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Réapparition d’un Fragonard à la « touche hardie » chez Artcurial

Jean-Honoré Fragonard, Intérieur d’étable (détail), début des années 1760. Huile sur toile, 54 x 65 cm.

Jean-Honoré Fragonard, Intérieur d’étable (détail), début des années 1760. Huile sur toile, 54 x 65 cm. © Artcurial

Acquis en 1784 par le marchand-bijoutier Dulac lors de la deuxième vente Le Roy de Senneville, cet Intérieur d’étable par Jean-Honoré Fragonard – dont le pendant est conservé au musée des Beaux-Arts de Houston – avait disparu depuis. Redécouvert par Matthieu Fournier et Élisabeth Bastier, il sera proposé à la vente le 9 novembre 2022 par la maison Artcurial.

Un camaïeu enfiévré

Ludique et facétieux à souhait, cet Intérieur d’étable est une invitation à suivre le processus de création de Fragonard qui ne cache rien de ses coups de pinceaux. Quelques touches de bleu, à peine perceptibles sur le front du taureau, deux points blancs au sommet de ses majestueuses cornes en forme de lyre, jolie allusion à Apollon, et cette robe rousse surmontée de blanc que le peintre a caressée de son pinceau révèlent son plaisir de peindre – notion vitale chez Jean-Honoré Fragonard. La très réputée Isabelle Leegenhoek, qui a été chargée de la restauration, concède « un véritable coup de cœur pour l’œuvre, tout particulièrement pour le bovin peint tout en pâte alors qu’au plus Fragonard s’en éloigna, au plus il peignit avec presque rien. Ainsi la figure du bambin, réalisé en frottis, presque sans matière, est à peine perceptible au premier regard puisque la figure a gagné en transparence en vieillissant ». Selon elle, Frago qu’elle connaît bien commença à peindre sur une préparation rouge le taureau puis il bâtit le reste de la composition avant de revenir sur l’animal pour en « recerner » les contours. C’est manifeste dans sa partie supérieure ou encore au niveau de la pâte arrière-droite où il ajouta ces touches de blanc de plomb pour leur donner plus de volume. Il ne « rechargea » pas certaines parties de l’animal comme celles qui jouxtent le chien, peint lui aussi avec une matière très riche, « un superbe brun refroidi avec un petit peu de bleu et de garance ». La magie de Fragonard, c’est aussi la possibilité pour le spectateur face à cet Intérieur d’étable d’imaginer la palette sur laquelle, au fur et à mesure, ses couleurs s’entremêlent au hasard de ses coups de pinceaux : le jaune du fond, encore un peu chargé autour du taureau, se perd ensuite au contact du bleu, se transformant en un camaïeu de verts. 

« Fragonard peignit plusieurs bovins dont le célèbre Taureau blanc à l’étable offert au Louvre par Éliane et Michel David-Weill en 1975. »

Une histoire de désirs

Dans sa notice de 1780, lors de la première dispersion de la collection Le Roy de Senneville, Alexandre-Joseph Paillet s’attarda bien sur la dimension plastique des deux pendants en mettant l’accent sur le faire large et généreux : « Deux tableaux. Études, l’un représente un enfant conduisant une vache, l’autre, l’intérieur d’une étable, où l’on voit une vache, & une jeune fille qui parle à un garçon placé sur le haut d’une échelle. Ces deux morceaux, d’une touche hardie & savante, sont aussi d’un beau ton de couleur ». L’expert se contenta néanmoins d’une description sommaire des scènes et il était délicat de présager de la portée des sujets jusqu’à aujourd’hui, d’autant plus que Fragonard peignit plusieurs bovins dont le célèbre Taureau blanc à l’étable offert au Louvre par Éliane et Michel David-Weill en 1975. Or ici, l’éloquence de la couleur traduit aussi toute la verve fragonardesque qui se joue de nous avec humour. L’attention du spectateur est absorbée par la puissance de l’animal et en découvrant la composition, il lui faut un peu de temps pour saisir la présence du garçonnet et l’intrigue qui se trame dans cette étable.

Jean-Honoré Fragonard, Le Taureau blanc à l’étable, première moitié des années 1760. Huile sur toile, 72,5 x 91 cm. Paris, musée du Louvre.

Jean-Honoré Fragonard, Le Taureau blanc à l’étable, première moitié des années 1760. Huile sur toile, 72,5 x 91 cm. Paris, musée du Louvre. © RMN-Grand Palais / Musée du Louvre / Franck Raux

Fragonard peintre de bovins

Fragonard fit usage du même processus que dans L’Absence des père et mère mise à profit du musée de l’Ermitage, d’une sensibilité et d’une date proche, où les ébats des adolescents dans la pénombre ne se révèlent à l’œil que dans un deuxième temps. Dans le tableau de Houston, Jeune Enfant retenant une vache par sa corde, le protagoniste tente, tant bien que mal, d’emmener une vache afin de la faire saillir. Dans le pendant donc, le taureau s’apprête à faire son devoir, ou plus vraisemblablement, il vient de l’accomplir. Fier, puissant, lubrique même, il nous toise. Peu impressionnés par l’animal pourtant si proche, les deux bambins dont l’esprit est échauffé par la scène à laquelle ils viennent certainement d’assister font semblant de jouer à cache-cache. La fillette aux pieds nus fait mine de s’abriter derrière une motte de foin tandis que le garçon, du haut de l’échelle, n’a d’yeux que pour elle et semble moins heureux de la surprendre que de pouvoir échanger un regard plein de malice qui en dit long sur la naissance de leurs ardeurs… C’est bien le passage de l’innocence à la curiosité pour le désir charnel que Fragonard nous propose d’entrapercevoir. Le taureau joue le rôle des statues antiques placées à dessein dans certains de ses paysages pour suggérer ce qui n’était pas montré. Il incarne ainsi la convoitise sexuelle, et même l’appétit bestial de Zeus qui peut ravir à tout moment sa proie. La suite de la scène se devine, elle est peut-être moins hasardeuse que le sujet du lavis du musée Cognacq-Jay, L’Étable où, dans une grange une jeune bergère repousse de ses deux bras les avances d’un amant qui l’a entraînée plus loin qu’elle ne le voulait, le tout sous le regard d’un taureau qui se cache pour mieux voir. Un tableau non identifié, donné à Paul Potter par Jean-Baptiste Pierre Le Brun, et décrit dans un catalogue de vente d’avril 1799, traitait du même thème : « Une jeune fille tenant un taureau en laisse, tandis qu’il couvre une vache ; un jeune garçon la surprend sur la gauche ; deux moutons & un bélier, & une étable, d’où l’on voit, à travers la porte, une femme dans l’intérieur. Il nous suffit de dire que c’est du bon faire de cet habile maître, & que la rareté de ses ouvrages les rend bien plus précieux aux vrais amateurs ». Porté aux nus par les collectionneurs français, Potter intrigua profondément Fragonard qui fut son meilleur interprète.

Jean-Honoré Fragonard, Jeune Enfant retenant une vache par sa corde, début des années 1760. Huile sur toile, 54 x 66 cm. Houston, Museum of Fine Arts.

Jean-Honoré Fragonard, Jeune Enfant retenant une vache par sa corde, début des années 1760. Huile sur toile, 54 x 66 cm. Houston, Museum of Fine Arts. © Sarah Campbell Blaffer Foundation, Houston

Le Roy de Senneville, encore et toujours…

Il serait tentant d’organiser un jour une reconstitution de l’époustouflant intérieur du fermier général Jean-François Le Roy de Senneville dans l’hôtel qu’il commanda en 1769 à Louis Le Tellier, au 6 rue Royale, où demeura plus tard Madame de Staël, aujourd’hui siège de la galerie Steinitz. Tous les volumes d’époque sont préservés, fait rarissime à Paris. Pionnier comme Vassal de Saint-Hubert, Le Roy de Senneville accorda dans son cabinet une prééminence à la peinture française de son temps sur les écoles étrangères. Lorsqu’il se retira des affaires, Alexandre-Joseph Paillet organisa une première vente, sous couvert d’anonymat, en avril 1780, tout en reconnaissant dans l’avant-propos que le contexte n’était pas favorable juste après la vente de la collection Poullain. Quatre ans plus tard, un mois après la mort de ce fils de marchand mercier parvenu aux sommets de la finance parisienne, Paillet organisa une nouvelle vente, dans sa demeure cette fois-ci. L’expert avertissait les amateurs : « la plupart d’entre eux ne présume pas qu’il se soit trouvé à son décès un nombre de tableaux aussi agréables par le choix des sujets que par l’exécution de leurs auteurs, dont la plus grande partie est de notre école », puisque Le Roy de Senneville avait « par un grand attachement » – ou plutôt en raison de la faiblesse des enchères – racheté ou fait retirer nombre d’œuvres présentées en 1780 tandis que d’autres objets n’avaient pas été inclus de son vivant. Parmi les dessins, dont un lavis représentant un bœuf à son râtelier et les quatorze tableaux de Fragonard de la collection Le Roy de Senneville, certains sont célèbres telles la copie par Fragonard d’après Ruisdael (Fort Worth, Kimbell Art Museum), la paire d’Amour folie et Amour sentinelle (Washington, National Gallery of Art) et bien sur La Liseuse (Washington, National Gallery of Art) mais La Visite à la nourrice (collection particulière) n’est réapparue que récemment en Estonie et Mosieur Fanfan, une toile de près de 90 cm de hauteur, dont la composition fut gravée par Marguerite Gérard et par Jean-Honoré Fragonard, reste elle aussi à découvrir. Patience is virtue ! L’Intérieur d’étable donne de l’espoir !

Jean-Honoré Fragonard, Intérieur d’étable, début des années 1760. Huile sur toile, 54 x 65 cm. Vente, Paris, 9 novembre 2022. Estimé : 300 000/500 000 €

Jean-Honoré Fragonard, Intérieur d’étable, début des années 1760. Huile sur toile, 54 x 65 cm. Vente, Paris, 9 novembre 2022. Estimé : 300 000/500 000 € © Artcurial

À lire : Carole Blumenfeld, Une facétie de Fragonard. Les révélations d’un dessin retrouvé, Gourcuff Gradenigo, 2013, 80 p., 20 €.
L’Objet d’Art n° 491, juin 2013, pp. 52-57.