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Chardin : un panier de fraises va faire le printemps

Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), Le panier de fraises des bois, vers 1761. Huile sur toile, 38 x 46 cm. Estimé : 12/15 millions d’euros. Vente Paris, Artcurial, le 23 mars 2022 à 18h.

Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), Le panier de fraises des bois, vers 1761. Huile sur toile, 38 x 46 cm. Estimé : 12/15 millions d’euros. Vente Paris, Artcurial, le 23 mars 2022 à 18h. © Artcurial

Le Panier de fraises des bois de Chardin sera proposé à la vente, à Paris, le 23 mars 2022 par la maison Artcurial. Cet unicum est l’une des plus célèbres et des plus précieuses œuvres conservées en mains privées françaises. La sensation physique que procure ce petit bijou relève de l’ésotérisme et il est absolument nécessaire de le voir une première ou une dernière fois avant sa mise à l’encan – il vaut mieux être prévoyant, sait-on jamais !

Il y a toutes les natures mortes du XVIIIsiècle et il y a le Panier de fraises des bois. L’image est ô combien séduisante : une pêche, deux cerises, un verre d’eau, deux œillets et une pyramide de fraises des bois. Tout est simple et pourtant… Le magicien Chardin parvient à partir des années 1755-1760 à la quintessence de son art en peignant une kyrielle de compositions dépouillées à l’extrême où il ne retient que l’essentiel. 

« On n’entend rien à cette magie »1

Avec justesse, Alexis Merle du Bourg décrit dans sa récente monographie du peintre sa capacité à distendre alors le lien séculaire entre représentation et imitation au sujet du Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus (Édimbourg, National Galleries of Scotland) : « Il ne reproduit pas la spécificité physique de chaque fleur, le mol balancement de la tige ou le velouté élastique du pétale, mais il en restitue synthétiquement l’impression visuelle autant que tactile (on n’ose pas dire olfactive) par des touches larges, audacieusement dissociées. Placé à distance optimale, l’œil recompose l’unité d’une image fragmentée par le peintre ». Face au Panier de fraises des bois, alors chez l’aîné des fils Marcille, les frères Goncourt évoquent le même processus, en 1863, en invitant leurs semblables à reculer un peu car les deux œillets « se lèvent de la toile à mesure que vous vous éloignez », alors « tout s’assemble et s’épanouit ». « Et c’est le miracle des choses que peint Chardin… par je ne sais quelle merveilleuse opération d’optique entre la toile et le spectateur, dans l’espace. »

« On se sert des couleurs, mais on peint avec le sentiment. »

Jean-Baptiste Siméon Chardin

Au fond, le virtuose Chardin nous invite à suivre ses pas de danse. La légende, sans doute vraie, voudrait que chaque tableau ait reposé entre quatre et six mois sur son chevalet. Nous imaginons sans peine le ballet du peintre qui pose une touche de rouge de cadmium sur une fraise, s’écarte, juge de l’ensemble, revient, ajoute une autre touche de vermillon ou de carmin, et ainsi de suite… Une célébration de la lenteur, du recueillement et de la gourmandise. Justement, Cochin rapporte cette phrase du magicien Chardin, « On se sert des couleurs, mais on peint avec le sentiment », mais paradoxalement le spectateur ne perçoit que les siens face au Panier de fraises des bois, une sensation de trouble qui colle longtemps à la peau. Impossible en effet de goûter une fraise des bois sans se souvenir de Chardin.

Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus, vers 1760. Huile sur toile, 45,2 x 37,1 cm. Édimbourg, National Galleries of Scotland.

Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699-1779), Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus, vers 1760. Huile sur toile, 45,2 x 37,1 cm. Édimbourg, National Galleries of Scotland. © Creative Commons CC by NC

Le « restaurateur de l’école française du XVIIIe siècle »

Le Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus et le Panier de fraises des bois ont très certainement été exposés au Salon de 1761. Ils ont été croqués – à moins qu’il ne s’agisse d’une autre version du premier – par Gabriel de Saint-Aubin en marge de son exemplaire du livret du Salon conservé aujourd’hui au Cabinet des estampes de la BnF. Sous le numéro 46, Chardin avait présenté en effet plusieurs natures mortes non décrites. Les deux œuvres passent inaperçues dans la critique du XVIIIsiècle et disparaissent littéralement jusqu’à leur réapparition dans l’antre des Marcille. Le père, François, inséparable du docteur Louis La Caze qui léguera en 1869 treize Chardin au Louvre – ils étaient si indissociables qu’on prit l’habitude de les surnommer Castor et Pollux lors de leurs promenades quotidiennes à l’hôtel des ventes –, fut l’un des pionniers de la redécouverte de Boucher et de Chardin, véritable « restaurateur de l’école française du XVIIIe siècle » selon Paul de Saint-Victor. En quelques décennies et sans grands moyens, il réunit entre 4 600 et 5 000 œuvres dont quarante Boucher, dix-huit Quentin de La Tour, quinze Perronneau, vingt-cinq Fragonard et trente Chardin. Si une partie de sa collection est dispersée, en 1857, après sa mort, l’essentiel est conservé par ses deux fils, Camille et Eudoxe, aussi passionnés que lui. La collection du premier passe en vente en 1876 mais celle d’Eudoxe reste chez ses descendants. Le Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus est mentionné chez François Marcille dès 1846, puis chez son fils Camille, comme dans une lettre adressée aux Goncourt.

Un historique nébuleux

La trajectoire du Panier de fraises des bois est plus énigmatique. Ce « morceau exquis » est décrit une première fois par Charles Blanc en 1862 chez Eudoxe Marcille. Il serait tentant de considérer que les deux œuvres n’aient jamais été séparées depuis le XVIIIsiècle mais rien n’est moins sûr. Il y a tout lieu de croire en revanche que le Panier de fraises des bois a été découvert par François Marcille et tiré au sort par Eudoxe lors du partage de sa collection, mais là encore il s’agit d’une hypothèse. Retracer les provenances des vingt-deux tableaux de Chardin passés entre les mains des Marcille et exposés lors de la grande rétrospective de 1979 au Grand Palais est une gageure. Le critique Paul de Saint-Victor en donne les raisons : « anathématisés par les académiciens et les professeurs de style officiel, dédaignés par la mode, dépréciés par les enchères, [les tableaux du XVIIIsiècle français] étaient tombés littéralement au coin de la borne, à l’étalage des échoppes, et c’est là souvent que M. Marcille les trouvait. Les guinées anglaises faisaient encore surnager Greuze et Watteau, mais Lancret et Pater, Boucher et Chardin, Fragonard et Prud’hon lui-même étaient tombés à des estimations dérisoires. C’était presque un ridicule de les rechercher, presque une folie de les acquérir. Cela passait pour une débauche de curiosité dépravée. Des fruits peints par Chardin ne se vendaient guère plus cher qu’au marché ».

Dessin de Gabriel de Saint-Aubin d’après le tableau exposé au Salon de 1761 esquissé sur la page 14 de son exemplaire du livret. Paris, Bibliothèque nationale de France.

Dessin de Gabriel de Saint-Aubin d’après le tableau exposé au Salon de 1761 esquissé sur la page 14 de son exemplaire du livret. Paris, Bibliothèque nationale de France. © BnF

Les trésors de la nation

Estimées 12 à 15 millions d’euros, les fraises d’Eudoxe Marcille font désormais trembler. Lors de la vente du 23 mars prochain, leur statut ne sera pas encore connu. Une demande de certificat d’exportation a bien été déposée mais trop tardivement. Il semble fort peu probable qu’un musée français puisse réunir les fonds nécessaires à la préemption de ce chef-d’œuvre. En soi, le Panier de fraises des bois qui illustrait la couverture du catalogue de l’exposition Chardin au Grand Palais en 1979 répond parfaitement à la définition d’un Trésor national : un « bien culturel qui présente un aspect majeur pour le patrimoine français d’un point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie ». Si le prix ne devrait pas affecter la décision, le musée du Louvre conserve déjà quarante et un tableau de Chardin dont des natures mortes aussi insignes que La Raie ou La Brioche. À l’inverse, de grands musées de province dont les très respectés musée des Beaux-Arts de Lyon ou le musée Fabre de Montpellier n’ont pas cet honneur. Pierre Rosenberg suggère de lancer une souscription publique mais la partie n’est pas encore gagnée. La situation est délicate et elle se posera à nouveau à l’avenir. Si Les Attributs de la musique civile et Les Attributs de la musique militaire ont été acquis par la Société des Amis du Louvre en 2014 auprès des héritiers d’Eudoxe Marcille, qui ont vendu en novembre dernier La Fontaine 7 110 000 € chez Christie’s (voir EOA n° 583 p. 81 et EOA n° 584 p. 82), le record de l’artiste, ces derniers conservent encore une pépite : Le Panier de prunes avec noix, groseilles et cerises. Or l’œuvre majeure du peintre qui est toujours en mains privés françaises est incontestablement La Petite Fille au volant des collections Rothschild dont le départ de France serait absolument inconcevable. Le 23 mars, le prix du Panier de fraises des bois sera aussi scruté que le nom de l’acquéreur. Si celui-ci était un particulier français, la nouvelle serait accueillie avec ferveur par les amoureux de Chardin et de la peinture du XVIIIsiècle. 

1 Denis Diderot, Salon de 1763.

Vente Artcurial avec le cabinet Turquin, le 23 mars 2022 à 18h. www.artcurial.com / www.turquin.fr 

À lire : Alexis Merle du Bourg, Chardin, éditions Citadelles & Mazenod, 2020, 384 p., 189 €.