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Auguste Perret : le triomphe du béton armé

Vue intérieure de l’église Saint-Joseph au Havre (1951-1956).

Vue intérieure de l’église Saint-Joseph au Havre (1951-1956). © Pascal Lemaitre. All rights reserved 2025 / Adobe Stock

Auguste Perret est sans aucun doute l’une des figures les plus insignes de l’architecture du XXe siècle. Constructeur visionnaire dans son utilisation du béton armé, il a réalisé de nombreux édifices publics en France et son art rayonna partout dans le monde, notamment en Grande-Bretagne, en Algérie ou en Turquie. Il fut aussi l’architecte en chef de la reconstruction de la ville du Havre après les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’année 2024 a marqué le 150e anniversaire de sa naissance et les 70 ans de son décès, l’occasion pour L’Objet d’Art de lui rendre hommage. 

Le 25 février 1954 s’éteignait Auguste Perret, quelques jours seulement après avoir fêté ses 80 ans. Hormis un colloque international organisé par la Fondation Perret et l’Académie des beaux-arts en novembre dernier à Paris, aucune institution ou musée n’a jugé utile de célébrer le 150e anniversaire de celui qui fut pourtant l’un des plus grands architectes de son temps et l’un des meilleurs ambassadeurs du béton armé.

Auguste Perret (1874-1954)

Auguste Perret (1874-1954) © Granger / Bridgeman images

Le fils d’un tailleur de pierre

Parisien toute son existence, Auguste Perret voit cependant le jour à Ixelles, au sud-est de Bruxelles, car son père a dû fuir la capitale pour des raisons politiques. Tailleur de pierre de formation, Claude-Marie Perret avait eu une jeunesse engagée, voire révolutionnaire, et sa participation à la Commune lui avait valu une condamnation à mort par contumace. Après deux filles nées en France, sa femme met au monde trois fils en Belgique : Auguste (1874), Gustave (1876) et Claude (1880), qui plus tard travailleront ensemble au sein de l’entreprise familiale.

Perret et Fils

Sitôt la loi d’amnistie votée en 1880, les Perret rentrent à Paris. Si leur origine est ouvrière, les succès professionnels du père – qui a réalisé des ouvrages en pierre pour d’importants chantiers, tels que le palais de justice de Charleroi ou les serres royales de Laeken – permettent à Auguste et Gustave de bénéficier d’une excellente éducation à l’École alsacienne. Claude-Marie ne tarde pas à les associer à ses projets et sa firme, établie rue du Rocher dans le VIIIe arrondissement de la capitale, deviendra en 1896 l’entreprise Perret et Fils.

L’immeuble de la rue Franklin (1903).

L’immeuble de la rue Franklin (1903). © Andrea Jemolo / Bridgeman Images

Une formation ­interrompue

Reçu en juillet 1891 à l’École des beaux-arts, Auguste entre dans l’atelier de Julien Guadet où il se distingue d’emblée par la qualité de son dessin mais aussi par sa connaissance du vocabulaire classique. « Il faisait ses projets chez lui, en quelques jours, les apportait presque achevés à la correction du patron, qui n’en faisait jamais »1, rapportera son élève Pierre Vago. En 1894, Perret obtient le prix de Reconnaissance des architectes américains et franchit sans peine la première épreuve du grand prix de Rome. Pourtant, comme l’année précédente, il renonce à poursuivre et quitte l’École en 1901 sans diplôme – tout comme son cadet Gustave, qui l’y avait rejoint à partir de 1893.

L’immeuble de la rue Franklin (1903).

L’immeuble de la rue Franklin (1903). © Andrea Jemolo / Bridgeman Images

Perret Frères Architectes-Constructeurs béton armé

Leur refus du titre officiel d’architecte est naturellement réfléchi : il est motivé par leur volonté de conserver toute liberté pour exercer leur métier comme ils l’entendent. Car Auguste, au moment de préparer le concours, savait bien que Guadet, son professeur, était sur le point de faire adopter par la profession un code de déontologie définissant l’architecture comme une activité non commerciale. Or les frères Perret ont bien l’intention de reprendre l’entreprise paternelle et de réaliser par eux-mêmes les bâtiments qu’ils dessinent. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’intitulé de la nouvelle firme qu’ils créent en 1905 avec Claude, leur benjamin, après le décès prématuré de leur père : « Perret Frères Architectes-Constructeurs béton armé », qui installe ses bureaux dans le XVIe arrondissement, d’abord au 25 bis, rue Franklin, puis, à partir de 1932, au 55, rue Raynouard.

L’appartement d’Auguste Perret rue Raynouard à Paris.

L’appartement d’Auguste Perret rue Raynouard à Paris. © François Roelants

Des techniques mixtes

Les projets qu’ils réalisent au tournant du siècle témoignent du savoir et des compétences qu’ils ont acquis à l’École avec le recours aux techniques mixtes, très répandues à l’époque : charpente en bois, ossature métallique, façade en pierre et remplissage en brique. La construction du casino de Saint-Malo (1899, détruit en 1944 par les bombardements alliés) est toutefois marquée par une innovation, certes très discrète, mais promise au plus bel avenir : deux poutres en béton de quinze mètres de portée y supportent un plancher au-dessus du bar.

L’appartement d’Auguste Perret rue Raynouard à Paris.

L’appartement d’Auguste Perret rue Raynouard à Paris. © François Roelants

Un nouveau matériau : le béton armé

Mais c’est véritablement avec l’immeuble de la rue Franklin (1903) qu’Auguste Perret donne pour la première fois sa chance à ce nouveau matériau. Il faut dire qu’il devait composer jusque-là avec les réticences très fortes de son père qui, comme la plupart des hommes de sa génération, considéraient le béton avec dédain. Les choses étaient pourtant en train d’évoluer, et rapidement. Depuis les essais respectifs des pionniers Joseph-Louis Lambot, Joseph Monier et François Coignet à la fin des années 1840, mais surtout depuis les travaux de François Hennebique, qui avait déposé en 1892 un brevet pour une « combinaison particulière du métal et du ciment », le béton intéressait de plus en plus les bâtisseurs.

« Le Corbusier, qui est alors engagé comme dessinateur à la demi-journée, se souviendra combien Perret aimait à dire à ses visiteurs qu’il “fai[sait] du béton armé !” »

Un essor fulgurant

Le perfectionnement mis au point par Hennebique – l’inventeur, donc, du béton armé – révolutionnait la construction et les années 1900 sont celles de l’essor fulgurant de son invention, mais aussi de sa propre entreprise, qui ouvre une cinquantaine de bureaux d’études et emploie plus de 10 000 ouvriers dans le monde. Joseph Abram rappelle toutefois que le matériau demeurait suspect aux yeux du grand public en raison de certains écroulements dramatiques, en réalité nullement imputables au béton lui-même, et qu’il y avait donc une « réelle audace à bâtir, comme le firent les frères Perret, un immeuble d’apparence légère, affirmant la finesse d’une ossature en béton armé »2.

La résidence-atelier de la sculptrice Chana Orloff, 7bis Villa Seurat, Paris (XIVe).

La résidence-atelier de la sculptrice Chana Orloff, 7bis Villa Seurat, Paris (XIVe). © DR

Le garage de la rue de Ponthieu

Désormais seul maître à bord, Auguste lance avec enthousiasme l’entreprise familiale dans l’aventure de cette nouvelle technique. En 1906, il l’emploie pour répondre à la commande d’un garage dans le VIIIe arrondissement parisien (détruit en 1960). La façade qu’il dessine avec Gustave se distingue par son absence de revêtement : le béton étant l’avenir, il n’y a aucune raison de chercher à le cacher. Le Corbusier, qui est alors engagé comme dessinateur à la demi-journée, se souviendra combien Perret aimait à dire à ses visiteurs qu’il « fai[sait] du béton armé ! » : « Ça claquait dans l’agence […] comme un drapeau dans le vent et comme aussi une décharge de canonnade »3. Si l’élévation du garage de la rue de Ponthieu est d’une sobriété remarquable, Perret accordera cependant toujours la plus grande attention au fini du béton dans ses constructions. Car il est, dit-il, « de la pierre que nous fabriquons, bien plus noble et plus belle que la pierre naturelle. Il lui faut faire l’honneur de l’éveiller »4. On pourra donc, et même on devra le travailler lui aussi au marteau ou à la boucharde, le cisailler ou le layer…

Le garage Ponthieu Automobiles au 51, rue de Ponthieu à Paris (VIIIe). Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris.

Le garage Ponthieu Automobiles au 51, rue de Ponthieu à Paris (VIIIe). Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris. © CC0 Paris Musées / musée Carnavalet – Histoire de Paris

« Les Perret […] donnent avec le théâtre des Champs-Élysées l’un des premiers exemples de ce que l’on a pu appeler le classicisme structurel. »

Le théâtre des Champs-Élysées

En 1911, Auguste et Gustave sont sollicités pour l’édification d’une salle de concerts, à nouveau dans le très chic VIIIe arrondissement. Si ce sont les entrepreneurs et non les architectes qu’on demande – le dessin du théâtre ayant été confié à Henry Van de Velde –, les deux frères vont si bien conformer les plans à leur vision qu’ils s’estimeront les véritables auteurs du bâtiment. Il faut dire qu’à l’issue des travaux, les lignes Art nouveau du Belge ont été largement supplantées par le rationalisme des Perret, qui donnent avec le théâtre des Champs-Élysées l’un des premiers exemples de ce que l’on a pu appeler le classicisme structurel. Le béton armé triomphe définitivement, et avec lui une esthétique de l’épure, défendue par Auguste dans un texte de 1914 intitulé « Le style sans ornements », qui n’est pas sans faire écho au fameux essai d’Adolf Loos Ornement et crime.

Le théâtre des Champs-Élysées, avenue Montaigne à Paris (VIIIe).

Le théâtre des Champs-Élysées, avenue Montaigne à Paris (VIIIe). © DR

Les Ateliers Esders

Lié aux artistes et aux intellectuels grâce au Club de Passy co-fondé par son beau-frère, Perret s’affirme rapidement comme l’un des chefs de file de l’architecture moderne. L’atelier qu’il réalise au début des années 1920 pour la société de confection Esders (Paris, XIe arrondissement, détruit) est un chef-d’œuvre de construction industrielle. Fidèle à ses origines ouvrières, il n’oublie pas qu’il doit, par son art, être « le bienfaiteur de tous ceux qui travaillent » et, en dessinant un immense vaisseau dont la charpente et la verrière zénithale sont soutenues par deux arcs monumentaux, offre aux 1 500 couturières une « beauté humaine », « fraternelle », une « œuvre de justice »5.

Notre-Dame du Raincy

Au même moment, au Raincy, il bâtit son premier édifice religieux, l’église Notre-Dame, rapidement surnommée la « Sainte-Chapelle du béton armé », et dont procèderont toutes ses futures églises, depuis Sainte-Thérèse de Montmagny (1925-1926) jusqu’à Saint-Joseph au Havre (1951-1954). Parallèlement, preuve de son énergie créatrice comme du succès rencontré, Auguste dessine plusieurs résidences-ateliers – pour Cassandre, Georges Braque ou encore Chana Orloff –, qui se signalent par des volumes simples et une distribution classique des pièces.

L’église Notre-Dame au Raincy, Seine-Saint-Denis (1922-1923).

L’église Notre-Dame au Raincy, Seine-Saint-Denis (1922-1923). © Bridgeman Images

Un architecte qui rayonne à l’échelle internationale

Au début des années 1930, la firme Perret déménage ses bureaux dans un immeuble qu’Auguste vient tout juste d’achever dans le quartier de Passy, rue Raynouard. L’architecte s’installe avec son épouse au septième étage, dans un appartement qui accueille régulièrement Paul Valéry, André Gide ou Édouard Vuillard et qui a été restauré depuis sa donation à l’Académie des beaux-arts en 2023.

L’escalier à double révolution du palais d’Iéna (XVIe arrondissement), célèbre dans les écoles d’architecture du monde entier.

L’escalier à double révolution du palais d’Iéna (XVIe arrondissement), célèbre dans les écoles d’architecture du monde entier. © DR

La décennie est marquée par la diffusion de ses idées, tant en France qu’à l’étranger. Auguste Perret avait commencé à dispenser ses leçons dans le « Palais de Bois » qu’il avait construit porte Maillot, entre 1924 et 1928, avant d’être invité en 1930 à enseigner à l’École spéciale d’architecture. Élu peu après président des Réunions internationales d’architecture, il participe au congrès de Milan, puis aux rencontres de Vienne, Prague, Budapest et Stuttgart ; en 1936, c’est à Buenos Aires qu’il donne une série de conférences. Devenu incontournable, il a logiquement été sollicité par le ministère de l’Instruction publique pour réaliser l’étude du plan de l’Exposition internationale de 1937, du Champ-de-Mars à la Colline de Chaillot. Mais il voit grand, trop grand même pour les décideurs, qui refusent finalement son projet, mais veillent tout de même à lui commander deux bâtiments prestigieux : le Mobilier national (XIIIe arrondissement) et le Musée des Travaux publics, également connu sous le nom de palais d’Iéna (XVIe arrondissement).

Le Mobilier national (XIIIe arrondissement).

Le Mobilier national (XIIIe arrondissement). © DR

La Seconde Guerre mondiale

Bien qu’adoubé par le Front populaire, Perret reste très actif durant l’Occupation, qui le voit continuer d’empiler honneurs et responsabilités : en 1942, il prend la direction d’un atelier à l’École des beaux-arts et en 1943, il est élu à l’Académie des beaux-arts. À la Libération, pas davantage inquiété, il est chargé d’élaborer le projet du Centre d’études atomiques de Saclay, achevé en 1953, mais se fait surtout connaître d’un public plus vaste par son aménagement du Havre.

La reconstruction du Havre

La ville normande a particulièrement souffert de la guerre, les bombardements britanniques en ayant pour ainsi dire rasé le centre. Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, fait donc appel à Auguste Perret afin qu’il la reconstruise au plus vite et qu’elle puisse à nouveau loger les quelque 80 000 Havrais sans abri. Entouré d’anciens élèves, celui-ci propose d’abord de tout rebâtir sur une plate-forme de 3,5 mètres de hauteur, sous laquelle seraient installés les équipements collectifs mais aussi les garages, les entrepôts ou encore les services de transport en commun. Si cet audacieux projet est écarté en raison de la pénurie de matériaux, la suite donnée demeure novatrice par le développement des techniques de préfabrication et l’usage d’un module unificateur qui, en permettant de réutiliser coffrages et moules, s’avère très économique.

Le centre-ville du Havre reconstruit après la Seconde Guerre mondiale.

Le centre-ville du Havre reconstruit après la Seconde Guerre mondiale. © Alamy

L’entrée au patrimoine mondial de l’UNESCO

D’une ampleur monumentale absolument inédite, le chantier accapare naturellement les dix dernières années de Perret. Dans l’application d’une grille modulaire au plan urbain comme aux élévations des immeubles, l’architecte fait primer le carré et l’angle droit ainsi que l’horizontalité. Sur cette mer de béton armé, il dresse avec optimisme la tour-clocher de l’église Saint-Joseph, premier édifice moderne à être inscrit au titre des Monuments historiques en 1965. Quarante ans plus tard, c’est tout le centre-ville reconstruit qui rejoint le patrimoine mondial de l’humanité de l’UNESCO – sans aucun doute la plus belle reconnaissance possible pour l’œuvre d’Auguste Perret.

L’église Saint-Joseph au Havre (1951-1956).

L’église Saint-Joseph au Havre (1951-1956). © Pascal Lemaitre. All rights reserved 2025 / Bridgeman Images

Auguste Perret en quelques dates

1874 Naissance le 12 février d’Auguste Perret à Ixelles (Belgique). Ses frères Gustave et Claude naissent respectivement en 1876 et 1880. Ils travailleront tous ensemble au sein de l’entreprise familiale.

1903-1904 Construction de l’immeuble du 25 bis, rue Franklin (Paris, XVIarr.).

1911-1913 Construction du théâtre des Champs-Élysées (Paris, VIIIe arr.).

1919-1920 Construction des Ateliers Esders (Paris, XIe arr.).

1922-1923 Construction de l’église Notre-Dame au Raincy (Seine-Saint-Denis).

1925-1930 Construction de maisons individuelles et de résidences-ateliers.

1927 Le conservateur Paul Jamot publie A.-G. Perret et l’architecture du béton armé, première monographie consacrée à Auguste Perret.

1928-1929 Construction de la salle Cortot (Paris, XVIIe arr.) ; le pianiste dira qu’elle « sonne comme un Stradivarius ».

1930 Prend la direction d’un atelier à l’École spéciale d’architecture ; ses étudiants diffusent ses idées.

1933-1935 Président des Réunions internationales d’architecture, il participe au congrès de Milan ainsi qu’aux rencontres de Vienne, Prague, Budapest et Stuttgart ; le ministère de l’Instruction publique lui confie l’étude du plan de l’Exposition internationale de 1937, mais le projet n’aboutira pas.

1937 Construction du palais d’Iéna – Musée des travaux publics (Paris, XVIe arr.).

1943 Élu à l’Académie des beaux-arts.

1945 Président de l’Ordre des architectes ; Raoul Dautry, ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, le charge d’aménager le centre-ville du Havre, ravagé par les bombes durant la guerre ; l’ensemble sera inscrit en 2005 au patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO.

1947-1949 Construction du musée des Beaux-Arts de São Paulo.

1950 Exposition personnelle à New York ; il reçoit deux ans plus tard la médaille d’or de l’American Institute of Architects.

1954 S’éteint le 25 février à l’âge de 80 ans.

1 Pierre Vago, « Perret », L’Architecte d’aujourd’hui, n° 7, octobre 1932, p. 15.

2 Joseph Abram, Auguste Perret, Paris, Éditions du patrimoine, 2017 [2013], p. 27.

3 Cité dans ibid., p. 28.

4 Cité dans Les Frères Perret. L’œuvre complète, dir. Maurice Culot, David Peyceré et Gilles Ragot, Paris, Institut français d’architecture / Éditions Norma, 2000, p. 35.

5 Cité dans Joseph Abram, op. cit., p. 31.