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Deux chefs-d’œuvre de la sculpture regagnent Versailles

Philippe Bertrand (1664-1724), René Frémin (1672-1744) et Jacques Bousseau (1681-1740), Zéphyr et Flore (détail), 1713-1726. Groupe, marbre, 213 x 150 x 126 cm (terrasse rapportée : 8 x 150 x 140 cm). Gravé sur la plinthe de la terrasse : ZEPHIRE ET FLORE. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Philippe Bertrand (1664-1724), René Frémin (1672-1744) et Jacques Bousseau (1681-1740), Zéphyr et Flore (détail), 1713-1726. Groupe, marbre, 213 x 150 x 126 cm (terrasse rapportée : 8 x 150 x 140 cm). Gravé sur la plinthe de la terrasse : ZEPHIRE ET FLORE. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles / Christophe Fouin

Commandés respectivement par Louis XIV et Louis XV, Zéphyr et Flore, puis L’Abondance, n’étaient plus localisés depuis des décennies. Ils ont été retrouvés, en 2018, dans les jardins de l’ambassade d’Angola, à Paris. Le 4 février 2022, ce pays a fait officiellement don des deux groupes sculptés à la France, pour le château de Versailles. L’occasion pour celui-ci de célébrer ce geste généreux.

À travers une cinquantaine d’œuvres provenant de collections publiques et privées, et pour certaines inédites, l’exposition « Chefs-d’œuvre retrouvés » s’attache à retracer les étonnants parcours de ces deux insignes sculptures pour la première fois présentées au public. Les amours de Zéphyr et de Flore furent narrées par le poète antique Ovide dans ses Fastes, traduits en français par Clément de Marolles en 1660. Quoique mineurs, ces dieux se distinguent par leur histoire heureuse, bien différente des amours tragiques d’autres couples mythologiques qui, tels Vénus et Adonis ou Apollon et Daphné, sont ponctuées d’enlèvements violents ou d’irrémédiables métamorphoses. Certes, Zéphyr força Flore, mais celle-ci reconnut qu’il « amenda le tort qu’il me faisait par sa violence, en me donnant comme il fit le nom de son épouse », précisant même que « depuis que nous sommes ensemble, il n’y a point eu de querelle ni de débat entre nous ». Après les rudesses de l’hiver que maintenait Borée, le Vent du nord, la rencontre de Zéphyr, le Vent d’ouest, avec la déesse des Fleurs, marquait la naissance du printemps.

« Il me paraît […] que les sujets sont trop sérieux et qu’il faut qu’il y ait de la jeunesse mêlée dans ce que l’on fera […]. Il faut de l’enfance répandue partout. »

Louis XIV, note à l’attention de son Premier architecte, 1699

Le printemps, une saison royale

Bienfaisante entre toutes, cette saison régénératrice fut volontiers associée à Louis XIV dès le début de son règne personnel. Exceptionnellement prêté par la Bibliothèque nationale de France, le splendide manuscrit des Devises pour les tapisseries du roy, peint par Jacques Bailly en 1668, proclame qu’à l’instar du Printemps « Sa Majesté [est] l’amour et l’ornement de toute la terre ». Outre la fertilité des cultures tant espérée à une époque où les rendements agricoles étaient parfois insuffisants, la dimension cyclique du printemps rappelait la course tout aussi immuable du Soleil, astre cher au souverain. De fait, s’écartant quelque peu du texte ovidien, les librettistes du règne accordèrent un rôle majeur au Soleil. Dans l’opéra Zéphyr et Flore (1688), l’astre apollinien délivre Flore persécutée par Borée et la réunit à son tendre amant Zéphyr, assurant ainsi le retour du Printemps. 

Charles Perrault, François Charpentier, Jean Chapelain et Jacques Cassagnes, Devises pour les tapisseries du roy, où sont représentez les quatre élémens et les quatre saisons de l’année, Paris, 1667-1668, complété en 1671 ; peint par Jacques Bailly. Parchemin et gravures sur papier 43 f. 39,5 x 27 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits français.

Charles Perrault, François Charpentier, Jean Chapelain et Jacques Cassagnes, Devises pour les tapisseries du roy, où sont représentez les quatre élémens et les quatre saisons de l’année, Paris, 1667-1668, complété en 1671 ; peint par Jacques Bailly. Parchemin et gravures sur papier 43 f. 39,5 x 27 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits français. © BnF

Trianon, le palais du printemps

Cette métaphore à peine voilée du monarque constant et prodigue fut reprise l’année suivante dans le ballet qui inaugura le Trianon de marbre (actuel Grand Trianon), nouveau Palais de Flore. Situé non loin de Versailles, alors siège officiel de la cour et du gouvernement, ce palais érigé en 1687 par Jules Hardouin-Mansart à l’emplacement du Trianon de porcelaine était la résidence privée de Louis XIV. Ce dernier y affirma ses goûts pour les fleurs odorantes qui, fréquemment changées, y fleurissaient toute l’année, concrétisant le thème du printemps perpétuel qui lui était attaché. À cette dominante florale des jardins s’ajoutait une forte connotation sentimentale, le premier Trianon ayant abrité les amours du roi avec Madame de Montespan. Palais de la maturité, le Trianon de marbre fut quant à lui le séjour du monarque et de son épouse secrète, Madame de Maintenon qui, malgré leur âge, demeurèrent comparés au couple mythologique. De fait, la chambre de la marquise fut ornée de peintures représentant Zéphyr et Flore. Habituellement peu visibles, ces toiles dues à Michel II Corneille en 1688 et à Antoine Coypel en 1702 illustrent dans l’exposition la persistance du thème printanier dans l’iconographie royale ainsi que le développement d’un art nouveau qu’Antoine Schnapper qualifia de « style Trianon ». Plus léger, comme assoupli, caractérisé par des coloris raffinés et des thèmes galants, ce style concrétise, en quelque sorte, cette note fameuse que Louis XIV rédigea à l’attention de son Premier architecte, en 1699 : « il me paraît […] que les sujets sont trop sérieux et qu’il faut qu’il y ait de la jeunesse mêlée dans ce que l’on fera […]. Il faut de l’enfance répandue partout ».

Michel II Corneille (1642-1708), Zéphyr présentant des fleurs à Flore, 1688. Huile sur toile, 179 x 127 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Michel II Corneille (1642-1708), Zéphyr présentant des fleurs à Flore, 1688. Huile sur toile, 179 x 127 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles / Christophe Fouin

Zéphyr et Flore, la dernière commande de sculpture du règne de Louis XIV

Cet art de la détente qui anime les dernières années du règne est également manifeste dans la sculpture de Marly, autre résidence de plaisance, ainsi que dans celle des Salles vertes de Trianon. Aménagées à partir de 1699 au nord du domaine, ces petites salles de verdure dissimulées au détour des allées furent peuplées dès 1704 de nombreuses sculptures provenant, pour beaucoup, de bosquets versaillais alors transformés, voire démantelés. Outre ces remplois, les Bâtiments du roi passèrent plusieurs commandes destinées à ce véritable musée de sculptures en plein air réservé presque exclusivement à la délectation du souverain. Pour la première fois présentée au public, Minerve, par Claude Bertin, est un manifeste de cet art gracieux, sinon gracile, aux drapés hellénistiques épousant le contrapposto appuyé de la figure. Or, c’est pour ces Salles vertes, laboratoire de formes nouvelles, que le groupe de Zéphyr et Flore fut commandé en 1713. Par son iconographie et par son style, ce chef-d’œuvre offre une remarquable synthèse entre un thème associé à Trianon et à la figure du souverain, et des aspirations esthétiques brillamment renouvelées au crépuscule du règne. 

Philippe Bertrand (1664-1724), René Frémin (1672-1744) et Jacques Bousseau (1681-1740), Zéphyr et Flore, 1713-1726. Groupe, marbre, 213 x 150 x 126 cm (terrasse rapportée : 8 x 150 x 140 cm). Gravé sur la plinthe de la terrasse : ZEPHIRE ET FLORE. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Philippe Bertrand (1664-1724), René Frémin (1672-1744) et Jacques Bousseau (1681-1740), Zéphyr et Flore, 1713-1726. Groupe, marbre, 213 x 150 x 126 cm (terrasse rapportée : 8 x 150 x 140 cm). Gravé sur la plinthe de la terrasse : ZEPHIRE ET FLORE. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles / Christophe Fouin

Une œuvre à trois mains

L’exécution de ce groupe ne fut pas sans difficulté. Prestigieuse, la commande fut passée à deux sculpteurs aguerris qui, membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, avaient déjà collaboré sur plusieurs chantiers royaux. René Frémin et Philippe Bertrand se répartirent les trois figures à exécuter chacune dans un bloc de marbre blanc de Carrare, dans leurs ateliers parisiens. Ainsi, Bertrand entreprit de sculpter les figures de Flore et de l’Amour, et Frémin celle de Zéphyr. Toutefois, en 1721 Frémin partit en Espagne au service de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, et confia sa figure au deux-tiers achevée à Jacques Bousseau, académicien. Ce dernier eut également à terminer le travail que Bertrand, mort en 1724, ne put mener à bien. À son achèvement deux ans plus tard, l’œuvre fut transférée dans les magasins royaux, à Paris. De son vivant, Louis XIV ne put donc admirer à Trianon que le modèle en plâtre du groupe, installé un an avant sa mort, en 1714, dans la grande Salle ronde qui prit alors le nom de salle de Flore. 

Une lecture sensible du mythe

Sans que la raison soit à ce jour clairement établie, les sculpteurs s’inspirèrent d’une grande toile peinte en 1701 pour la galerie François Ier à Fontainebleau par Louis de Boullogne. Quelques années plus tard, le peintre déclina sa composition en carton de tapisserie pour la tenture des Métamorphoses, tissée aux Gobelins. La mise en regard, dans l’exposition, de la peinture, de la tapisserie et du groupe sculpté permet de mesurer la dette des sculpteurs vis-à-vis de Boullogne, mais également leur attachement à un traitement plus narratif et sensible du mythe ovidien. Surgissant des nuées, un pied encore dans les airs, Zéphyr apparaît à Flore et la couronne d’un bouquet de fleurs, aujourd’hui disparu. Frémin sut rendre à merveille la sensation de vitesse et de vent ébouriffant les cheveux et soulevant le drapé qui enchâsse le corps du jeune dieu à la beauté androgyne. La bouche entrouverte, il regarde avec ardeur la déesse des Fleurs. Cette dernière semble quant à elle pénétrée de sentiments contraires. En effet, le geste de sa main marque la surprise, sinon l’effroi suscité par la soudaine apparition de Zéphyr. Mais le visage, où transparaît une certaine langueur, trahit l’irruption tout aussi inattendue d’émotions plus douces, soulignées par les jeux de regards qui relient avec tendresse les divinités. D’apparence anodine, le petit Amour introduit une dimension temporelle absente de la toile de Boullogne. En considérant la disposition originelle du groupe sur un haut socle, on remarque que ce putto rieur regarde le spectateur. Par l’index pointé, il le guide vers la scène principale qui, figé dans le marbre, est l’instant précis où la surprise cède à l’amour. L’Amour désigne ainsi son grand-œuvre : la naissance du Printemps bienfaisant, gage de floraison, d’abondance et de renouveau.

Philippe Bertrand (1664-1724), René Frémin (1672-1744) et Jacques Bousseau (1681-1740), Zéphyr et Flore (détail), 1713-1726. Groupe, marbre, 213 x 150 x 126 cm (terrasse rapportée : 8 x 150 x 140 cm). Gravé sur la plinthe de la terrasse : ZEPHIRE ET FLORE. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Philippe Bertrand (1664-1724), René Frémin (1672-1744) et Jacques Bousseau (1681-1740), Zéphyr et Flore (détail), 1713-1726. Groupe, marbre, 213 x 150 x 126 cm (terrasse rapportée : 8 x 150 x 140 cm). Gravé sur la plinthe de la terrasse : ZEPHIRE ET FLORE. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles / Christophe Fouin

L’Abondance à Choisy, un rendez-vous manqué

Situé entre Paris et Fontainebleau, proche de la giboyeuse forêt de Sénart et offrant une vue agréable sur la Seine, Choisy fut l’un de ces satellites de Versailles que Louis XV apprécia et embellit tout au long de son règne. Propriété enviée de la Grande Mademoiselle, qui fit bâtir un premier château, le domaine fut acquis par le jeune monarque en 1739. D’abord réservé à quelques familiers, ce lieu de villégiature abrita la passion du roi pour Madame de Pompadour puis, progressivement, fut ouvert à la famille royale et à un cercle toujours plus large de courtisans. Jacques V Gabriel puis son fils Ange Jacques conduisirent les nombreux travaux d’agrandissements qui transformèrent le site en une véritable résidence royale. Souhaitant préserver une forme d’intimité, le souverain fit construire en 1754-1756 un petit château réservé à son usage exclusif. Là, dans ce havre de paix séparé du domaine plus public par des murs, Louis XV s’adonna à sa passion pour la botanique et l’agronomie, faisant aménager un jardin fleuriste, une ménagerie, des serres chauffées pour la culture de l’ananas et une orangerie qui abrita L’Amour taillant son arc dans la massue d’Hercule. Toutefois, malgré la présence, au plus près du roi, du chef-d’œuvre d’Edme Bouchardon, Choisy ne fut ni un second Marly, ni un second Bellevue aux jardins peuplés de sculptures. En effet, les nombreuses commandes passées pour Choisy aux meilleurs sculpteurs du temps furent soient abandonnées, soient offertes.

Attribué à Alexis Nicolas Pérignon (1726-1782), Le château de Choisy-le-Roi, du côté de la cour, 1773. Pierre noire, aquarelle et gouache sur papier, 20,8 x 37,3 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Attribué à Alexis Nicolas Pérignon (1726-1782), Le château de Choisy-le-Roi, du côté de la cour, 1773. Pierre noire, aquarelle et gouache sur papier, 20,8 x 37,3 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles / Christophe Fouin

Le bosquet de la Paix

Parmi ces entreprises manquées se distingue, par son importance, le projet du bosquet de la Paix. Imaginé en 1752 par le Premier peintre du roi Charles Antoine Coypel, ce bosquet aurait permis de « distribuer […] des ouvrages à cinq de nos habiles sculpteurs » et de célébrer la récente paix d’Aix-la-Chapelle qui avait mis fin à l’éprouvante guerre de Succession d’Autriche (1740-1748). Visant à relancer le mécénat royal ébranlé par les années de conflit, ce projet courtisan séduisit le nouveau directeur des Bâtiments du roi, le jeune Abel François Poisson, frère de la marquise de Pompadour. Ce dernier répartit lui-même les prestigieuses commandes à des sculpteurs aux talents déjà reconnus. À Michel-Ange Slodtz revenait l’exécution du groupe principal, la Victoire qui ramène la Paix, tandis que Jean-Baptiste II Lemoyne, Jacques Saly et Lambert Sigisbert Adam étaient respectivement désignés pour l’exécution des statues d’Apollon, de Mercure et de L’Abondance. La mort de Coypel l’année suivante, l’impécuniosité des Bâtiments et, peut-être, un royal désintérêt, eurent peu à peu raison du bosquet de la Paix, et des cinq sculptures, seule L’Abondance fut exécutée en marbre. 

Louis Tocqué (1696-1772), Abel François Poisson, marquis de Vandières, puis de Marigny et de Menars (1727-1781), directeur des Bâtiments du roi, 1755. Huile sur toile, 137,5 x 104 cm. Signé et daté en bas à droite : L. Tocqué 1755. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Louis Tocqué (1696-1772), Abel François Poisson, marquis de Vandières, puis de Marigny et de Menars (1727-1781), directeur des Bâtiments du roi, 1755. Huile sur toile, 137,5 x 104 cm. Signé et daté en bas à droite : L. Tocqué 1755. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles / Christophe Fouin

La virtuosité de Sigisbert Adam

Membre d’une dynastie lorraine d’artistes, Adam était l’aîné d’une fratrie de sculpteurs et fut reçu à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1737. Lorsque la commande de L’Abondance lui échut, il avait déjà exécuté pour le roi des œuvres importantes, comme le Triomphe de Neptune et d’Amphitrite (1735-1740), groupe central en plomb du bassin de Neptune, à Versailles, ou encore les groupes en marbre de La Chasse et de La Pêche. Achevées à Choisy avant d’être offertes à Frédéric II de Prusse en 1749, ces sculptures d’une virtuosité inouïe présentent de nombreuses affinités avec L’Abondance, ultime chef-d’œuvre qui occupa l’artiste jusqu’à sa mort. Venant des airs et dissipant les nuages, l’Abondance pose un pied sur le sol et « répand ses dons sur la terre », ainsi que le précise le livret du Salon de 1753, où Adam présenta le modèle en plâtre. De fait, les grappes de raisins, les épis de blés et les pièces de monnaie se déversant de la corne d’abondance jonchent déjà la terrasse de l’œuvre. Pour représenter cette figure allégorique, l’artiste se conforma au fameux Iconologia de Cesare Ripa (1593), recueil fréquemment réédité en français. Outre la corne d’abondance, son principal attribut, la joie qui inonde le visage aux joues pleines et la sensualité de la jeune femme, représentée seins nus, traduisent le bonheur d’une prospérité retrouvée sous l’égide du roi pacificateur. Adam, qui séjourna une décennie à Rome, garda de ses années italiennes un goût marqué pour le baroque mouvementé et les défis techniques, ce dont témoigne l’exécution virtuose des drapés et des cheveux pris dans le vent. Cet art de l’effet n’exclut pas pour autant un sens aigu pour une forme de vérité, perceptible dans le rendu très réaliste des fruits qui jonchent la terrasse, comme le melon ou les grappes de raisins. À la mort de l’artiste, en 1759, ses neveux également sculpteurs trouvèrent dans l’atelier l’œuvre inachevée et y mirent la dernière main. Les Bâtiments du roi firent alors transférer L’Abondance dans les magasins royaux, à Paris, dans lesquels sommeillait depuis une quarantaine d’années Zéphyr et Flore.

 Lambert Sigisbert Adam, dit Adam l’Aîné (1700-1759), L’Abondance répandant ses dons sur la terre, 1752-1760. Statue, marbre, 208 x 115 x 142 cm (diamètre de la terrasse : 105 cm). Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

Lambert Sigisbert Adam, dit Adam l’Aîné (1700-1759), L’Abondance répandant ses dons sur la terre, 1752-1760. Statue, marbre, 208 x 115 x 142 cm (diamètre de la terrasse : 105 cm). Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © château de Versailles / Christophe Fouin

Escale à Menars

Abel François Poisson, fait marquis de Marigny en 1754 et directeur des Bâtiments du roi de 1751 à 1773, donna à ces deux sculptures une nouvelle vie. À la mort de sa sœur, il hérita de ses collections ainsi que de ses propriétés, dont Menars, vers Blois. Le marquis se prit de passion pour ce splendide domaine qu’il n’eut de cesse d’embellir, au point que les contemporains le considérèrent comme digne d’un prince. Administrateur attentif de ses biens, Marigny fit dresser de nombreuses cartes de la seigneurie, ainsi que des plans et des élévations des fabriques qu’il fit ériger par les meilleurs architectes dans ses jardins surplombant la Loire, objets de tous ses soins. Fort de sa position et, surtout, de la faveur dont il jouissait, Marigny obtint de Louis XV le don de plus de cinquante sculptures provenant des collections royales. Ainsi, Zéphyr et Flore fut transférée à Menars en 1769 et installée sur un haut socle dessiné par Jacques Germain Soufflot. Le Bon du roi qui aurait dû officialiser le don de L’Abondance n’ayant pas été retrouvé, il est permis de se demander si le marquis ne préleva pas indûment l’œuvre dans les magasins royaux… Elle parvint à Menars en 1773, date à laquelle elle orna le centre de la façade de l’orangerie, petit temple néoclassique également dû à Soufflot et situé à proximité du château. Cette statue fut remplacée deux ans plus tard par le portrait pédestre de Louis XV par Guillaume II Coustou, cadeau insigne du souverain à son directeur des Bâtiments, et fut alors transférée au nord du jardin, devant un mur de treillage. 

Quatrième vue du château de Menars, avant 1764. Plume et encre noire, aquarelle et gouache ; filet d’encadrement à la plume et encre noire. Annotation sur le montage en bas au milieu, à la plume et encre noire : 4 veüe du chateau de Menar. 12,6 x 24,1 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques.

Quatrième vue du château de Menars, avant 1764. Plume et encre noire, aquarelle et gouache ; filet d’encadrement à la plume et encre noire. Annotation sur le montage en bas au milieu, à la plume et encre noire : 4 veüe du chateau de Menar. 12,6 x 24,1 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Thierry Le Mage

Des collections Rothschild à l’ambassade d’Angola

La Révolution n’épargna pas Menars : la statue de Louis XV fut détruite et les collections héritées du marquis de Marigny furent saisies. À la différence d’autres sculptures envoyées à Paris et aujourd’hui conservées au musée du Louvre et au château de Versailles, Zéphyr et Flore et L’Abondance restèrent à Menars. En 1881, le prince de Bauffremont, alors propriétaire du domaine, décida de vendre les sculptures encore présentes. Considérant que ces œuvres provenant des anciennes collections royales appartenaient de facto à la nation, l’État tenta de s’y opposer, en vain. Ainsi, les sculptures de Menars furent livrées au feu des enchères. Richissime collectionneur, mécène et philanthrope, Alphonse de Rothschild acquit Zéphyr et Flore ainsi que L’Abondance, et les fit installer dans son hôtel parisien de la rue Saint-Florentin. Durant l’Occupation, tous les biens de cette illustre famille juive furent spoliés et les sculptures mises en caisse. Transportées à la salle du Jeu de Paume où les nazis déposaient les œuvres pillées, elles furent destinées à Hermann Goering, l’un des dirigeants du IIIe Reich. Néanmoins, vraisemblablement en raison de leur poids, Zéphyr et Flore et L’Abondance ne furent pas envoyées en Allemagne. Restituées après la guerre à Édouard de Rothschild, elles devinrent l’ornement du jardin de l’hôtel Ephrussi-Rothschild, avenue Foch, à Paris, dont le fils d’Alphonse hérita. Elles y demeurèrent lorsqu’en 1979 ; peu après son indépendance, la jeune République d’Angola acquit cette propriété pour en faire le siège de son ambassade en France. C’est au nom de l’amitié entre nos deux pays que l’État angolais a fait le don exceptionnel de ces chefs-d’œuvre de la sculpture française du XVIIIe siècle. Il reste à ces deux sculptures aux parcours mouvementés une dernière étape : après l’exposition au château de Versailles, L’Abondance prendra place dans le pavillon frais des jardins du Petit Trianon, tandis que Zéphyr et Flore, quelque 300 ans après sa commande, transformera enfin le Grand Trianon en un printemps perpétuel. 

Atelier Nadar, Portrait d’Alphonse de Rothschild, vers 1900. Photographie sur papier albuminé, 8,5 x 5,8 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie.

Atelier Nadar, Portrait d’Alphonse de Rothschild, vers 1900. Photographie sur papier albuminé, 8,5 x 5,8 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie. © BnF

« Chefs-d’œuvre retrouvés », du 5 février au 5 juin 2022 au château de Versailles, Place d’armes, 78000 Versailles. Tél. 01 30 83 78 00. www.chateauversailles.fr 

Catalogue, coédition château de Versailles / Snoeck, 280 p., 35 €.