Une exceptionnelle terre cuite va être proposée à la vente le 18 juin 2023 à Versailles par la maison Osenat, dotée d’une estimation très élevée de 2 000 000/3 000 000 euros. Il s’agit du modèle du groupe principal du Monument funéraire de Jacques de Souvré, dû au grand sculpteur François Anguier (1604-1669)1. Édité le 19/06/2023 : préempté par le musée du Louvre pour la somme de 2 552 000 € (frais inclus), ce modèle rejoindra donc le groupe en marbre qu’il préparait. Il s’agit d’un record mondial pour une œuvre de l’artiste.
C’est ce modèle même qui, à l’origine, avait été remis par le sculpteur Anguier au commanditaire du tombeau, Jacques de Souvré, et passa par héritages successifs jusque dans les mains du célèbre homme de lettres Robert de Montesquiou-Fezensac (qui fut le modèle du baron de Charlus dans La Recherche du Temps perdu de Marcel Proust). L’œuvre demeura ensuite dans la famille jusqu’à aujourd’hui.
Un militaire brillant
Et tout d’abord, rappelons la personnalité de ce Jacques de Souvré (1600-1670), l’un des personnages les plus brillants et séduisants en ce milieu du XVIIe siècle. Quatrième fils de Gilles de Souvré, marquis de Courtanvaux, Jacques est destiné par son père aux armes et à l’ordre de Malte, dont il devient chevalier dès l’âge de 5 ans, présenté au grand prieuré de France. Sa jeunesse se passe auprès du jeune roi Louis XIII. Ayant suivi la formation de tout chevalier de l’Ordre et fait « ses caravanes », il participe dès 1621 à de nombreuses opérations militaires et à des sièges avec les armées royales, jusqu’à ce que Richelieu, on ne sait pourquoi, le disgracie. Mais sitôt le cardinal décédé en 1642, Louis XIII le rappelle à la cour. Souvré sert ensuite loyalement le jeune Louis XIV ainsi que sa mère et Mazarin. Il s’illustre à la tête des galères de France, dont il est nommé lieutenant général en 1646, tout en menant une brillante carrière diplomatique comme ambassadeur de l’ordre de Malte. Abbé commendataire de plusieurs abbayes, comme celle du Mont-Saint-Michel, il s’enrichit et sait se montrer généreux. Ses combats militaires, au sein desquels il s’illustre par son remarquable courage, prennent fin en 1651.
Un grand esthète
Aimable et spirituel, esthète s’il en fut, il réunit dans ses salons les beaux esprits du temps, parmi lesquels les admirateurs de sa sœur Madeleine, l’illustre marquise de Sablé. Fondateur de la Société des Trois Coteaux, où l’on célébrait autant les belles lettres que les bons vins et la bonne chère, il apprécie également les fêtes, les ballets et les joutes de l’esprit. Le roi se rend parfois à ses fameux dîners, comme le fera plus tard, en 1665, le Bernin lors de son séjour parisien. L’éminent sculpteur prendra souvent place dans son carrosse et Souvré, pressentant qu’il allait devenir grand prieur hospitalier de France (il le sera de 1667 à 1670), lui demandera conseil pour le futur palais qu’il fera construire rue du Temple par Pierre Delisle-Mansart et décorer de sculptures par Étienne Le Hongre.
Préparer l’éternité
La mort, qu’il avait dû frôler au cours de ses combats, serait un jour inéluctable, il le savait, et il y songea à la suite d’une grave maladie qui dut le frapper au début des années 1650, car c’est à cette époque qu’il se préoccupa de son futur monument funéraire. Prieur depuis 1646 de la Commanderie de Saint-Jean de Latran à Paris (à l’emplacement de l’actuel Collège de France), dans laquelle se trouvaient un grand logis mis à sa disposition et une chapelle, il décide que c’est à cet emplacement que se dressera ce monument. Il n’est pas long à choisir le sculpteur : ce sera François Anguier, qui avait fait ses preuves avec le Monument de Thou dans l’église Saint-André-des-Arts (où Souvré avait été baptisé), et plus encore, s’était illustré avec le fameux Monument d’Henri II de Montmorency chez les Visitandines de Moulins. Mieux qu’aucun autre, Anguier, artiste de grande culture qui a à peu près le même âge que Souvré, saura réaliser ses désirs.
« Le plus bel Ouvrage que ce maître habile ait fait »
On peut affirmer que le monument funéraire de Souvré fut réalisé avant l’année 1654, car Henri Sauval (1623-1676) en parle dans son Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, ouvrage pour lequel il obtient un privilège royal d’imprimer en 1654 (laissé inachevé à son décès, il ne sera complété et publié qu’en 1724). Décrivant la Commanderie de Saint-Jean de Latran, Sauval écrit : « dans ce grand espace, il y a […] un grand logis pour le Commandeur […] & une Église ornée du mausolée magnifique du Commandeur de Souvré, conduit et achevé par l’aîné Anguier, l’un des plus savans Sculpteur de notre temps ». Germain Brice insiste dans sa Description de Paris de 1684 : « Ce tombeau est de l’invention et de la conduite d’Anguier l’Aîné et peut passer pour le plus bel Ouvrage que ce maître habile ait fait ».
Un guerrier affligé…
La gravure de Hérisset dans Piganiol de La Force (Description historique de la ville de Paris et de ses environs, 1765) et une autre conservée dans les réserves des Estampes de la BnF (Pe 11a rés. Fol. 273) restituent l’aspect de ce monument étonnant dont le groupe principal est conservé au Louvre : sur un sarcophage en marbre noir porté par des pattes de lion est représenté Souvré, nullement mort, mais dont le visage exprime une extrême affliction ; il est à demi nu, accoudé à un oreiller et un génie en pleurs le soutient ; une draperie, son futur linceul, couvre le bas de son corps ; il est figuré avec son bouclier timbré de la croix de Malte, une épée et, dressée à ses pieds, une cuirasse surmontée d’un casque. Notons que le modèle en terre cuite est très proche de la réalisation en marbre, à cela près que le visage de Souvré, très émacié dans la terre cuite, s’est arrondi, que les lèvres se sont jointes et qu’une fine moustache couvre désormais sa lèvre supérieure et une mouche son menton.
… veillé par Sérapis
L’encadrement d’architecture est fort original. Il est composé d’un fronton brisé en brèche antique orné de deux lions tenant ses armes, porté par deux colonnes cannelées surmontées de deux têtes barbues ; le fût de ces colonnes se rétrécit fortement vers le bas, comme le faisait parfois Michel-Ange. La principale originalité du monument est d’avoir placé en guise de chapiteaux deux têtes de Sérapis (qui aujourd’hui servent de support au Monument Le Tellier dans l’église Saint-Gervais), admirables têtes pour lesquelles Anguier s’est inspiré de celle du Centaure amoureux antique de la collection Borghèse. Sérapis, ne l’oublions pas, est le dieu de la Santé (nous avons évoqué ces Sérapis dans notre article : « Avec le Jupiter foudroyant, la Triade Capitoline de Michel Anguier est enfin reconstituée », mis en ligne sur La Tribune de l’Art, 1er février 2013).
Jeunesse éternelle ?
François Anguier rajeunissait et embellissait toujours les modèles de ses monuments funéraires, que ce soient Montmorency, Guébriant ou Rohan-Chabot. Ici, effectivement, Souvré, bien qu’âgé d’au moins cinquante ans, a l’aspect d’un homme jeune et remarquablement beau, avec ses longs cheveux bouclés, alors que son portrait gravé par Jean Lenfant d’après une peinture de son ami Pierre Mignard nous montre certes un homme aux nobles traits, mais qui assurément porte bien son âge. Anguier l’immortalise ici dans une nudité héroïque ; son corps est harmonieusement musclé. Et Dieu ! quelle douceur dans le modelé chez cet artiste tout en intériorité ! Le monument funéraire n’en est finalement pas un ; il s’agit plutôt d’un cénotaphe, puisque Souvré, mort le 22 mai 1670, sera inhumé dans l’église Sainte-Marie du Temple. Il sera démantelé à la Révolution. Il n’en subsiste que les Sérapis, donc, et le groupe principal sauvé par Alexandre Lenoir et désormais exposé au Louvre (salle 218, inv. LP 650, H. 106 ; L. 197 ; Pr 55).
D’autres commandes de Souvré à Anguier ?
Dans cette même appréhension de la mort à la suite de la maladie dont il est sorti vainqueur, c’est encore Souvré, j’en suis certaine, qui commande au même François Anguier les admirables statues en marbre représentant la Maladie et la Santé, qu’il pouvait installer dans sa grande demeure à la Commanderie du Latran ou dans la chapelle auprès du monument funéraire. L’expression du visage de la Maladie est strictement identique à celle du visage de Souvré. Toutefois, les statues ne furent pas livrées et restèrent dans l’atelier d’Anguier, puis de son neveu Bourderelle, jusqu’à ce que les Bâtiments du roi les acquièrent et les placent dans le jardin du Petit Trianon (elles sont aujourd’hui dans la Petite Écurie du château de Versailles, inv. 9016 et 9061). À la demande de Souvré, Anguier sculpta également une Vierge à l’Enfant en marbre pour l’autel de la chapelle du Latran. Elle a disparu, hélas ! sans qu’on en ait connu la disposition.
Un modèle semblable disparu
Il est manifeste que cette représentation de Souvré montre que celui-ci a voulu laisser de lui une certaine image, celle du guerrier jeune et beau qu’il fut, attristé à l’idée qu’il mourrait un jour, mais désireux de créer à l’avance, en quelque sorte, sa propre légende. François Anguier avait conservé un modèle semblable à celui en terre cuite pour lui permettre de réaliser en grande dimension la sculpture en marbre. Ce second modèle, qu’il conserva jusqu’à sa mort, se retrouve en 1706 dans l’atelier de son neveu et héritier Bourderelle, avant d’être vendu le 21 mars 1763 à Paris pour ensuite disparaître. Il n’est pas exclu qu’il refasse un jour surface.
Françoise de La Moureyre
1 Nous l’avions publié en septembre 2002 dans notre étude sur François Anguier et ses monuments funéraires dont il était le spécialiste incontesté (« François Anguier (1604-1669) : « L’idea del Bello » », Gazette des Beaux Arts, pp. 93-124).