Ses jeunes filles aux visages songeurs et ses portraits de chérubins inspirés des tableaux de la Renaissance comptent parmi les photographies les plus originales de l’Angleterre victorienne. Une carrière aussi brève qu’intense, à découvrir d’urgence au Jeu de Paume.
La photographie arriva tardivement dans la vie de Julia Margaret Cameron (1815-1879). Elle avait 48 ans lorsque, en 1863, sa fille et son gendre lui offrirent son premier appareil. Ce cadeau l’enchanta et très vite, elle se mit à en explorer le potentiel créatif. Installée sur l’île de Wight après avoir vécu longtemps en Inde, cette mère de six enfants à la « vitalité indomptable », comme l’écrit Virginia Woolf, consacra dès lors une grande partie de son temps à ce nouveau médium. « Ce présent lui fournit enfin l’exutoire à l’énergie qu’elle avait consumée en poésie, en romans, à refaire les maisons, à concocter des currys et à divertir ses amis. Toute sa sensibilité s’exprimait et […] était jugulée par cet art naissant », raconte d’une plume caustique l’écrivaine britannique, qui fut sa petite-nièce et contribua à faire redécouvrir son œuvre.
Poulailler transformé en studio
Il faut absolument lire la monographie qu’elle consacra à sa grande-tante, ou mieux encore, l’écouter dans l’enregistrement diffusé à la fin de l’exposition organisée par le Jeu de Paume – la lecture a été confiée à l’actrice Clémence Poésy. Riche d’anecdotes savoureuses, ce texte dresse un portrait extrêmement vivant de Julia Margaret Cameron, personnalité bohème, généreuse et fantasque, « indifférente à la bienséance froide de la société anglaise ». Cette dernière ne reculait devant aucun obstacle pour assouvir sa passion dévorante pour la photographie, soumettant tous et toutes à son bon vouloir. « La cave à charbon fut transformée en chambre noire […], les bateliers en roi Arthur, les jeunes villageoises en reine Guenièvre », raconte Virginia Woolf. Misses Cameron adorait en effet les mises en scène, et dans son poulailler réaménagé en studio photographique, elle faisait poser avec autorité domestiques, voisins ou amis artistes et poètes, costumés comme des personnages de la Bible, de la mythologie ou de la littérature classique. « La compagnie des poules et des poulets céda bientôt la place à celle des poètes, prophètes, peintres et ravissantes jeunes filles », rapporte la photographe dans sa biographie, Annales de ma maison de verre.
Flou artistique
À travers une centaine de photographies prêtées pour la plupart par le Victoria & Albert Museum de Londres, détenteur de la plus importante collection de la photographe, l’exposition du Jeu de Paume – la première en France depuis 40 ans – dévoile l’originalité de son travail exclusivement centré sur la figure humaine. Celui-ci se révèle précurseur par son usage du gros plan, son caractère intimiste et sa liberté technique. Le rendu légèrement flou, que cette autodidacte découvrit par hasard et trouva très esthétique, devint sa marque de fabrique, à contre-courant de l’approche documentaire des photographes de son temps, obnubilés par un rendu réaliste et par une mise au point la plus nette possible. Ces derniers, d’ailleurs, ne comprirent pas sa démarche. « Il faut reconnaître à cette dame le mérite d’avoir osé l’originalité, mais au détriment de toute autre qualité photographique », assène ainsi le Photographic Journal en 1865.
Portraits sensibles
Julia Margaret Cameron n’en connut pas moins le succès comme portraitiste, et put compter sur le soutien sans faille de ses proches et de ses amis artistes, parmi lesquels le peintre préraphaélite George Frederic Watts ou le poète Alfred Tennyson. Sa production fut abondante et elle recèle des merveilles. Il faut s’attarder dans l’exposition devant le portrait saisissant de son ami Henry Taylor, dont le visage barbu est magnifié par un clair-obscur « à la manière de Rembrandt », selon les propres mots de la photographe. Ou encore devant ses têtes d’enfants en gros plan, que la photographe considérait comme des études, à l’instar de celle du petit Freddy, le fils d’un navigateur de l’île. Son regard clair qui fixe avec une tranquille assurance l’objectif, ses boucles blondes qui accrochent la lumière, ses traits angéliques encore adoucis par le léger flou cher à la photographe : tout concourt à faire de cette étude un authentique portrait, expressif et sensible.
Eva Bensard
« Julia Margaret Cameron. Capturer la beauté »
Jusqu’au 28 janvier 2024 au Jeu de Paume
1 place de la Concorde, 75001 Paris.
Tél. 01 47 03 12 50
www.jeudepaume.org
Catalogue, coédition Jeu de Paume / Silvana Editoriale, 248 p., 35 €.
À lire : Julia Margaret Cameron, Annales de ma maison de verre, Casimiro 2023. Ce petit recueil comprend aussi le texte consacré par Virginia Woolf à la photographe.