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Après le Panier de fraises, un autre chef-d’œuvre de Chardin sur le marché parisien

Jean Siméon Chardin, Le Melon entamé, daté 1760 (détail). Huile sur toile, 57 × 51,5 cm. Collection particulière.

Jean Siméon Chardin, Le Melon entamé, daté 1760 (détail). Huile sur toile, 57 × 51,5 cm. Collection particulière. © Christie’s Images

Il demeure encore, en mains privées, une poignée d’œuvres de Chardin éblouissantes. À la mi-juin 2024, Christie’s mettra en vente, à Paris, l’un des tableaux magnétiques du peintre parisien : l’imparable nature morte connue sous le titre Le Melon entamé.

Après les fraises (des bois) vous prendrez bien du melon ? En mars 2022, Chardin (1699-1779) avait fait la une des gazettes. Estimé entre 12 et 15 millions, son Panier de fraises peint au début des années 1760 avait trouvé preneur, chez Artcurial, pour 24,2 millions d’euros (enchère record pour les tableaux de l’artiste). L’histoire finit bien – sauf pour l’adjudicataire, outre-Atlantique – puisque cette merveille de nature morte, à la fois humble par son sujet et somptueuse de maîtrise, a pu être acquise par le Louvre après avoir été classée trésor national et mobilisé une large opération de mécénat. Il en ira différemment pour ce Melon entamé, assez exact contemporain du petit panier de fraises, dont la vente est annoncée chez Christie’s, pour le 12 juin 2024, avec une estimation de 8 à 12 millions d’euros. Gageons qu’elle sera dépassée, le tableau étant nanti d’un certificat de circulation des biens culturels ouvrant son acquisition aux enchérisseurs du monde entier.

Jean Siméon Chardin, Le Melon entamé, daté 1760. Huile sur toile, 57 × 51,5 cm. Collection particulière.

Jean Siméon Chardin, Le Melon entamé, daté 1760. Huile sur toile, 57 × 51,5 cm. Collection particulière. © Christie’s Images

Une provenance précisée

Le tableau mis en vente en juin est pourvu d’un pedigree irréprochable pour un Chardin : il appartint à la famille Marcille (François Martial Marcille [1790-1856] fut le collectionneur clairvoyant d’un artiste assez largement dédaigné avant son retour en grâce sous la monarchie de Juillet) puis aux Rothschild1 chez lesquels il est demeuré jusqu’à nos jours. Antérieurement, le tableau et son pendant, le non moins admirable Bocal d’abricots (daté 1758) acquis par l’Art Gallery of Ontario de Toronto en 1962, avaient été la propriété de l’orfèvre du roi et académicien Jacques Roëttiers (1707-1784). Ce dernier prêta deux tableaux ovales de Chardin correspondant apparemment à ceux qui nous occupent au Salon du Louvre de 1761 (Salon où aurait été montré aussi Le Panier de fraises, tout se tient). Vertu des ventes publiques, les investigations techniques et archivistiques menées par Christie’s n’ont pas seulement montré que Chardin avait largement remanié son tableau (le pot à eau à monture en vermeil a finalement remplacé, à droite, un petit panier rempli de cerises ou de raisins). Elles ont permis de préciser le sort du tableau entre le règne de Louis XV et la Restauration2, rendu incertain par une déclaration de Camille Marcille, fils de François, aux frères Goncourt (1863), selon laquelle son père aurait acquis Le Bocal d’abricots chez un descendant du peintre, à Paris. Il apparaît vraisemblable que les pendants étaient demeurés entre les mains de Roëttiers. Ils correspondraient aux deux Chardin prisés ensemble 150 livres dans l’inventaire après décès de l’orfèvre dressé à partir du 4 juin 1784 (Archives nationales, MC/ET/LVI, 299). Le fils de ce dernier, Alexandre Louis Roëttiers de Montaleau, s’en défit, selon toute hypothèse, lors d’une vente publique parisienne anonyme organisée le 19 juillet 1802 (lot 25) au bénéfice du marchand, restaurateur de tableaux et conservateur des collections de Joséphine à Malmaison, Guillaume Jean Constantin (1755-1816), qui acquit la paire de tableaux pour 21 francs. Est-ce de Constantin ou de son fils, Amédée (1795-1836), que Marcille tenait Le Bocal d’abricots et Le Melon entamé ? Une étape nous manque-t-elle encore ? Mystère.

Jean Siméon Chardin, Le Bocal d’abricots, 1758. Huile sur toile, 57,2 × 50,8 cm Toronto, Art Gallery of Ontario.

Jean Siméon Chardin, Le Bocal d’abricots, 1758. Huile sur toile, 57,2 × 50,8 cm Toronto, Art Gallery of Ontario. © Art Gallery of Ontario / Bridgeman Images

Un chef-d’œuvre majeur

Les visiteurs qui sont venus voir chez Christie’s3 cette nature morte ovale, format assez peu habituel chez Chardin, n’ont sans doute pas regretté leur déplacement avenue Matignon. Le tableau offre les caractéristiques miraculeuses des œuvres les plus abouties du peintre. La tension entre l’évocation de l’objet même et la liberté picturale débridée mise en œuvre pour produire cette impression de « présence » qui n’opère qu’à distance et tend à se brouiller dès qu’on s’approche, pour paraphraser Diderot, autre grand enthousiaste de Chardin, est le fait des maîtres suprêmes de l’art. Que peut-on souhaiter à un tel tableau (à part l’avoir pour soi bien entendu) ? Sans doute qu’il rejoigne Le Bocal d’abricots au Canada, ce qui rétablirait l’ancien appairage rompu. Ce serait-là un moindre mal.

Notes

1. Le marchand Stéphane Bourgeois acquit Le Melon entamé et son pendant à la vente Marcille en 1876 (n° 16 et 17) pour la baronne Charlotte de Rothschild (1825-1899).
2. Nous remercions vivement Pierre Étienne, viceprésident et Deputy Chairman Old Master Paintings chez Christie’s, de nous avoir communiqué le dossier de l’œuvre.
3. Le tableau a été présenté plusieurs jours au public en avril.