En ce mois de novembre, la ministre de la Culture n’inaugure pas que les chrysanthèmes ; elle annonce aussi la saison des fraises : ce matin au musée du Louvre, Rima Abdul Malak accueillait en effet en grande pompe un appétissant panier de fruits rouges bien connu des amateurs, dont l’apparition sur le marché l’an passé avait suscité quelques émois.
Édition du 29/02/24 : c’est officiel : il y a désormais 42 Chardin au Louvre. Grâce à la mobilisation de près de 10 000 donateurs, le délicieux Panier de fraises intègre enfin les collections du musée parisien. Leur générosité a en effet permis de réunir la somme de plus d’1,6 million d’euros, offrant à la 14e campagne de l’opération « Tous Mécènes ! » un record historique. Ce mécénat participatif complète celui de plusieurs grands donateurs, à l’image du groupe LVMH qui avait déjà apporté près de 15 millions d’euros. La toile sera exposée au Louvre-Lens dès le 21 mars avant de revenir à Paris en juin. Elle passera ensuite l’été au musée des Beaux-Arts de Brest avant de profiter de l’automne au musée d’art Roger-Quilliot de Clermont-Ferrand.
Dévoilée chez Éric Turquin en janvier 2022, cette exquise pyramide de fraises des bois signée Chardin s’était envolée quelques semaines plus tard à 24,3 millions d’euros (frais inclus) chez Artcurial le 23 mars, adjugée au double de son estimation basse au galeriste new-yorkais Adam Williams. Le Kimbell Art Museum de Fort Worth (Texas) pour lequel il enchérissait allait cependant attendre longtemps sa commande de fruits : privée de son certificat d’exportation et classée dans la foulée « Trésor national » par le ministère de la Culture, la toile sur laquelle le Louvre dardait les yeux de Chimène était depuis lors en quête d’un financement. 19 mois plus tard, la souscription publique que Pierre Rosenberg appelait de ses vœux se concrétise enfin : après le Camée de Vénus et l’Amour (2021) et la Tabatière Choiseul (2022), c’est désormais au tour du Panier de fraises des bois de Chardin d’avoir les honneurs de la 14e campagne « Tous mécènes ! » orchestrée par le musée. Elle fait, jusqu’au 24 février prochain, appel à la générosité des amateurs afin de réunir 1,3 million d’euros, le reste de la somme ayant notamment fait l’objet d’un important mécénat de près de 15 millions d’euros du groupe LVMH.
Le 42e Chardin du Louvre
« Cet unicum est l’une des plus célèbres et des plus précieuses œuvres conservées en mains privées françaises. La sensation physique que procure ce petit bijou relève de l’ésotérisme et il est absolument nécessaire de le voir une première ou une dernière fois avant sa mise à l’encan – il vaut mieux être prévoyant, sait-on jamais ! », recommandait l’an passé Carole Blumenfeld dans les pages de L’Objet d’Art. Alors que le spectre d’un départ outre-Atlantique s’éloigne définitivement, nous vous proposons de (re)découvrir sous sa plume l’histoire de ce petit chef-d’œuvre destiné à devenir le 42e Chardin du Louvre.
Olivier Paze-Mazzi
« On n’entend rien à cette magie. »1
Il y a toutes les natures mortes du XVIIIe siècle et il y a Le panier de fraises des bois. L’image est ô combien séduisante : une pêche, deux cerises, un verre d’eau, deux œillets et une pyramide de fraises des bois. Tout est simple et pourtant… Le magicien Chardin parvient à partir des années 1755-1760 à la quintessence de son art en peignant une kyrielle de compositions dépouillées à l’extrême où il ne retient que l’essentiel. Avec justesse, Alexis Merle du Bourg décrit dans sa récente monographie du peintre sa capacité à distendre alors le lien séculaire entre représentation et imitation au sujet du Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus (Édimbourg, National Galleries of Scotland) : « Il ne reproduit pas la spécificité physique de chaque fleur, le mol balancement de la tige ou le velouté élastique du pétale, mais il en restitue synthétiquement l’impression visuelle autant que tactile (on n’ose pas dire olfactive) par des touches larges, audacieusement dissociées. Placé à distance optimale, l’œil recompose l’unité d’une image fragmentée par le peintre ». Face au Panier de fraises des bois, alors chez l’aîné des fils Marcille, les frères Goncourt évoquent le même processus, en 1863, en invitant leurs semblables à reculer un peu car les deux œillets « se lèvent de la toile à mesure que vous vous éloignez », alors « tout s’assemble et s’épanouit ». « Et c’est le miracle des choses que peint Chardin… par je ne sais quelle merveilleuse opération d’optique entre la toile et le spectateur, dans l’espace. » Au fond, le virtuose Chardin nous invite à suivre ses pas de danse. La légende, sans doute vraie, voudrait que chaque tableau ait reposé entre quatre et six mois sur son chevalet. Nous imaginons sans peine le ballet du peintre qui pose une touche de rouge de cadmium sur une fraise, s’écarte, juge de l’ensemble, revient, ajoute une autre touche de vermillon ou de carmin, et ainsi de suite… Une célébration de la lenteur, du recueillement et de la gourmandise. Justement, Cochin rapporte cette phrase du magicien Chardin, « On se sert des couleurs, mais on peint avec le sentiment », mais paradoxalement le spectateur ne perçoit que les siens face au Panier de fraises des bois, une sensation de trouble qui colle longtemps à la peau. Impossible en effet de goûter une fraise des bois sans se souvenir de Chardin.
Le « restaurateur de l’école française du XVIIIe siècle »
Le Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus et Le panier de fraises des bois ont très certainement été exposés au Salon de 1761. Ils ont été croqués – à moins qu’il ne s’agisse d’une autre version du premier – par Gabriel de Saint-Aubin en marge de son exemplaire du livret du Salon conservé aujourd’hui au Cabinet des estampes de la BnF. Sous le numéro 46, Chardin avait présenté en effet plusieurs natures mortes non décrites. Les deux œuvres passent inaperçues dans la critique du XVIIIe siècle et disparaissent littéralement jusqu’à leur réapparition dans l’antre des Marcille. Le père, François, inséparable du docteur Louis La Caze qui léguera en 1869 treize Chardin au Louvre – ils étaient si indissociables qu’on prit l’habitude de les surnommer Castor et Pollux lors de leurs promenades quotidiennes à l’hôtel des ventes –, fut l’un des pionniers de la redécouverte de Boucher et de Chardin, véritable « restaurateur de l’école française du XVIIIe siècle » selon Paul de Saint-Victor. En quelques décennies et sans grands moyens, il réunit entre 4 600 et 5 000 œuvres dont quarante Boucher, dix-huit Quentin de La Tour, quinze Perronneau, vingt-cinq Fragonard et trente Chardin. Si une partie de sa collection est dispersée, en 1857, après sa mort, l’essentiel est conservé par ses deux fils, Camille et Eudoxe, aussi passionnés que lui. La collection du premier passe en vente en 1876 mais celle d’Eudoxe reste chez ses descendants.
Un « morceau exquis »
Le Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus est mentionné chez François Marcille dès 1846, puis chez son fils Camille, comme dans une lettre adressée aux Goncourt. La trajectoire du Panier de fraises des bois est plus énigmatique. Ce « morceau exquis » est décrit une première fois par Charles Blanc en 1862 chez Eudoxe Marcille. Il serait tentant de considérer que les deux œuvres n’aient jamais été séparées depuis le XVIIIe siècle mais rien n’est moins sûr. Il y a tout lieu de croire en revanche que Le panier de fraises des bois a été découvert par François Marcille et tiré au sort par Eudoxe lors du partage de sa collection, mais là encore il s’agit d’une hypothèse. Retracer les provenances des vingt-deux tableaux de Chardin passés entre les mains des Marcille et exposés lors de la grande rétrospective de 1979 au Grand Palais est une gageure. Le critique Paul de Saint-Victor en donne les raisons : « anathématisés par les académiciens et les professeurs de style officiel, dédaignés par la mode, dépréciés par les enchères, [les tableaux du XVIIIe siècle français] étaient tombés littéralement au coin de la borne, à l’étalage des échoppes, et c’est là souvent que M. Marcille les trouvait. Les guinées anglaises faisaient encore surnager Greuze et Watteau, mais Lancret et Pater, Boucher et Chardin, Fragonard et Prud’hon lui-même étaient tombés à des estimations dérisoires. C’était presque un ridicule de les rechercher, presque une folie de les acquérir. Cela passait pour une débauche de curiosité dépravée. Des fruits peints par Chardin ne se vendaient guère plus cher qu’au marché ».
Carole Blumenfeld
1 Denis Diderot, Salon de 1763.
Pour soutenir cette acquisition, participez à la campagne « Tous mécènes ! » sur ce lien.
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