni e le attivita culturali / Museo e Real Bosco di Capodimonte
Dessinateur virtuose
La révolution interviendra véritablement dans ses dessins, dont le format s’élargit et la radicalité, comme la nouveauté, s’affirment, comme si la folie avait libéré son trait. De nombreux exemples de ces étonnants des-sins, qui préfigurent Chirico et Balthus, comme les extraordinaires portraits des enfants Bertolini, sont montrés au Petit Palais. Nous sommes alors au vingtième siècle, et dans les dernières années de sa vie, Gemito va revenir à un style plus classique, s’inspirant de l’Antiquité, vue et revue dans les musées de Naples et de Rome qu’il fréquente assidûment, et sculptant de nombreux portraits d’Alexandre le Grand, ainsi que le buste de son propre beau-père Masto Ciccio. Son extraordinaire habileté ne le quittera jamais et il cisèlera de merveilleux objets d’argent comme le fameux Médaillon à la tête de Méduse, conservé au Getty Museum à Los Angeles. Gemito meurt en 1929 et, malgré toute sa gloire passée, est balayé par les mouvements qui modifient l’histoire de l’art comme le cubisme, le futurisme, ou le surréalisme. Aujourd’hui il est temps de reconnaître l’importance de cet étonnant artiste avec une grande exposition monographique, la première à lui être consacrée en dehors de son pays natal.
Médaillon à la tête de Méduse, 1911. Argent doré, D. 23,5 cm. Los Angeles, Getty Museum. Photo service de presse. © Photo Getty Museum
« Vincenzo Gemito (1852-1929). Le sculpteur de l’âme napolitaine », du 15 octobre 2019 au 26 janvier 2020 au Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, avenue Winston Churchill, 75008 Paris. Tél. 01 53 43 40 00. www.petitpalais.paris.fr
Catalogue, sous la direction de Jean-Loup Champion, Paris Musées, 224 p., 35 €.