Worth au Petit Palais : la dynastie anglaise qui inventa la haute couture française

Worth, Robe d’intérieur ou tea-gown portée par la comtesse Greffulhe, vers 1896-1897. Soie façonnée à fond en satin vert et motifs en velours coupé bleu, dentelle de coton mécanique, doublure en taffetas de soie changeant vert et bleu. Paris, Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris. Photo service de presse. CCØ Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris
Étourdissante avec ses 400 objets dont une soixantaine de vêtements, la rétrospective couvre l’histoire d’une famille qui a révolutionné la mode.
C’est un Anglais, Charles Frederick Worth (1825-1895), qui a fait de Paris la capitale de la haute couture. Pour la première fois, sa ville d’adoption lui rend hommage par une grande rétrospective co-organisée par le Petit Palais et le Palais Galliera. À travers une soixantaine de vêtements et de nombreux documents, l’exposition suit le destin de la maison Worth jusque dans les Années folles, alors que les petits-fils du fondateur la dirigeaient encore. Ses arrière-petits-fils ne la quittèrent que dans les années 1950.
« Un Anglais, Madame, une étoile qui se lève au firmament de la mode ! »
Pauline de Metternich, à propos de Charles Frederick Worth
Un Anglais à Paris
Né dans une famille aisée, Charles Frederick, contraint de travailler après la faillite de son père, est embauché à douze ans par un marchand de nouveautés londonien. Assez vite, il échange son emploi administratif contre celui de vendeur et devient un expert de la mode. À tout juste vingt-et-un ans, il part à la conquête de Paris et se fait engager au plus bas échelon dans un magasin de nouveautés. Un an après, il est commis chez Gagelin et Opigez où il vend des accessoires et des articles de confection. Il y observe aussi la manière dont les collections sont renouvelées deux fois par an et publiées dans la presse. Last but not least, il y trouve l’amour en la personne d’une jolie vendeuse, intelligente et éduquée, Marie-Augustine Vernet, qu’il épouse en 1851.
Émile Friant (1863-1932), Portrait de Charles Frederick Worth, 1893. Huile sur toile, 226,7 x 123,8 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Sophie Crepy
Griffé Worth & Bobergh
En 1853, Worth devient associé de Gagelin. Il vend désormais ses propres modèles qu’il fait porter à sa femme pour les présenter à la clientèle : elle devient ainsi le premier mannequin de l’histoire. Puis il s’installe à son compte en 1858, associé au Suédois Otto Gustav Bobergh qui se charge du travail administratif. Worth, dont le tout-Paris connaît maintenant le nom qu’on prononce « Vorte », a la réputation de créer des robes et manteaux hors de prix. Le positionnement est ingénieux : chez lui, on n’achète pas un vêtement, on succombe à la beauté d’un objet d’art. Un essayage, dans un salon de la boutique (l’Impératrice Eugénie est dispensée de ce déplacement), suffit pour ajuster la tenue à sa propriétaire. La griffe Worth & Bobergh, apposée dès le milieu des années 1860 à l’intérieur des vêtements, signe l’œuvre, symbole de chic parisien.
Worth & Bobergh, Robe à transformation, vers 1866-1868. Satin de soie avec dentelle et tulle de soie. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art. Photo service de presse. © 125th Anniversary Acquisition. Gift of the heirs of Charlotte Hope Binney Tyler Montgomery, 1996, Philadelphia Museum of Art
« Obtenir et tenir »
La fortune du couturier devient vite considérable. Dans l’exposition, on peut découvrir une photographie de son château de Suresnes sur le cartel accompagnant des éléments de sa vaisselle qui porte son blason illustrant sa devise, « Obtenir et tenir ». Les premiers vêtements, de la marque Worth & Bobergh, sont d’assez sages, quoique luxueuses, robes de ville ou du soir. Mais les dessins de travestissement et les photographies de l’Impératrice en odalisque ou en dogaresse évoquent une autre activité lucrative de la maison : la conception et la réalisation de ses tenues pour les bals. Une trépidante vie parisienne qu’interrompra l’invasion de la France par la Prusse.
Cette vitrine met en scène le goût pour le travestissement qui caractérise l'époque. On y admire le costume de Zénobie porté lors d'un bal par la duchesse de Devonshire, un habit à la française adapté à une silhouette féminine, ou encore un corsage s'inspirant des portraits flamands du XVIIe siècle. Photo service de presse. © Petit Palais Paris Musées / Gautier Deblonde
Le triomphe du style « tapissier »
Après la guerre de 1870, Worth, qui s’est séparé de Bobergh, redevient vite incontournable. Passé de la crinoline à la tournure et au pouf, il a gardé le goût pour le XVIIIe siècle qu’il partageait avec l’Impératrice. Il impose le style « tapissier » fait de tissus très travaillés ornés de rubans, galons, franges, glands, volants et dentelles, jonglant avec les plis et créant une élégance parfois chargée mais jamais too much. Un talent qui fait d’une Visite (vers 1880), qu’il fait tailler dans une tapisserie de soie importée d’Afrique du Nord, une œuvre d’art comme peut l’être ailleurs un kimono.
Worth, Robe de jour, 1878-1880. Faille de soie et lampas de soie brochée, garnis de dentelle, de satin de soie et de perles. Philadelphie, Philadelphia Museum of Art Photo service de presse. © 125th Anniversary Acquisition. Gift of the heirs of Charlotte Hope Binney Tyler Montgomery, 1996, Philadelphia Museum of Art
La comtesse Greffulhe, muse et cliente
« Je n’ai jamais vu une femme aussi belle », écrivait Marcel Proust en 1893, ébloui par Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe (1860-1952), qu’il venait de rencontrer. Pour À la recherche du temps perdu, il en fera le modèle de la duchesse de Guermantes. Cette brune élancée, dont on peut remonter l’arbre généalogique jusqu’aux Mérovingiens, avait épousé à dix-huit ans un homme à femmes, brutal, jaloux, au langage ordurier, obsédé par la chasse et richissime. Un mariage de raison pour le père de la jeune femme, prince de Caraman-Chimay, presque ruiné. Ne pouvant empêcher son épouse de mener une vie mondaine, Henry Greffulhe paie ses toilettes et tolère son « oncle » (qui n’a que cinq ans de plus qu’elle), Robert de Montesquiou. D’une grande culture, la comtesse est musicienne et mélomane, entourée d’amoureux auxquels elle ne cèdera jamais, dreyfusarde et folle de mode : près de cent pièces de sa garde-robe sont entrées dans les collections du palais Galliera. Elle restera toute sa vie fidèle aux Worth. Élisabeth Greffulhe est l’une des rares clientes qui aient imposé leur goût à Charles Frederick. La berthe (le col) de la « robe aux lys » qui se replie en forme d’ailes de chauve-souris est, par exemple, un clin d’œil à Robert de Montesquiou et, pour la transformation en cape du manteau d’apparat de Boukhara que lui a offert le tsar Nicolas II, elle a co-dirigé le travail du génial couturier. La comtesse aux yeux noirs a transformé le lion de la mode en chaton et ce n’est pas le moindre de ses faits d’armes.
Félix Tournachon, dit Nadar (1820-1910), La comtesse Greffulhe, 1886. Procédé photomécanique, 29 x 16,8 cm. Paris, Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris. Photo service de presse. CCØ Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
Le grand goût des Années folles
Son fils, le styliste Jean-Philippe Worth, poursuit son style opulent et sa maîtrise parfaite du travestissement. En 1920, c’est le neveu de Jean-Philippe, Jean-Charles, qui devient le designer de la maison. Parallèlement à Paul Poiret, qui est passé par les ateliers Worth, il incarnera le grand goût des Années folles, agrémentant de magnifiques tissus d’applications de broderies, de strass, de perles ou de fleurs artificielles qui demeurent pourtant sobres. Il contrebalance cette retenue par la maestria des découpes et des plis. Ses Robe du soir flapper dite Charleston (1925) et Robe du soir (1926), coupée dans un satin de soie façonné par Ducharne sur des dessins de Jean Dunand, constituent des phares de l’art du vêtement.
À GAUCHE : Worth, sur un dessin de Jean Dunand pour Ducharne, Robe du soir de la princesse Murat, vers 1926. Paris, Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris ; À DROITE : Jean Dunand (1877-1942), Paravent à décors de poissons, vers 1926. Laque noire, argent, or et rouge, 170 x 140 cm. Paris, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Photo service de presse. © Petit Palais Paris Musées / Gautier Deblonde
Jean-Charles Worth, mystérieux modèle de Man Ray
Petit-fils de Charles Frederick, Jean-Charles Worth (1881-1962) reprend l’entreprise familiale avec son cousin Jacques après la Première Guerre mondiale. Comme son père et son grand-père, le nouveau directeur artistique est amateur d’art. Il a hérité de la pendule de bronze créée par Jean Dunand pour son oncle Jean-Philippe et demande à l’artiste de décorer sa maison de Neuilly. Il fera aussi façonner par les Soieries F. Ducharne les « Dunanderies », des tissus ornés de motifs de Dunand. Comme ses aïeux, qui ont notamment posé pour Nadar, il passe des commandes à des photographes. Il choisit des artistes d’avant-garde : Ilse Bing pour un reportage sur sa maison ou, pour ses photos de famille, l’artiste américain Man Ray qui, arrivé à Paris en 1921, réalise des shootings de mode. Man Ray a également pris vers 1925 une série de photos artistiques de Jean-Charles posant le visage dissimulé, « une série de nus ambigus, subversifs et volontiers provocateurs, qui témoignent de la complicité entre les deux hommes », commente Raphaële Martin-Pigalle dans le catalogue. Une face cachée du designer que nombre de visiteurs découvrent dans cette exposition.
Man Ray (1890-1976), Photographie de Jean-Charles Worth, vers 1925. Tirage d’exposition à partir du vintage de la collection Juliet Man Ray, 22,5 x 17,7 cm. Photo service de presse. © Man Ray Trust / ADAGP, Paris 2025. Image Telimage, Paris.
« Worth. Inventer la haute couture », jusqu’au 7 septembre 2025 au Petit Palais musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, avenue Winston Churchill, 75008 Paris. Tél. 01 53 43 40 00. www.petitpalais.paris.fr
Catalogue, éditions Paris Musées, 272 p., 45 €.