Deux musées au cœur de l’histoire de Vérone

Façade du palais Maffei à Vérone. © Renato Begnoni, 2022
Récemment ouvert à la visite, le palais Maffei présente une collection de plus de 650 œuvres (peintures, sculptures, objets d’art…) de l’Antiquité à nos jours. La ville des amants maudits est aussi le berceau du premier musée moderne conçu au début du XVIIIe siècle par le marquis Scipione Maffei. Lumière sur deux institutions majeures.
Resplendissante de blancheur, l’imposante façade du palais Maffei surplombe la grand-place du centre de Vérone. L’histoire de la ville semble se synthétiser dans cette demeure baroque qui s’élève à l’emplacement d’un temple antique et qui abrite à présent une immense collection réunissant statues romaines et créations contemporaines.
Sur les fondations d’un temple romain
L’édifice se dresse au cœur même de la cité, au croisement du cardo et du decumanus, les deux rues principales romaines tracées au Ier siècle avant notre ère, et toujours visibles dans le plan urbain. En cet endroit éminemment symbolique est construit, dans la seconde moitié du Ier siècle avant notre ère, le grand temple de la ville, le Capitolium, consacré aux trois principales divinités, Jupiter, Junon et Minerve, la Triade capitoline vénérée à Rome. Il marque ainsi l’accession de Vérone au statut de municipe romain en 49 avant notre ère. Sur le modèle du Capitole de Rome, une large façade de 35 m, composée de trois rangées de colonnes, donnait accès à un vaste édifice de culte organisé selon un plan tripartite. Le temple principal, dédié à Jupiter Optimus Maximus (très bon très grand), se trouvait flanqué de ceux de Junon et de Minerve. Sous l’immense portique entourant le sanctuaire étaient accrochées des tables épigraphiques en pierre, en marbre et en bronze. Ce complexe monumental dominait le forum (qui demeurera au fil des siècles la place principale de Vérone sous le nom de Piazza Grande au Moyen Âge, puis sous l’appellation actuelle de Piazza delle Erbe, après l’instauration d’un marché aux légumes au XIVe siècle). Il n’en subsiste aujourd’hui que les soubassements du cryptoportique, composé de deux galeries, mis au jour lors de fouilles et visibles grâce à l’aménagement d’une crypte archéologique. Le sanctuaire, détruit par un incendie au IVe siècle, est ensuite laissé à l’abandon et ses matériaux abondamment réutilisés pour de nouvelles constructions.
Escalier hélicoïdal du palais Maffei. © Massimo Ripan
Un palais baroque
C’est ainsi qu’un nouvel édifice est élevé dès le haut Moyen Âge sur les fondations du temple. Cette maison médiévale est remplacée au XVIIe siècle par le palais actuel, édifié pour l’une des plus importantes familles de Vérone qui a fait fortune grâce à ses activités financières et bancaires. Marcantonio et Rolandino Maffei font alors venir de Rome un architecte (dont le nom demeure inconnu) qui importe à Vérone l’opulence décorative du style baroque mais aussi des innovations techniques comme le vertigineux escalier hélicoïdal, considéré comme le plus haut d’Italie. De nombreux vestiges du temple antique sont mis au jour lors des travaux menés entre 1626 et 1668 – certains même employés dans la nouvelle construction. La plus importante de ces découvertes est une grande statue d’Hercule en marbre que les Maffei décident de placer bien en évidence, au couronnement de la somptueuse façade de leur palais. Ils commandent aussi cinq autres statues de divinités, Jupiter, Vénus, Mercure, Apollon et Minerve, afin de créer une série célébrant leur goût pour les antiques. L’aménagement du toit-terrasse du palais à la manière d’un jardin, orné d’orangers et de cyprès, leur permet de les admirer à loisir… et de profiter d’une vue s’étendant jusqu’au lac de Garde.
La Vérone antique
Ville natale du poète Catulle (vers 84-54 avant notre ère), Vérone constituait un important centre urbain dans l’Antiquité. Elle doit son développement à sa position stratégique au croisement routier d’axes majeurs. Aujourd’hui encore, elle conserve de nombreux témoignages architecturaux de cette glorieuse période.
Les arènes de Vérone. DR
Un des premiers édifices de spectacle permanents
Ses célèbres « arènes » qui pouvaient accueillir 30 000 spectateurs évoquent des heures fastes. Cette immense construction (mesurant 153 m de long, 128 m de large et plus de 30 m de haut) était en réalité un amphithéâtre conçu pour les combats de gladiateurs. Édifiée au début du Ier siècle de notre ère (soit une cinquantaine d’années avant le Colisée), elle fait partie des premiers édifices de spectacle permanents construits en Italie pour remplacer les structures temporaires en bois utilisées jusqu’alors. Un appareil en marbre rose et en pierre blanche recouvrait à l’origine la structure de moellons qui assurait la solidité de la construction. Bien que le monument ait perdu la majeure partie de son enceinte extérieure (dont il ne demeure que quatre arcades) à la suite d’un tremblement de terre en 1117, il compte au nombre des plus grands édifices de spectacle du monde romain encore conservés.
Monuments impériaux
Implantée dans une boucle de l’Adige qui lui offre une protection naturelle, la Vérone antique s’organise autour d’un cardo et d’un decumanus dont les tracés sont encore visibles dans l’agencement rectiligne des rues du centre-ville. Les vestiges antiques, en pierre blanche ou en marbre rose caractéristiques de la ville, sont particulièrement nombreux. Le Ponte Pietra, construit sur le fleuve au Ier siècle avant notre ère, préserve encore plusieurs arches en pierre blanche d’époque romaine, surmontées d’un bas‑relief représentant une divinité fluviale. La porte Borsari, ancienne porta Jovia en raison de sa proximité avec le temple de Jupiter Capitolin, constitue un modèle de l’architecture urbaine flavienne. Sa fonction pratique se double d’une recherche esthétique : le rythme binaire, créé par les deux grandes arcades servant à organiser et contrôler les entrées et les sorties de la ville, est contrebalancé dans les niveaux supérieurs par l’organisation des fenêtres en plein cintre. L’alternance entre les frontons triangulaires et semi-circulaires rompt ainsi la stricte séparation en deux parties du niveau inférieur et instaure une unité d’ensemble. Cette conception rythmique dans la distribution des ouvertures fut très étudiée à partir du XVe siècle et influença l’architecture des palais de la Renaissance en Vénétie.
L’arc des Gavi. DR
L’arc des Gavi
Quant à l’arc des Gavi, édifié par l’architecte Lucius Vitruvius Cerdone Libertus, élève et affranchi de Vitruve, il commémore la générosité de la famille Gavia qui finança la construction d’un aqueduc et d’un théâtre. Cette construction, réalisée à flanc de colline sur plus de 60 m de dénivelé, est l’un des théâtres romains les mieux conservés d’Italie du Nord. Ce site archéologique comprend également un musée qui expose les nombreuses œuvres antiques retrouvées lors des campagnes de fouilles ou encore le tombeau d’un médecin romain, qui a livré l’ensemble de ses instruments chirurgicaux.
Une collection de plus de 650 œuvres
Demeuré dans la famille Maffei jusque dans les années 1920, le palais passe ensuite entre les mains de plusieurs propriétaires privés, avant d’être récemment acquis par l’homme d’affaires Luigi Carlon afin de proposer au public plus de 650 œuvres de sa collection. Dans les riches décors baroques et néoclassiques des pièces de réception, qui ont retrouvé tout leur éclat après une longue campagne de restauration, les tableaux, sculptures, objets d’art et pièces de mobilier restituent l’atmosphère d’une demeure de collectionneur. La présentation thématique organisée autour de sujets tels que « saints et héros », « Vénus », « la maternité », « la colère », joue sur les confrontations entre les styles. La scénographie souligne l’éclectisme du fonds qui comprend aussi bien des tableaux de la Renaissance véronaise que d’importantes réalisations du futurisme italien et des grands noms de l’art moderne et contemporain comme Duchamp, Picasso, Modigliani, Kandinsky, ou encore Magritte et Warhol… Un triptyque du XIVe siècle du second maître de San Zeno voisine avec un Concept spatial de Lucio Fontana, des bustes antiques sont exposés auprès des Gladiateurs de Giorgio De Chirico et d’une statue de Mimmo Paladino de 1991 qui revisite les codes de la statuaire romaine. Les stèles épigraphiques rappellent l’œuvre érudite du marquis Scipione Maffei qui démontra l’intérêt de l’étude des inscriptions pour la recherche historique et créa l’un des premiers musées modernes. L’histoire millénaire de Vérone se découvre à travers les vestiges archéologiques, comme un autel dédié à Diane, mais aussi la production de peintures sur ardoise caractéristique des ateliers de la ville. Les tableaux de Liberale da Verona, Zenone Veronese, Battista Zelotti et bien d’autres peintres montrent la qualité de l’école véronaise et prouvent l’importance historique et artistique de cette ville, longtemps éclipsée par la puissance de Venise.
Les collections d’antiques du palais Maffei. DR
Les ambitions du marquis Scipione Maffei
La renaissance du palais Maffei s’inscrit dans la continuité de l’œuvre du membre le plus illustre de cette famille, le marquis Scipione Maffei, qui instaura à Vérone l’un des premiers musées établis selon des critères scientifiques. « Doué pour la poésie comme pour l’érudition », selon l’expression de Marc Fumaroli, il se fait d’abord connaître par ses écrits. Sa tragédie Mérope, inspirée d’Euripide, connaît un tel succès lors de sa création en 1713 qu’elle est traduite en sept langues et jouée dans toute l’Europe. Parmi ses traités, le plus imposant est celui qu’il consacre à l’histoire de sa ville natale, Verona illustrata, publié en 1732. Ses contributions régulières au Giornale de’ Letterati assurent son importance parmi la République des Lettres européenne.
Portrait de Scipione Maffei (Vérone, 1675-1755), écrivain, érudit et dramaturge, gravure de Pietro Anderloni (1785-1849). © NPL – DeA Picture Library, Bridgeman Images
Créer un musée épigraphique
Au retour d’un séjour à Rome en 1710, il étudie les nombreux vestiges antiques de Vérone, et son intérêt se porte notamment sur une collection d’inscriptions lapidaires rassemblée par l’Académie philharmonique, société réunissant la haute société véronaise autour de représentations artistiques et musicales. Les 250 marbres sont alors entreposés sans grand soin dans une cour bordant le théâtre où se tenaient les réunions des académiciens. Scipione Maffei entreprend de les classer selon leur sujet et leur provenance. Il propose également de les présenter de manière plus digne et surtout de les mettre à l’abri des intempéries. Il soumet deux projets à l’Académie : l’un prévoyant de les encastrer dans un mur surmonté d’une corniche pour les protéger de la pluie, l’autre de les fixer sur de petits socles sous un portique. La première proposition est finalement adoptée et les travaux commencent en 1719. Un grand mur, érigé le long de la cour, place les inscriptions à hauteur de regard, selon l’organisation thématique établie par Scipione Maffei.
Les collections d’antiques du palais Maffei. DR
Scipione Maffei classe les 250 marbres selon leur sujet et leur provenance en les mettant à l’abri des intempéries.
Une démarche novatrice
Cette initiative soulève la curiosité de nombreux intellectuels européens, comme Montesquieu qui visite les lieux encore en chantier. Scipione Maffei fait largement savoir à la République des Lettres son ambition de constituer un musée entièrement consacré aux inscriptions. À cet effet, il fait paraître en 1720 une notice mettant en lumière d’une part l’importance de l’épigraphie et de son apport pour la recherche historique et d’autre part le rôle fondamental de l’étude des vestiges archéologiques, dans une démarche tout à fait novatrice à une époque où l’histoire reposait principalement sur l’analyse des sources textuelles et littéraires. Il y démontre que « dans de telles reliques nous trouvons, avec la certitude de la vérité, les coutumes, les opinions et le savoir des époques anciennes » et y définit déjà le double rôle essentiel du musée, à la fois pour préserver matériellement les œuvres et pour assurer des sources authentiques aux historiens.
Succès à Turin, échec à Paris
Le succès de cette première institution lui vaut d’en créer une seconde, cette fois à Turin. À la demande du roi Victor-Amédée II, il réunit les stèles épigraphiques dispersées dans la ville pour les placer dans la cour de l’université. Selon la même méthode, les blocs de pierre sont encastrés dans les murs ou placés sur des socles dans des niches. Fort de ces expériences, il élabore un nouveau projet lors d’un séjour parisien entre 1733 et 1736. D’abord bien accueilli en tant que membre honoraire de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, il est ensuite vertement critiqué : sa proposition d’ouvrir au public les collections royales d’antiques conservées au Louvre est très mal reçue par le milieu intellectuel parisien…
Le plus ancien musée lapidaire d’Europe
À la suite d’un nouveau voyage à Rome au cours duquel il étudie les collections privées et surtout le nouvel aménagement du musée du Capitole, il entreprend d’agrandir et de remanier entièrement celui de Vérone. Il fait démolir le dispositif élevé vingt ans auparavant et conçoit, en collaboration avec l’architecte Alessandro Pompei, un portique entourant la cour devant le théâtre. Cette imposante réalisation permet d’exposer un nombre beaucoup plus important d’œuvres. Le parcours commence avec les inscriptions étrusques, se poursuit avec les vestiges grecs, romains (particulièrement abondants et disposés selon un classement thématique : stèles votives, inscriptions funéraires, etc.), puis paléochrétiens et enfin médiévaux. Une dernière section est réservée aux inscriptions apocryphes. La nouveauté majeure du musée réside dans la présentation de sculptures très variées (statues, bustes, bas-reliefs, sarcophages, vases antiques…) aux côtés des inscriptions lapidaires. Le premier ensemble, strictement épigraphique et scientifique, cède alors la place à une nouvelle proposition bien plus riche, mais conçue selon le modèle répandu des collections d’art.
Façade du musée lapidaire de Vérone, créé par Scipione Maffei. Alamy banque d’images © Juan Carlos Giménez Bixquert,
Le succès de ce nouveau musée contribue à une prise de conscience en Italie de l’importance du patrimoine local, en particulier des vestiges lapidaires, et au renouveau de l’interêt pour Antiquité.
Renouveau de l’intérêt pour l’Antiquité
Le succès de ce nouveau musée, ouvert au public à partir de 1745, contribue à une prise de conscience en Italie de l’importance du patrimoine local et en particulier des vestiges lapidaires (trop longtemps utilisés comme simples matériaux de construction) mais aussi au renouveau de l’intérêt pour l’Antiquité dans de nombreuses villes italiennes où se constituent des collections épigraphiques selon les méthodes de Scipione Maffei. La publication du Museum Veronense en 1749 qui détaille les principes théoriques de son classement aide à diffuser largement ses recherches scientifiques. Son goût précurseur pour l’art étrusque et ses observations dans ce domaine favorisent également une mode grandissante pour les œuvres italiques et la redécouverte des multiples cultures de l’Italie antique. Remanié à plusieurs reprises au cours du XXe siècle, le musée conserve toujours un aménagement similaire à celui conçu par Scipione Maffei. Aux côtés des exceptionnelles collections épigraphiques, il dévoile également des œuvres importantes de l’art romain antique. Parmi les plus célèbres se trouve le grand sarcophage de Phaéton dont la virtuosité dans l’enchevêtrement des figures symbolise la perturbation de l’ordre du monde causée par l’incapacité du héros à conduire le char du Soleil.
Vestiges de la Vérone antique au musée lapidaire selon la présentation souhaitée par Scipione Maffei. © Aliaksandr Antanovich, Alamy banque d’images
Pour aller plus loin :
FUMAROLI M., 2015, La République des Lettres, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires.
POMIAN K., 1987, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris, Venise : XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires.
POMIAN K., 2020, Le musée, une histoire mondiale. Du trésor au musée, Paris, Gallimard, Bibliothèque illustrée des histoires.
museoarcheologico.comune.verona.it