La renaissance de La Mort de Sardanapale de Delacroix au Louvre

Eugène Delacroix (1798-1863), La Mort de Sardanapale (détail), état après restauration (septembre 2023). Huile sur toile, 392 x 496 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
Après Scènes des massacres de Scio en 2020 et Femmes d’Alger en 2021, l’époustouflante Mort de Sardanapale a regagné à l’automne dernier les cimaises du musée du Louvre après une restauration fondamentale. Celle-ci a redonné tout son éclat et sa lisibilité à cette toile monumentale dont l’histoire est particulièrement tumultueuse. À son tour entre les mains des meilleurs spécialistes, La Liberté guidant le peuple viendra au printemps compléter cette réunion de chefs-d’œuvre.
« Je suis ennuyé de tout ce Salon. Ils finiront par me persuader que j’ai fait un véritable fiasco ». Cette confidence traduit la déception d’Eugène Delacroix au terme du premier mois de présentation au public de La Mort de Sardanapale, au Salon de 1827-1828. Arrivée avec trois mois de retard, sa grande toile devait être le clou de l’exposition et l’apogée de l’ascension artistique que Delacroix avait entamée cinq ans plus tôt avec Dante et Virgile aux Enfers (1822) ; elle devait marquer sa place au premier rang des peintres d’histoire de son temps et entrer au musée du Luxembourg, havre des collections royales d’art contemporain. Tous ces rêves s’effondrent devant l’accueil indigné du public : la virtuosité n’excuse pas la désinvolture avec laquelle l’artiste à peine trentenaire viole les conventions académiques élémentaires.
« Désorientés devant une telle “confusion des lignes et des couleurs” assemblées par les “hasards du kaléidoscope”, les critiques condamnent d’une seule voix cette “erreur de peintre”. »
Un sujet jugé racoleur
Le cadrage trop serré, l’absence de rigueur dans la perspective, l’empilement invraisemblable des corps et des objets jusqu’à saturation, l’outrance des expressions et des poses, l’inachèvement des détails indisposent plus encore que le choix du sujet, jugé excentrique et racoleur. Récemment ressuscité par un drame de Byron (encore jamais joué), le personnage légendaire de Sardanapale est « devenu synonyme de tout ce que la débauche et la lâcheté ont de plus ridicule et de plus infâme », juge Le Moniteur universel. Le roi Sardanapale, dernier représentant supposé d’une lointaine dynastie assyrienne, est en effet passé à la postérité par sa mort : plutôt que d’affronter les ennemis qui l’assiègent, il s’est retranché dans son palais et a ordonné son immolation avec les objets de ses plaisirs terrestres. Sous le regard cynique du despote couché sur un lit de soie rose aux angles à têtes d’éléphants en ivoire doré, des esclaves musclés à la peau noire ou métisse hissent à la hâte sur le bûcher des odalisques et un pur-sang empanaché tandis que des avalanches de bijoux, de perles et de pierreries glissent entre les morceaux de bois. Désorientés devant une telle « confusion des lignes et des couleurs » assemblées par les « hasards du kaléidoscope », les critiques condamnent d’une seule voix cette « erreur de peintre ». Tel un apprenti-sorcier, Delacroix s’est laissé emporter par les sortilèges de sa brosse. Impardonnable !

Détail du tableau en cours de nettoyage, novembre 2022. © Arcanes
Les péripéties d’une œuvre « maudite »
Cette clameur de haro inaugurale scelle le destin malheureux du tableau. S’ensuit le refus obstiné des autorités d’acheter l’œuvre pour les collections de la Couronne. Delacroix est contraint de reprendre sa toile et de l’entreposer dans ses ateliers successifs. Pendant près d’un siècle, elle ne fait que de brèves apparitions publiques et endure nombre d’altérations provoquées par de multiples déménagements. Delacroix la cède vers 1846 à un collectionneur qui insiste pour l’avoir : quelque peu inquiet, l’artiste exécute auparavant une réplique en réduction qu’il garde par devers lui (aujourd’hui au Philadelphia Museum of Art). Bien lui en prit car le nouveau propriétaire, Daniel D. Wilson, n’installe pas Sardanapale dans son hôtel parisien mais dans sa maison de campagne, le château d’Écoublay situé à cinquante kilomètres au sud-est de Paris. Ce magnifique domaine présente l’inconvénient d’être environné d’étangs. Invité à venir y passer quelques jours au début du mois de septembre 1849, Delacroix est épouvanté par les dégradations que l’humidité ambiante a provoquées sur son tableau en seulement trois ans. Il note dans son Journal l’état « déplorable : la toile détendue ; la couture du bas fendue dans toute la longueur et retenue çà et là par des points de couture ». Comble de malchance, Wilson meurt le même jour d’une attaque cérébrale, laissant deux orphelins mineurs, Marguerite et Daniel. Delacroix doit donc attendre longtemps que les tuteurs des enfants engagent les frais de la restauration qui doit sauver le tableau. Cette intervention ne débute qu’en 1856, de sorte que Sardanapale n’est pas prêt pour l’Exposition universelle de 1855 où Delacroix eut le rare privilège d’une exposition rétrospective de son œuvre peint.
« Je suis fâché que le Sardanapale n’ait pas reparu cette année. On aurait vu de très belles femmes, claires, lumineuses, roses, autant qu’il m’en souvient du moins »
Baudelaire, à propos de l’absence du tableau à l’Exposition universelle de 1855
On peut toutefois se demander si l’artiste n’était pas complice de cet oubli : toujours désireux d’être élu à l’Académie des beaux-arts qui l’a tenu par six fois en échec, il omet délibérément de mentionner La Mort de Sardanapale parmi ses faits d’armes dans ses lettres de candidature. C’est en tout cas pour les amateurs une occasion manquée. Baudelaire soupire : « Je suis fâché que le Sardanapale n’ait pas reparu cette année. On aurait vu de très belles femmes, claires, lumineuses, roses, autant qu’il m’en souvient du moins ». À la fin des années 1850, l’œuvre sort enfin de l’atelier de restauration d’Étienne François Haro : les trois lés de toile originale sont soute-nus par un rentoilage, le châssis a été changé au profit d’un nouveau, plus solide et légèrement plus grand que le premier. Pierre Andrieu, assistant de Delacroix sur les chantiers de grand décor monumental, a exécuté les retouches sous l’œil attentif du maître. Marguerite Wilson, entre-temps mariée à l’ingénieur chimiste Pelouze, accroche le tableau restauré dans la salle à manger de son hôtel parisien du 17 rue de l’Université mais elle accepte en janvier 1862 de faire participer l’œuvre à une exposition organisée par Louis Martinet, boulevard des Italiens. Baudelaire exulte cette fois : « Bien des fois, mes rêves se sont remplis des formes magnifiques qui s’agitent dans ce vaste tableau, merveilleux lui-même comme un rêve. Le Sardanapale revu, c’est la jeunesse retrouvée ». Delacroix meurt dix-huit mois plus tard.

Eugène Delacroix, Études pour La Mort de Sardanapale : l’esclave torse nu et le palefrenier éthiopien. Pastel, 43,7 x 60,1 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
Un parcours semé d’embûches jusqu’au Louvre
Dix ans après, Mme Pelouze se sépare du tableau. La Mort de Sardanapale affronte pour la première fois le feu des enchères en mars 1873. Le monde de l’art retient son souffle : le musée du Louvre l’emportera-t-il ? L’adjudication à 96 000 francs bénéficie pourtant au marchand Paul Durand-Ruel. Ce défenseur historique des peintres de Barbizon et de l’impressionnisme pousse aussi la cote de Delacroix dont il possède L’Assassinat de l’évêque de Liège. Mais revendre une toile aussi vaste et sulfureuse n’est pas chose aisée. Après l’avoir vainement exposée à Londres, Durand-Ruel la cède à perte (60 000 francs) vers 1878 à James Duncan, un amateur britannique qui l’emporte dans son manoir de Benmore House, à l’ouest de l’Écosse. Cet industriel du secteur sucrier a fait ériger une grande galerie à éclairage zénithal pour abriter sa collection de peintures modernes ; hélas un revers de fortune l’oblige à revendre Sardanapale dix ans après. Le tableau reparaît donc à l’hôtel Drouot en avril 1889 dans une période devenue morose pour le marché de l’art moderne : mise à prix 50 000 francs, la toile s’effondre à 34 000 francs, récupérée par Haro qui la connaît bien pour l’avoir restaurée trente ans plus tôt. Après avoir tenté de s’en défaire sans succès en 1892, il la cède de gré-à-gré au baron Raphaël Vitta, banquier d’origine italienne, mécène de Jules Chéret, d’Albert Besnard et d’Auguste Rodin. Au lendemain de la Première Guerre mondiale et face à la politique d’acquisition offensive des musées américains, l’État se mobilise pour maintenir sur son sol les joyaux du patrimoine pictural français du XIXe siècle : après avoir acquis L’Atelier du peintre de Courbet en 1920, c’est au tour de Sardanapale, cédé par le baron Vitta pour 700 000 francs, de rejoindre les cimaises du musée du Louvre en juillet 1921.
D’une restauration l’autre
Les autochromes exécutés à l’époque où l’œuvre entre au Louvre montrent qu’elle avait encore une belle fraîcheur. La Seconde Guerre mondiale, qui provoque l’évacuation des collections et leur stockage pendant sept ans dans des conditions de conservation difficiles, provoque de nouvelles dégradations. Une restauration de Sardanapale est menée en 1949 : le rentoilage est refait mais on touche peu aux vernis, « égalisés » sans être véritablement nettoyés. Et les décennies suivantes voient se succéder plus d’une dizaine d’ajouts et de régénérations de vernis. Le résultat est l’ensevelissement de la peinture sous un voile opaque et jaune, qui éteint les tons et annule les plans. Bien qu’exposée au public, La Mort de Sardanapale restait donc jusqu’en 2022 une œuvre plus fabuleuse que réelle : que pouvions-nous comprendre de la magie chromatique de Delacroix, quand tant de matériaux de restauration s’interposaient entre sa peinture et notre œil ? Le mécénat de Mme Ealet-Corbani a enfin permis de remédier à ce malentendu grâce au financement de la restauration complète, exécutée d’octobre 2022 à juillet 2023. Un groupement dirigé par Jean-Pascal Viala a renouvelé le rentoilage en prenant soin de supprimer les amas de colle laissés par les précédentes interventions ; la surface peinte a été minutieusement dévernie, retouchée et revernie par l’entreprise Arcanes dirigée par Cinzia Pasquali. Depuis septembre 2023, le public du Louvre peut à nouveau saisir la vivacité de l’œuvre et mieux la replacer dans la carrière de Delacroix, aux côtés des Massacres de Scio restaurés en 2019.
La peinture selon Delacroix
La Mort de Sardanapale marque l’affranchissement de son auteur et rend plus manifeste que jamais sa définition personnelle de la peinture. Cet art, qui sous le diktat néoclassique s’était desséché à trop imiter le marbre sculpté, revient ici à ses fondamentaux : reproduire des surfaces vivantes, modelées non en valeurs (du noir au blanc en passant par toutes les nuances de gris) mais en couleurs qui s’enrichissent de leurs reflets mutuels et font aussi affleurer les émotions.
« Avec La Mort de Sardanapale, Delacroix reformule les ressorts dramatiques de sa peinture : c’est un massacre certes, mais un massacre “propre”, sans la moindre effusion sanglante, comme vu à travers le filtre déréalisant du rêve. »
Avec les Scènes des massacres de Scio (1824), l’artiste avait chargé l’intensité expressive de ses figures en salissant volontairement ses couleurs pour évoquer la poussière, l’usure, la sueur, les larmes et le sang coagulé. Avec La Mort de Sardanapale, Delacroix reformule les ressorts dramatiques de sa peinture : c’est un massacre certes, mais un massacre « propre », sans la moindre effusion sanglante, comme vu à travers le filtre déréalisant du rêve. Le peintre s’appuie pour la première fois sur la technique du pastel pour exécuter ses études préparatoires de nus et d’accessoires : le miracle tient en ce qu’il est ensuite parvenu à transposer intacts, au pinceau et à l’huile, les effets vifs, légers et frais du bâton de pastel. Une superbe leçon d’ivresse et de maîtrise, à savourer sans modération.
Eugène Delacroix (1798-1863), La Mort de Sardanapale, état après restauration (septembre 2023). Huile sur toile, 392 x 496 cm. Paris, musée du Louvre, département des Peintures. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado










