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L’Agneau mystique : la résurrection d’un chef-d’œuvre absolu (2/2). Le mystère Van Eyck

Scène centrale du polyptyque, détail des Martyrs.

Scène centrale du polyptyque, détail des Martyrs. Photo service de presse. © Lukasweb.be – Art in Flanders vzw, foto KIK-IRPA

Quelle est la part de la main d’Hubert par rapport à celle de son frère Jan ? La restauration a-t-elle bien confirmé l’affirmation dès sa genèse d’un des projets les plus ambitieux de l’histoire de la peinture ? Comment expliquer sa restauration précoce ? Telles sont les questions auxquelles répond Bart Fransen, directeur du centre pour l’étude des Primitifs flamands.

Propos recueillis par Nathalie Mandel

Qui est donc ce mystérieux Hubert van Eyck ? Comment peut-il être considéré légitimement comme l’auteur de l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la peinture occidentale alors qu’on ne sait rien de lui ?

C’est en effet très troublant. Hubert van Eyck, le frère aîné de Jan, est très mal connu. Le retable de L’Agneau mystique serait à la fois sa première œuvre et sa plus importante. Le tableau a été terminé en 1432 par Jan après la mort d’Hubert. Pendant longtemps, on a considéré que le fameux quatrain, un texte en latin qui figure en bas des cadres extérieurs, pouvait être apocryphe. Il signifie « Hubert Van Eyck, le plus grand de tous les peintres, commença ce tableau, et son frère Jan, second dans cet art, s’est chargé de l’achever à la requête de Judocus Vijd. Par ce vers, celui-ci vous invite le 6 mai 1432 à admirer le travail accompli ».

« L’ensemble de la restauration avec la confirmation de l’authenticité du quatrain ainsi que les analyses dendrochronologiques donnent la certitude que L’Agneau mystique a été conçu d’emblée comme un projet global et non comme un assemblage d’éléments recomposés. »

La restauration vient de nous prouver que ce texte était bien authentique mais étonnamment il n’existe pas de documents d’archives, et a priori pas de commande répertoriée pour cette œuvre d’une importance majeure. On ne peut donc se livrer qu’à des interprétations plus ou moins plausibles. On sait que le retable a été commandé par Joos (Judocus) Vijd, le puissant échevin de Gand, pour Saint-Bavon. Vijd était aussi le parrain de l’enfant d’Isabelle du Portugal et Philippe le Bon dont le baptême eut lieu le 6 mai 1432, le jour même de l’inauguration du retable. Or Hubert van Eyck est mort en 1426, ce qui met en doute l’hypothèse d’une commande pour cet événement. Autre fait troublant, le retable est une œuvre particulièrement aboutie, une sorte d’apothéose artistique. Or on connaît très peu de tableaux peints en Flandres avant cette époque. Tout le fabuleux corpus de Jan van Eyck est postérieur à L’Agneau mystique.

Détail du quatrain qui figure en bas des cadres extérieurs. Il signifie « Hubert Van Eyck, le plus grand de tous les peintres, commença ce tableau, et son frère Jan, second dans cet art, s’est chargé de l’achever à la requête de Judocus Vijd. Par ce vers, celui-ci vous invite le 6 mai 1432 à admirer le travail accompli ».

Détail du quatrain qui figure en bas des cadres extérieurs. Il signifie « Hubert Van Eyck, le plus grand de tous les peintres, commença ce tableau, et son frère Jan, second dans cet art, s’est chargé de l’achever à la requête de Judocus Vijd. Par ce vers, celui-ci vous invite le 6 mai 1432 à admirer le travail accompli ». © Lukasweb.be – Art in Flanders, photo Hugo Maertens and Dominique Provost

Arrive-t-on à distinguer les deux mains dans le retable ?

La contribution d’Hubert demeure imprécise. On connaît bien sûr beaucoup plus de choses sur Jan. Dès 1425, il est nommé valet de chambre de Philippe le Bon et sa qualité de peintre de cour le libère des contraintes imposées à l’époque par la guilde. Cette position lui a permis de beaucoup voyager et d’expérimenter toutes les possibilités offertes par le médium de la peinture à l’huile, une technique dans laquelle il a excellé. Plus précisément, on sait que Jan a fait des changements dans la végétation commencée par son frère. Il y instille de l’exotisme, comme le palmier. C’est aussi lui qui a ajouté la fontaine, peut-être à l’occasion du baptême.

Comment a-t-on pu déterminer l’ancienneté des différents repeints ?

Nous avons la chance d’avoir une référence historique. À la demande de Philippe II, fils de Charles Quint, le peintre bruxellois Michiel Coxcie a fait en 1558 une copie du retable dans son intégralité. Cette copie permet de donner une indication sur l’état du polyptyque à un moment précis. Dans cette version, certaines modifications effectuées au XVIe siècle sont déjà présentes. Il y en a eu d’autres plus tard au cours du XVIe et pendant les siècles suivants. La restauration de 1951 a enlevé « les plus évidentes » mais c’est la campagne actuelle qui s’est attaquée à la partie la plus délicate et donc en particulier aux repeints datant du XVIe siècle.

Michiel Coxcie, L’Adoration de l'Agneau mystique, copie d'après Hubert et Jan van Eyck, 1558. Huile sur panneaux. Berlin, Gemäldegalerie.

Michiel Coxcie, L’Adoration de l'Agneau mystique, copie d'après Hubert et Jan van Eyck, 1558. Huile sur panneaux. Berlin, Gemäldegalerie. © Lukasweb.be – Art in Flanders, photo Hugo Maertens and Dominique Provost

Mais pourquoi aurait-on effectué des restaurations dès le XVIe siècle, si peu de temps après sa réalisation ?

Il y avait certainement déjà des parties abîmées en partie à cause de la fumée des bougies ou de l’humidité mais d’autres repeints correspondent à des changements du goût. Ainsi par exemple au XVe siècle, les plis des vêtements sont très cassés et rigides. Un siècle plus tard, on a eu envie de briser cette dureté en imprimant une certaine souplesse. L’expression de l’Agneau a également été modifiée dans une volonté de plus grande douceur.

Les changements principaux après les deux premières campagnes de restauration : la restitution d’un instantané panoramique

L’Agneau du sacrifice

Deux semaines entières ont été consacrées à seulement quelques centimètres de peinture. Aujourd’hui les oreilles sont bien plus basses qu’auparavant et l’Agneau a une expression beaucoup plus vivante que celle assez passive et édulcorée qui lui avait été donnée au XVIe siècle. Il fixe désormais le spectateur dans les yeux. La tête de l’Agneau (après restauration).

La tête de l’Agneau (après restauration). Photos service de presse. © Lukasweb.be – Art in Flanders vzw, foto KIK-IRPA

La tour d’Utrecht

Après avoir longtemps été convaincu qu’il s’agissait d’un ajout du XVIsiècle, on a pu démontrer qu’elle faisait partie de la composition originale. Elle a été dégagée des différents mastics qui la recouvraient en partie et de nouveaux bâtiments sont apparus. L’architecture a gagné en lisibilité sans les vernis opaques qui entachaient la profondeur de la composition. Le paysage « respire », plus ensoleillé et plus joyeux.

La tour de la cathédrale d’Utrecht (après restauration).

La tour de la cathédrale d’Utrecht (après restauration). Photos service de presse. © Lukasweb.be – Art in Flanders vzw, foto KIK-IRPA

La profusion et la splendeur des détails

La virtuosité exceptionnelle qui caractérise l’art des frères Van Eyck par leur maîtrise technique de la peinture à l’huile leur a permis d’approcher au plus près l’illusion de réalité. Par l’ajout de glacis successifs, ils font entrer la lumière dans la matière. On peut de nouveau admirer les plus infimes détails dont la minutie évoque l’art de miniaturistes : la variété infinie de la végétation et les cailloux sur le sol, les pieds gonflés des pèlerins avec la poussière sur leurs souliers, l’eau jaillissant de la fontaine qui retombe en vaguelettes… De plus, l’individualisation extraordinaire des personnages dont la plupart sont de véritables portraits est complètement remise en valeur.

Détail de la végétation après restauration.

Détail de la végétation après restauration. Photo service de presse. © Lukasweb.be – Art in Flanders vzw, foto KIK-IRPA

L’éclat et la subtilité des couleurs d’origine

C’est probablement le changement le plus spectaculaire. Les tonalités avaient été complètement faussées avec le temps. La restauration a restitué toute la vivacité des verts, des rouges, des bleus, la clarté des couleurs claires ainsi que la délicatesse des nuances des vêtements qui se déclinent en camaïeu de parmes, violets, prunes ou bleu canard. Sur ce détail figurant les Juifs (à gauche de L’Adoration de l’Agneau mystique), la restauration a restitué toute la vivacité des couleurs.

Sur ce détail figurant les Juifs (à gauche de L’Adoration de l’Agneau mystique), la restauration a restitué toute la vivacité des couleurs. Photos service de presse. © Lukasweb. be – Art in Flanders vzw, foto KIK-IRPA

« Van Eyck », du 1er février au 30 avril 2020 au musée des Beaux-Arts (MSK), Fernand Scribedreef I, 9000 Gand, Belgique. Tél. 00 32 9 210 10 75. www.mskgent.be/fr

À lire :
Dossier de l’Art n° 276, 80 p., 9,50 €. À commander sur www.faton.fr
Collectif, L’Agneau mystique. Van Eyck, art, histoire et religion, Flammarion, 2019, 368 p., 60 €.

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