Le Judith et Holopherne retrouvé à Toulouse est-il de Caravage ? (1/4). Histoire d’une redécouverte

Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610) (?), Judith et Holopherne, vers 1607. Huile sur toile, 144 x 173,5 cm. Estimé : 100/150 M€.
Le 27 juin prochain, une œuvre présumée de Caravage récemment redécouverte, estimée 100/150 M€, sera mise à l’encan à Toulouse. Alors que l’opinion des spécialistes reste très divisée sur son authenticité, la vente tient en haleine l’ensemble du marché de l’art. De nombreux éléments plaident en faveur – ou en défaveur – d’une attribution au maître italien. Un dossier en clair-obscur que vous présente L’Objet d’Art.
Le tableau au moment de sa découverte après le dégât des eaux. © Cabinet Turquin
Peu d’événements étaient susceptibles d’émouvoir autant le monde de l’art. La vente du tableau découvert dans un grenier près de Toulouse en 2014, une toile représentant Judith et Holopherne annoncée comme une œuvre de Caravage, enthousiasme et divise. Il est vrai que Caravage, peintre fascinant, est devenu une figure mythique de l’histoire de l’art. Jamais l’artiste n’a donné lieu à tant d’expositions ou de livres.
Outre son génie, il faut dire que sa vie tumultueuse et sa peinture révolutionnaire s’accordent bien à ce début de XXIe siècle avide de personnalités scandaleuses et hors norme. On sait que l’attribution des tableaux anciens n’est pas une science exacte. Nombre d’entre eux ont changé de nom dans les cinquante dernières années au gré des découvertes de l’histoire de l’art et des progrès de la science. Dans le cas de Caravage, la preuve de l’authenticité est particulièrement difficile à obtenir, d’autant qu’il s’agit d’un artiste complexe et inventif au corpus peu important (65 tableaux sûrs à ce jour) et qu’il n’existe pas actuellement un spécialiste unique faisant autorité sur lui. Le tableau interpelle donc les professionnels du marché, avec ses partisans convaincus, ses farouches détracteurs, et le clan – important – des indécis ou de ceux qui refusent de s’exprimer. L’expert Éric Turquin va-t-il gagner son pari ? Le point sur la situation un mois avant le coup de marteau.
Caravage sauvé des eaux
L’histoire commence en avril 2014 lorsque Maître Labarbe est appelé par un client toulousain pour expertiser une toile retrouvée dans la soupente de sa maison qu’il a dû vider suite à un dégât des eaux. Pressentant aussitôt l’importance du tableau, le commissaire-priseur fait appel au cabinet Turquin spécialisé en peinture ancienne. Pour Éric Turquin, c’est une découverte formidable : il s’agit, ni plus ni moins, de la seconde version, réputée perdue, de la Judith et Holopherne peinte par Caravage à Rome entre 1597 et 1602 et actuellement conservée au Palazzo Barberini.
« On connaît en effet l’existence d’une seconde version peinte par Caravage de ce sujet biblique. »
On connaît en effet l’existence d’une seconde version peinte par Caravage de ce sujet biblique grâce à des documents d’archives, en particulier deux lettres datant de septembre 1607. La première provient d’Ottavio Gentili, l’agent du duc de Mantoue, chargé d’acquérir des œuvres pour sa collection. Celui-ci déclare avoir vu à Naples chez le peintre Louis Finson deux tableaux de Caravage qu’il qualifie de bellissimi : il Rosario, qui n’est autre que la monumentale Vierge du Rosaire aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne, et un Oliferno con Giudita. Le prix auquel est proposé ce dernier est très important, 300 ducats (le duc de Mantoue avait payé 280 ducats la célèbre Mort de la Vierge, aujourd’hui au Louvre). Frans Pourbus, peintre à la cour de Mantoue, qui fait office de conseiller pour le duc comme Rubens avant lui, se rend également à Naples. Il écrit une seconde lettre décrivant plus précisément Holopherne et Judith : « un tableau de taille moyenne prévu pour un intérieur (“camera”), avec trois figures en demi longueur ». On pense que les deux toiles sont alors en dépôt à Naples chez des peintres-marchands associés, le Brugeois Louis Finson et l’Anversois Abraham Vinck. Peut-être est-ce Caravage lui-même qui leur a confié ces tableaux à vendre. Finson, bien que peintre, avait une intense activité de marchand ; il a vendu pas moins de dix toiles de Caravage.
Porté disparu depuis 1617
La transaction avec le duc de Mantoue n’a pas lieu car on retrouve les deux tableaux dans le testament de Finson en 1617 à Amsterdam. Celui-ci lègue ses parts à Vinck, qui en était propriétaire pour moitié. Lorsque ce dernier décède à son tour en 1619 à Anvers, on ne retrouve plus que La Vierge du Rosaire dans son état successoral. Il aura donc vendu l’autre Caravage entre-temps. C’est ainsi qu’on perd la trace de Judith et Holopherne, si ce n’est la mention en 1689 de ce sujet par Caravage dans une collection néerlandaise. Le tableau de Toulouse est-il cet original perdu dont la composition nous est connue par une copie ?
Éric Turquin devant le tableau de Toulouse. © Cabinet Turquin
Une œuvre exécutée dans l’atelier de Finson à Naples ?
En effet, la composition de notre tableau est identique à celle d’un tableau donné à Louis Finson appartenant à la Banca Intesa Sanpaolo de Naples, répertorié par nombre d’historiens de l’art comme la copie d’une toile disparue de Caravage. On sait que Finson, grand admirateur de Caravage, a beaucoup contribué à la diffusion des créations de son contemporain en les copiant et en les imitant. Il était présent avec Caravage à Naples en 1607. Tous deux partageaient peut-être un atelier, on parle parfois d’une bottega apperta (atelier ouvert) qui, certes, correspond peu à la personnalité solitaire et plutôt belliqueuse de Caravage. Stéphane Pinta, collaborateur d’Éric Turquin, explique que le Judith et Holopherne de la banque napolitaine donné à Finson et le tableau de Toulouse présentent tous les deux une couture latérale au même endroit, et que leurs parties supérieures et inférieures sont peintes chacune sur le même type de toile, semblant provenir du même lai. De là à conclure que les deux œuvres ont été réalisées dans le même atelier, à peu de temps d’intervalle, il n’y a qu’un pas.
La cote de Caravage
Si Caravage a vendu des tableaux très chers de son vivant, sa cote décroit néanmoins rapidement à partir de 1650, au point qu’il est un quasi inconnu au XIXe siècle. C’est à l’historien de l’art Roberto Longhi que l’on doit sa redécouverte vers 1950. Ce n’est sans doute pas un hasard si cette époque est celle du néoréalisme italien au cinéma. Aujourd’hui, la rareté de l’œuvre du maître fait qu’il n’y a pratiquement aucun exemple d’adjudication aux enchères de tableaux de Caravage. Les montants des rares transactions privées restent inconnus. En 1971 un tableau décrié, la Conversion de Marie-Madeleine (appelé également Marthe et Marie-Madeleine, présenté chez Christie’s Londres), et invendu, fut ensuite acheté par le Detroit Institute of Arts ; en 1987, le Kimbell Art Museum de Fort Worth acquit Les Tricheurs, un tableau de jeunesse redécouvert dans une collection privée, et dix ans plus tard, le Metropolitan Museum of Art de New York, Le Reniement de saint Pierre provenant de la collection Shickman.
Michelangelo Merisi dit Caravage, Le Reniement de saint Pierre, 1610. Huile sur toile, 94 x 125,4 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. © Metropolitan Museum of Art
Le mystère de l’arrivée en France
Il est par ailleurs difficile de savoir comment le tableau est arrivé à Toulouse. L’un des ancêtres des propriétaires actuels, officier napoléonien, a fait la campagne d’Espagne, où il aurait pu acquérir l’œuvre. Rien de moins sûr. La toile aurait pu se trouver dans la maison avant qu’elle ne soit achetée par les propriétaires actuels en 1871. À cette époque la cote de Caravage était très basse et donc le tableau sans intérêt. Techniquement, le châssis à clé, typiquement français vers 1800, ainsi que le rentoilage de la toile, nous indiquent que le tableau était en France au tout début du XIXe siècle. Une fois dévoilée, l’œuvre a été vite classée Trésor national en 2016. Légalement l’État dispose alors de trente mois pour l’acheter ou, s’il y renonce, pour lui accorder un permis de libre circulation. Que ce soit en raison du manque de certitude sur son authenticité ou du prix élevé demandé – 120 M€ –, il ne s’est pas porté acquéreur. Le résultat de la vente du 27 juin prochain permettra-t-il de trancher le débat ?
Vente Toulouse, Marc Labarbe, le 27 juin 2019 à 18h. Tél. 05 61 23 58 78. Exposition à l’Hôtel des ventes Saint-Aubin de Toulouse du 17 au 23 juin 2019. Toutes les informations sur www.thetoulousecaravaggio.com
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