L’Agneau mystique : la résurrection d’un chef-d’œuvre absolu (1/2). La restauration du polyptyque

Le retable en position ouverte. Partie haute non encore restaurée. © Lukasweb.be – Art in Flanders / Bridgeman Images Partie basse après restauration. © Lukasweb.be – Art in Flanders, photo Hugo Maertens and Dominique Provost
Considéré par beaucoup comme le plus beau tableau du monde, L’Agneau mystique des frères Van Eyck incarne l’apogée de la peinture flamande du XVe siècle. Œuvre révolutionnaire, il initie une nouvelle peinture occidentale en rompant avec la tradition médiévale. D’une ambition hors norme et d’une beauté éblouissante, il est aussi auréolé d’un soupçon de mystère quant à sa conception et a connu une histoire mouvementée.
La grande campagne de restauration menée à Gand depuis 2012, dont la seconde phase vient de s’achever, est en passe de réussir le merveilleux pari de ressusciter cette œuvre telle qu’elle était il y a plus de 500 ans.
La composition du retable et son iconographie
Au total 24 panneaux encadrés composent ce spectaculaire polyptyque à la taille monumentale (3,75 x 5,20 m ouvert), destiné à la cathédrale Saint-Bavon à Gand. On estime que sa réalisation a duré douze ans, de 1420 à 1432. La symbolique de cette œuvre dédiée à la gloire de Dieu est très complexe car elle propose une révision des grands mythes christiques à la lumière de l’humanisme naissant. Les volets extérieurs sont peints des deux côtés. Fermé, le polyptyque donne l’impression d’une œuvre sculptée, d’une relative sobriété, le trompe-l’œil des panneaux représentant saint Jean l’Évangéliste et saint Jean Baptiste (sur le registre inférieur, au centre) prouvant la capacité de la peinture à l’huile à se substituer à toute forme d’art. Ces derniers sont entourés des portraits des donateurs, Joost Vijdt et sa femme Lysbette Borluut. L’étage supérieur décrit une Annonciation. Ouvert, le retable émerveille par la splendeur de ses diverses représentations dans une explosion de couleurs. Au centre du registre supérieur, se trouve Dieu le père assisté de la Vierge et de saint Jean Baptiste avec à ses pieds la couronne destinée au Christ. De part et d’autre, deux panneaux figurent le concert des anges, et aux deux extrémités sont décrits Adam et Ève. La scène centrale représente l’Adoration de l’Agneau mystique, symbole du sacrifice du Christ selon l’Apocalypse de saint Jean. Une foule composée d’anges et de saints se rassemble vers l’Agneau pour l’adorer. La scène décrit une messe perpétuelle où l’Agneau déverse son sang dans un calice ; c’est en fait le sang de Jésus qui se transforme en fontaine de vie. Quatre groupes différents convergent vers le centre : en bas à gauche, les prophètes de l’Ancien Testament et à droite, les Apôtres du Nouveau Testament, au-dessus les hommes martyrs dans les habits traditionnels du clergé face aux femmes martyres. Sur les quatre panneaux inférieurs latéraux, apparaissent à gauche Les Juges intègres et Les Chevaliers du Christ, à droite Les Ermites et Les Pèlerins.

Hubert et Jan van Eyck, L’Adoration de l’Agneau mystique (détail), partie centrale du registre inférieur du polyptyque ouvert (après restauration). Gand, cathédrale Saint-Bavon. © Lukasweb.be – Art in Flanders, photo Hugo Maertens and Dominique Provost
Un historique troublé
L’Agneau mystique connut une histoire très mouvementée. C’est l’œuvre la plus souvent volée du XXe siècle ! En 1794, les panneaux centraux furent saisis par la France et exposés au Louvre. Ils regagnèrent Saint-Bavon à la chute de Napoléon, mais sans les volets dont six panneaux furent achetés par le roi de Prusse en 1816. Vers 1840, le retable fut attaqué au couteau dans la cathédrale par un illuminé. Par ailleurs, la nudité d’Adam et Ève ayant été jugée choquante, surtout dans un lieu saint, les deux panneaux les représentant furent vendus à l’État belge en 1861 et déposés aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique. En 1917, les Allemands se saisirent de plusieurs panneaux du retable dans la cathédrale. Ils furent restitués par l’Allemagne à la fin du conflit, en même temps que les volets autrefois achetés légalement au titre des réparations de guerre imposées par le Traité de Versailles. En 1934, le sacristain Arsène Goedertier, s’empara de deux panneaux du retable. L’un d’entre eux, Saint Jean Baptiste, fut rendu par le voleur, qui mourut avant d’avouer la localisation du second, Les Juges intègres – jamais retrouvé. Pendant la Seconde Guerre mondiale, en 1942, Hitler fit saisir le polyptyque transitant par la France après la décision de la Belgique de l’envoyer en lieu sûr au Vatican. Il fut retrouvé en 1945 par les « Monuments Men » américains dans la mine de sel d’Altaussee en Autriche. Depuis 1986, il est présenté dans l’ancien baptistère de la cathédrale de Gand, transformé en chambre forte. Lors de l’exposition « Van Eyck », l’intérieur du retable y sera visible tandis que les volets extérieurs prendront part à l’exposition.

Hubert et Jan van Eyck, L’Adoration de l’Agneau mystique (retable en position fermée), 1432. Huile sur panneaux. Gand, cathédrale Saint-Bavon. © cathédrale Saint-Bavon – Lukasweb.be – Art in Flanders – D. Provost
La première phase de restauration
C’est l’Institut Royal du Patrimoine Artistique (IRPA) de Belgique, en collaboration avec les chercheurs des universités de Gand et Anvers, qui a été chargé de mener à bien ce grand projet de restauration, à la demande de la cathédrale Saint-Bavon. Des trois phases prévues, deux ont déjà été réalisées, la seconde venant de s’achever. Pour marquer l’importance de l’entreprise et intégrer la notion d’intérêt général, chacune des phases de restauration s’effectue en public, dans un atelier du musée des Beaux-Arts de Gand (MSK), séparé des visiteurs par une vitre. Un tiers du polyptyque quitte chaque fois la cathédrale Saint-Bavon pour rejoindre pendant plusieurs mois le MSK et être soumis à des examens approfondis avant le très délicat travail de nettoyage et de restauration. La première phase s’est déroulée de 2012 à 2016. Elle concernait les volets, soit les huit panneaux de l’extérieur du retable, ceux que l’on voit quand on ferme l’ensemble. Les restaurateurs ont d’abord enlevé les vernis cétones synthétiques qui avaient été appliqués après l’unique grande restauration de 1951. Le résultat sur ces panneaux a été frappant. Devenus jaunes, saint Jean l’Évangéliste et saint Jean Baptiste, peints en forme de sculpture en trompe l’œil dans des niches, ont retrouvé leur blancheur et leur beauté. Cette première campagne s’est aussi attaquée aux cadres originaux qui faisaient partie intégrante de la peinture. On a ainsi découvert sous les surpeints postérieurs des traces probantes de leur polychromie initiale qui imitait la pierre.

Saint Jean l'Évangéliste, peint en forme de sculpture en trompe l’œil dans des niches (registre inférieur du retable en position fermée), a retrouvé sa blancheur et sa beauté. Photo service de presse. © Lukasweb.be – Art in Flanders – photo KIK-IRPA
La deuxième phase de restauration
La deuxième phase commencée fin 2016 s’est concentrée sur le panneau central de L’Adoration ainsi que sur ses panneaux latéraux, à l’exception de celui des Juges intègres, une copie du panneau original, réalisée en 1945 après le vol de ce dernier. Il aura fallu trois années pour mener à bien cet énorme travail. Comme pour la phase 1, on estime son coût à près d’1 M€, dont 80 % ont été pris en charge par le gouvernement flamand, les 20 % restants étant assumés par un fonds privé à but non lucratif. L’enjeu était de taille car la partie centrale est considérée comme la plus belle. Outre le nettoyage, les spécialistes ont pris le risque de retirer les anciens repeints quitte à se retrouver face à des zones lacunaires. De l’avis unanime, la réussite a été totale, suscitant de part et d’autre des réactions enthousiastes sur la véritable renaissance qui s’est opérée. L’aboutissement de cette seconde phase dévoile la beauté saisissante de la scène centrale du magistral polyptyque.
« Une étude approfondie avait démontré que près de la moitié de la peinture originale de l’Adoration était cachée sous d’anciens repeints, dont beaucoup dataient du XVIe siècle. »
La disparition des couches d’anciens vernis jaunis ainsi que des vieux repeints qui masquaient la peinture d’origine depuis des siècles a permis de retrouver l’éclat des couleurs initiales et de révéler des détails longtemps occultés. En effet, une étude approfondie avait démontré que près de la moitié de la peinture originale de l’Adoration était cachée sous d’anciens repeints, dont beaucoup dataient du XVIe siècle (cf. « Le mystère Van Eyck ») ! Ces repeints ont été effectués soit pour masquer des dégâts anciens, soit de manière plus surprenante en raison d’un changement du goût artistique dès cette époque. Une équipe d’environ huit restaurateurs s’est attelée à la tâche en usant de scalpels et de microscopes, l’emploi de solvants trop agressifs risquant d’altérer la souscouche originale. Par chance, une couche de vernis sous-jacente protégeait la peinture d’origine qui était restée en grande partie intacte sous les repeints. Les petites lacunes restantes ont quant à elles été comblées par des retouches extrêmement minutieuses. La troisième et dernière phase de restauration destinée au registre supérieur devrait débuter fin 2020.

La deuxième phase de restauration a permis de dévoiler la beauté saisissante de la scène centrale du polyptyque, comme sur ce détail des Martyrs, visibles sur la partie droite. Photo service de presse. © Lukasweb.be – Art in Flanders vzw, foto KIK-IRPA
« Van Eyck », du 1er février au 30 avril 2020 au musée des Beaux-Arts (MSK), Fernand Scribedreef I, 9000 Gand, Belgique. Tél. 00 32 9 210 10 75. www.mskgent.be/fr
À lire :
Dossier de l’Art n° 276, 80 p., 9,50 €. À commander sur www.faton.fr
Collectif, L’Agneau mystique. Van Eyck, art, histoire et religion, Flammarion, 2019, 368 p., 60 €.
Sommaire
L’Agneau mystique : la résurrection d’un chef-d’œuvre absolu
1/2. La restauration du polyptyque





