Du « petit Louvre de Milan » à la Grande Brera : un nouvel écrin pour les grands maîtres de l’art italien

Michelangelo Merisi da Caravaggio dit Caravage (1571-1610), Le Souper à Emmaüs, 1606. Huile sur toile, 141 x 175 cm. © DR
Le projet d’agrandir la pinacothèque Brera, musée national milanais conservant des chefs-d’œuvre de Bellini, Mantegna, Raphaël et Caravage, était attendu depuis cinq décennies. Le voici devenu réalité, avec l’ouverture au public d’une nouvelle annexe via Brera, dédiée à la peinture moderne et contemporaine, le Palazzo Citterio. Cerise sur la torta, depuis le mois dernier, la capitale lombarde est à nouveau reliée à Paris par un train direct.
Entretien avec Angelo Crespi, directeur général de la Grande Brera. Propos recueillis par Eva Bensard.
Parmi les musées italiens les plus connus à l’étranger figurent les Offices à Florence et les musées du Vatican à Rome. La pinacothèque Brera apparaissait jusqu’ici plus confidentielle. Pourquoi ?
Florence et Rome comptent parmi les villes d’art les plus connues au monde, et cela génère un tourisme très important. Milan ne jouit pas de la même renommée, mais sa perception est en train de changer. De plus, les touristes y affluent (7 millions par an, soit quasiment le même chiffre qu’à Florence). Ils s’aperçoivent que Milan n’est pas seulement la ville des affaires, de la mode ou du design, mais également une cité d’art, qui possède un riche patrimoine (le duomo, le château des Sforza, La Cène de Léonard…), ainsi que de nombreux musées, dont la pinacothèque Brera, qui a reçu 520 000 visiteurs en 2024, désireux de découvrir l’une des collections de peintures anciennes les plus importantes au monde.
Raffaello Sanzio dit Raphaël (1483-1520), Le Mariage de la Vierge, 1504. Huile sur toile, 170 x 118 cm. © DR
« Conçue sur le modèle du Louvre, dans l’esprit révolutionnaire des Lumières, la pinacothèque devait être représentative de tout l’art italien. »
Quelle est l’origine de cette collection ?
Ouverte en 1809, la pinacothèque est le fruit de l’histoire napoléonienne en Italie. À la demande de Napoléon Ier, Eugène de Beauharnais, alors vice-roi d’Italie, envoie ses émissaires dans toutes les régions sous domination française pour réquisitionner des œuvres dans les couvents et les églises. Conçue sur le modèle du Louvre, dans l’esprit révolutionnaire des Lumières, la pinacothèque devait être représentative de tout l’art italien. Voilà pourquoi presque toutes les écoles y sont représentées : florentine, vénitienne, ferraraise, bolonaise, des Marches… Parmi ses chefs-d’œuvre figurent la Lamentation sur le Christ mort de Mantegna, la Sainte Conversation de Piero della Francesca, Le Mariage de la Vierge de Raphaël, la Pietà de Giovanni Bellini ou encore Le Souper à Emmaüs de Caravage. La pinacothèque a aussi bénéficié de peintures flamandes envoyées par Paris, dont La Cène de Rubens. Sa richesse est telle qu’on la surnommait le « petit Louvre de Milan »…
Andrea Mantegna (1431-1506), Lamentation sur le Christ mort, vers 1483. Tempera sur toile, 68 x 81 cm. © DR
Les collections Jesi et Vitali
Le projet « Grande Brera » est indissociable de la donation Jesi (soixante-dix-neuf peintures et sculptures), un ensemble exceptionnel pour l’art du Novecento italien.
Nés à l’orée du XXe siècle, les époux Jesi partagent une même passion pour l’art de leur temps et cultivent des liens d’amitié avec les artistes, en particulier le peintre Mario Mafai et son épouse, la sculptrice Antonietta Raphaël, qu’ils rencontrent à Rome, et aident à échapper aux lois raciales et aux persécutions du régime de Mussolini – tout comme Antonietta, Emilio Jesi était d’origine juive. À la fin de la guerre, les Jesi s’installent à Milan, dans un appartement situé au dernier étage du Palazzo Citterio, dont les pièces se remplissent d’œuvres d’art (tableaux futuristes, peintures métaphysiques de Carlo Carrà, Mario Sironi, Giorgio Morandi, sculptures de Medardo Rosso, Arturo Marini, Marino Marini…), pour certaines majeures, à l’image de Rixe dans la galerie d’Umberto Boccioni, encore néo-impressionniste dans sa touche fragmentée, mais déjà futuriste dans sa quête de dynamisme.
Umberto Boccioni (1882-1916), Rixe dans la galerie, 1910. Huile sur toile, 74 x 64 cm. © DR
Le trésor du Palazzo Citterio
Leur collection, restée comme le souhaitait le couple dans son écrin milanais, constitue aujourd’hui le trésor du Palazzo Citterio, nouvelle antenne moderne de la pinacothèque Brera. Son parcours de visite s’est enrichi d’une autre donation, reçue en 1992, celle de Lamberto Vitali, un homme d’affaires milanais féru d’art et de photographie : soit un ensemble hétéroclite d’objets antiques et médiévaux, de peintures du XIXe siècle italien (réalisées notamment par le groupe des Macchiaioli), et de natures mortes de Giorgio Morandi, dont Lamberto Vitali était un spécialiste reconnu et un ami.
Giorgio Morandi (1890-1964), Nature morte, 1920. Huile sur toile, 60,5 x 66,5 cm. © Adagp, Paris, 2025
Vous venez d’inaugurer il y a quelques mois une importante extension dédiée à l’art moderne, le Palazzo Citterio. Comment est né ce projet d’agrandissement ?
Il a fallu 52 ans pour que le rêve de Franco Russoli se réalise ! Directeur de la pinacothèque pendant 20 ans (de 1957 à 1977), ce dernier voulait que la pinacothèque s’agrandisse et que ses collections s’ouvrent à l’art du XXe siècle. Dans cette optique, l’État italien a acquis en 1972 le Palazzo Citterio, magnifique demeure du XVIIIe siècle. Hélas, ce projet d’une « Grande Brera » est resté à l’arrêt après le départ de Franco Russoli, et ce pendant cinq décennies ! Il a été relancé dans les années 2000 : mon prédécesseur James Bradburne a réaménagé les trente-huit salles de la pinacothèque et fait rénover le Palazzo Citterio. J’ai eu la joie de mener à terme ce chantier, inauguré le 8 décembre 2024.
Angelo Crespi. © DR
Quelles œuvres sont présentées dans les salles d’exposition permanentes du Palazzo Citterio ?
Dans les espaces rénovés du 1er étage (par l’architecte Mario Cucinella), le public est invité à découvrir les collections Jesi et Vitali, exceptionnelles pour l’art italien du Novecento (XXe siècle) car elles comptent des tableaux métaphysiques de Giorgio Morandi, Carlo Carrà et Mario Sironi, des peintures futuristes d’Umberto Boccioni et Gino Severini, des portraits de Modigliani, des sculptures d’Arturo Marini… Le grandiose Fiumana (1898) de Giuseppe Pellizza da Volpedo, esquisse préparatoire à son chef-d’œuvre Le Quart-État (Il Quarto Stato, conservé à la Galleria d’Arte Moderna de Milan), ouvre ce parcours de visite. Il sommeillait dans les réserves depuis 20 ans !
Giuseppe Pellizza da Volpedo (1868-1907), Fiumana, 1895-1896. Huile sur toile, 255 x 438 cm. © DR
Le cycle « coup de poing » de Mario Mafai
Autre précieuse donation, celle effectuée en 2018 par Aldo Bassetti, alors président des amis de la Brera. Soit vingt-deux petits panneaux de Mario Mafai dénonçant, dans une veine rappelant à la fois Goya et l’expressionnisme allemand, les horreurs de la guerre et de la barbarie nazie. Aujourd’hui exposé dans les salles permanentes du Palazzo Citterio, ce cycle fut réalisé par l’artiste entre 1939 et 1944, durant ses années de clandestinité à Gênes, ville où le peintre romain se réfugia avec ses trois filles et son épouse, la sculptrice d’origine juive Antonietta Raphaël, grâce à l’aide de son ami Emilio Jesi, autre grand donateur de la Brera.
Mario Mafai (1902-1965), Fantaisie n° 7. Interrogatoire, 1941-1943. Huile sur toile, 36,5 x 47 cm. © Adagp, Paris, 2025
Le Palazzo Citterio accueille également des expositions mettant à l’honneur des artistes d’aujourd’hui. Est-ce compatible avec votre point de vue extrêmement critique sur l’art contemporain ?
C’est surtout envers l’art conceptuel que je me montre très critique. Marcel Duchamp était un génie, mais après lui, des artistes beaucoup moins intelligents ont cherché à faire la même chose, en beaucoup moins bien. Je reste attaché à la beauté formelle, à la peinture figurative. Cependant en tant que directeur, je ne cherche pas à imposer ma ligne et j’espère avoir une programmation ouverte, où figurent des artistes qui ne reflètent pas forcément mes goûts. Dernièrement ont été présentées des œuvres de Giovanni Frangi, Mimmo Paladino et Mario Ceroli.
Vue de l’exposition « Mario Ceroli.La force de rêver à nouveau » à la pinacothèque Brera. Photo Andrea Garuti. © Mario Ceroli
La Grande Brera est un musée national. Il y a un peu plus de dix ans, la réforme Franceschini changeait totalement le mode de gestion des musées nationaux italiens. Quel bilan dressez-vous de cette réforme ?
Entrée en vigueur en 2014, la réforme Franceschini a sorti les grands musées nationaux italiens du giron des Surintendances (ces antennes régionales du ministère de la Culture), pour les transformer en institutions autonomes, à la fois sur le plan financier et scientifique. Le bilan est très positif selon moi. Dans des musées comme les Offices de Florence ou la Grande Brera, les directeurs peuvent désormais travailler de la même façon qu’au Louvre ou au Metropolitan Museum of Art. Sans but lucratif, mais avec des ressources propres, qui sont en augmentation constante grâce à la hausse du nombre des visiteurs. Cela profite aussi au ministère de la Culture, puisque 20 % des bénéfices issus de la vente des billets d’entrée sont reversés à ce dernier.
Vue intérieure du Palazzo Citterio. © Walter Vecchio
La Grande Brera en 6 dates
1776 Marie-Thérèse d’Autriche fonde l’Académie des Beaux-Arts de Brera (Accademia di Brera) et constitue une première collection à destination des apprentis artistes.
1809 Ouverture au public de la pinacothèque Brera, créée par Napoléon Ier pour accueillir les œuvres saisies en Italie par l’armée française.
1972 Naissance du projet « Grande Brera », avec l’achat d’un palais voisin, le Palazzo Citterio.
1975 Premiers travaux au Palazzo Citterio.
2018 Les 38 salles de la pinacothèque Brera sont entièrement rénovées.
2024 Inauguration des nouvelles salles du Palazzo Citterio.
Vue du Palazzo Citterio. Photo Walter Vecchio
À présent que le chantier de la Grande Brera est terminé, quels sont vos objectifs ?
Mon ambition est de mieux faire connaître à l’échelle internationale ce vaste complexe muséal, qui comprend non seulement la pinacothèque et le Palazzo Citterio, mais aussi la Bibliothèque nationale Braidense, fondée en 1770 par Marie-Thérèse d’Autriche et écrin notamment de 25 000 manuscrits enluminés. Gravitent également autour de la galaxie Brera d’autres prestigieuses institutions : l’Académie des Beaux-Arts, l’Observatoire d’astronomie et le Jardin botanique.
Piero della Francesca (vers 1420-1492), Sainte Conversation, 1472-1474. Tempera sur toile, 251 x 172 cm. © DR
Y a-t-il un projet en cours qui vous tient à cœur ?
Nous collaborons actuellement avec l’Académie Carrare de Bergame, qui prépare une grande exposition sur les tarots, programmée en 2026. La Bibliothèque Braidense conserve en effet deux jeux complets, d’une grande beauté et rareté : le tarot Brambilla, quarante-huit cartes enluminées attribuées à Bonifacio Bembo et peintes vers 1445 pour le duc de Milan Filippo Maria Visconti, et le tarot Sola-Busca, attribué à Nicola di Maestro Antonio, dont les cartes ont été peintes vers 1490. Léonard de Vinci a peut-être joué avec l’un de ces jeux !
Pinacoteca di Brera, via Brera 28, 20121 Milan. Tél. 00 39 02 722 632 30. pinacotecabrera.org
Palazzo Citterio, via Brera 12, 20121 Milan. palazzocitterio.org
Biblioteca Nazionale Braidense, via Brera 28, 20121 Milan. bibliotecabraidense.org