Æncrages, où le A de l’ancre des marins et le E de l’encre des typographes s’entrelacent harmonieusement, a vu le jour voici 45 ans sous le signe de la poésie, du jeu et des expériences artistiques. À l’occasion de cet anniversaire, l’Archipel Butor, à Lucinges (Haute-Savoie), consacre une grande exposition à cette maison d’édition dont le catalogue riche de plus de 350 titres, dont 130 livres d’artiste, impressionne. Entretien avec son fondateur, le poète et éditeur Roland Chopard.
Propos recueillis par Laurence Paton.
Vous avez créé Æncrages & Co en 1978, à 34 ans. D’où vous est venue cette envie ?
J’étais animé par le désir de savoir comment s’effectuait le passage du manuscrit au livre. Car, jeune poète, j’avais été très déçu lorsque plusieurs maisons d’édition avaient refusé de publier mes textes. Pour comprendre comment cela se passait concrètement, j’ai décidé de m’y mettre et d’apprendre la typographie. Alors que j’étais moi-même enseignant de français au lycée hôtelier de Gérardmer, je me suis inscrit en auditeur libre à l’École de l’image d’Épinal. Mon professeur, Monsieur Durand, un très bon spécialiste, m’aimait bien car, à la différence des étudiants qui suivaient son cours parce qu’ils y étaient obligés, moi j’étais passionné et il me donnait quasiment des leçons particulières.
Comment avez-vous procédé ?
Tout est allé très vite. J’ai appris la composition avec des caractères mobiles et leur impression. Ainsi est né le premier numéro de la revue Æncrages & Co et les deux suivants ont été également imprimés à l’École de l’image. Par la suite, j’ai acheté une presse typo et une linotype. La linotype est une machine de composition au plomb qui permet de produire une ligne typographique d’un seul tenant ; c’est ce qu’on appelle la composition « chaude ». À l’époque toutes les imprimeries passaient à l’offset et ces machines n’étaient pas chères. Je suis toujours resté fidèle à ces méthodes artisanales.
Une citation de Kenneth White autour de la notion de dérive ouvrait ce premier numéro. Elle se terminait ainsi : Dérives du corps-esprit, recherches peut-être, au-delà du connu, vers… quoi ? Comme un manifeste ? Quelle direction vouliez-vous donner à cette revue ?
J’avais plusieurs objectifs : tout d’abord publier les poètes contemporains qu’à l’époque les grands éditeurs avaient tendance à négliger. Je voulais aussi y associer des peintres, des graveurs, des dessinateurs, des plasticiens. Durant mes études de lettres modernes à l’université de Besançon, j’avais suivi une option histoire de l’art avec comme professeur Maurice Besset, conservateur et muséologue, qui m’avait ouvert à ce monde de l’art contemporain. L’idée de réunir poètes et artistes dans une revue ou des ouvrages m’est donc venue comme naturellement, à l’image de cette collection de livres courants que j’ai créée par la suite : « Écri(peind)re ».
Comment êtes-vous passé de la revue aux livres ?
Dès le deuxième numéro de la revue, qui en a compté huit au total, le poète et artiste Jean-Luc Parant, que j’avais rencontré aux lectures organisées à Villeneuve-lez-Avignon, m’a proposé d’éditer un livre dont il ferait à la fois le texte et les images. Il l’a appelé, car c’est un thème qui lui était cher, La Couleur des yeux – d’où le titre de l’exposition consacrée à Æncrages & Co par l’Archipel Butor. J’ai composé le poème de Parant à la main, lettre par lettre, en jouant sur différents corps et couleurs de caractères, puis je l’ai imprimé sur les presses de l’École selon un procédé multicolore, que j’ai alors découvert, nécessitant un seul passage. Jean-Luc Parant avait accompagné le texte de deux planches avec des dessins de 10 186 petites boules (10 186 sur une planche + 6 125 sur l’autre) correspondant au nombre de signes du texte. Ces dessins ont été reproduits en clichés typographiques sur les 100 exemplaires. La Couleur des yeux a été éditée en supplément au numéro 2 de la revue. Puis Jean Degottex a réalisé des peintures pour le tiré à part d’un texte d’Alain Coulange, Le Début de la fin. Et l’année suivante, en 1981, je créais l’association Æncrages & Co pour officialiser l’existence déjà effective des éditions que j’installais dans ma maison à Bois-de-Champ dans les Vosges – un peu plus tard, j’intitulerai, en forme de clin d’œil, une collection de mes livres courants « Voix de chants ».
Entretien à retrouver en intégralité dans :
Art & Métiers du Livre n° 355 (mars/avril 2023)
Les livres d’artiste de Martine Lafon et des éditions AEncrages & Co
81 p., 16 €.
À commander sur : www.art-metiers-du-livre.com
« Æncrages & Co, La couleur des yeux »
Du 1er avril au 29 juin 2023 au Manoir des livres
91 chemin du Château, 74380 Lucinges
Tél. 04 58 76 00 40
www.archipel-butor.fr
www.aencrages.com