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Le Judith et Holopherne retrouvé à Toulouse est-il de Caravage ? (4/4). L’avis des spécialistes

Louis Finson (vers 1580-1617), Judith décapitant Holopherne, après 1607. Huile sur toile, 140 x 161 cm. Naples, Banca Intesa Sanpaolo.

Louis Finson (vers 1580-1617), Judith décapitant Holopherne, après 1607. Huile sur toile, 140 x 161 cm. Naples, Banca Intesa Sanpaolo. © DR

Le 27 juin prochain, une œuvre présumée de Caravage récemment redécouverte, estimée 100/150 M€, sera mise à l’encan à Toulouse. Alors que l’opinion des spécialistes reste très divisée sur son authenticité, la vente tient en haleine l’ensemble du marché de l’art. De nombreux éléments plaident en faveur – ou en défaveur – d’une attribution au maître italien. Un dossier en clair-obscur que vous présente L’Objet d’Art.

Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610) (?), Judith et Holopherne, vers 1607. Huile sur toile, 144 x 173,5 cm. Estimé : 100/150 M€.

Michelangelo Merisi dit Caravage (1571-1610) (?), Judith et Holopherne, vers 1607. Huile sur toile, 144 x 173,5 cm. Estimé : 100/150 M€. © Cabinet Turquin

Le sujet divise profondément les experts mondiaux du peintre comme les marchands spécialisés. D’éminents spécialistes italiens de Caravage rejettent catégoriquement cette attribution, d’autres au contraire en sont les fervents défenseurs…

Contre

Gianni Papi, historien de l’art italien et spécialiste du Caravage, pense qu’il s’agirait d’une première copie par Finson d’un original de Caravage à retrouver. Il la date vers 1607-1608 et la juge certes meilleure que celle de la banque napolitaine exécutée sans doute un peu plus tard. Il déclare : « J’ai vu la peinture trois fois à Paris au cours de l’année 2015. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que l’œuvre soit de Caravage. Il y a trop d’éléments stylistiques qui ne sont pas de sa main : de la tête d’Holopherne (trop chargée, avec des dents écartées absolument étranges pour Caravage) à celle de la servante (avec des rides excessivement marquées sur son visage […]) en passant par les mains d’Holopherne, où la luminosité est trop nette sur les ongles1 ». À ses yeux le décolleté de Judith et sa robe de satin noire ressemblent davantage au style de Finson, tout comme sa main qui tient l’épée dans la pénombre, « trop simplifiée ». Papi ne retrouve pas non plus « l’énergie du Caravage » dans le geste de Judith. 

Mina Gregori, une des premières expertes du Caravage, ne voit pas dans le tableau de Toulouse la dynamique propre à l’artiste. Après avoir penché pour Finson, elle a suggéré le nom d’Artemisia Gentileschi, autre peintre caravagesque. 

Francesca Cappelletti, commissaire de la récente exposition Caravage du musée Jacquemart-André à Paris, estime comme sa consœur, Maria Cristina Terzaghi, que l’écriture du tableau est à la fois trop brutale et trop chargée. Elle n’y reconnaît pas la syntaxe de Caravage. Le visage d’Holopherne ainsi que celui de la servante ont, selon elle, quelque chose de « grotesque » – plus proche du style de Finson – et elle note des lourdeurs inhabituelles pour Caravage dans le vêtement noir de Judith. Notons d’ailleurs que dans le catalogue de l’actuelle exposition du musée Capodimonte, « Caravage à Naples », le tableau est publié comme « Louis Finson ? ». 

Maurizio Canesso, marchand italien, spécialisé en particulier dans la peinture caravagesque, juge le tableau trop démonstratif. « Comment accepter le réalisme trop outré du visage d’Holopherne ou la délimitation de l’espace par cette tente rouge alors que Caravage excelle dans l’art des lieux indéterminés ? » 

Par ailleurs, plusieurs détracteurs du tableau, qui souhaitent rester anonymes, sont gênés par le visage de la servante aux rides et au goître trop prononcés et caricaturaux, ainsi que par le vêtement indistinct de Judith, et voient des faiblesses anatomiques dans le corps d’Holopherne.

Pour

Nicola Spinosa, ancien directeur du musée de Capodimonte à Naples, défend le tableau qu’il qualifie de chef-d’œuvre puissant et poignant depuis la première heure. 

Rossella Vodret, l’une des grandes spécialistes de Caravage, organisatrice en 2017 à Milan de l’exposition « Dentro Caravaggio », apporte un point de vue scientifique car elle a pu rassembler des données sur trente-cinq tableaux de Caravage, soit plus de la moitié de son corpus. Selon elle, la toile et la technique, en particulier les pigments rouges utilisés pour tracer l’esquisse, sont semblables à celles des Caravage de la première période napolitaine, au détail près des rides de la vieille servante peintes sur une préparation plus pâle que le reste. Elle émet avec prudence l’hypothèse que le tableau est resté inachevé et qu’un autre peintre (Finson ?) a pu terminer cette figure, mais elle n’a pas vu le tableau depuis son nettoyage qui a – selon Éric Turquin – « désencrassé » les rides… 

Jacques Leegenhoek, marchand de tableaux anciens, considère que le tableau s’inscrit parfaitement dans la chronologie des œuvres de Caravage, vers 1606-1607. Il ne partage pas l’incompréhension suscitée par le regard de Judith tourné vers le spectateur et non vers Holopherne dont elle tranche la tête ; selon lui, c’est au contraire un moyen pour Caravage de provoquer un choc psychologique. Et qui d’autre que l’artiste aurait pu reprendre des éléments inspirés de la première version romaine, comme la position d’Holopherne, alors que la toile était protégée des regards par son premier propriétaire Ottavio Costa derrière un rideau de taffetas et peu accessible au début du XVIIe siècle ? 

Keith Christiansen, directeur du département des peintures européennes du Metropolitan Museum of Art de New York, émet des réserves sur la possibilité qu’il y ait eu deux mains pour l’exécution du tableau car on ne connaît aucun exemple de collaboration avec Caravage. L’idée d’un tableau inachevé est, en outre, contredite par l’or posé à la mixtion sur le pommeau de l’épée, un produit très coûteux que l’on appliquait en dernier. Le conservateur avait confié en 2017 au Journal des Arts : « Je ne vois pas qui d’autre que Caravage aurait pu peindre ce tableau, mais il y a des passages qui posent problème et cela nécessite une explication […] ». Il souligne par ailleurs qu’il existe plusieurs exemples de revirement d’attributions (voir ci-dessous).

Le point de vue d’Arnauld Brejon de Lavergnée

À la suite de la présentation de Judith et Holopherne à la galerie parisienne d’art contemporain Kamel Mennour les 6 et 7 mai derniers, et du catalogue publié pour l’occasion, Arnauld Brejon de Lavergnée, spécialiste de la peinture caravagesque, livre ici son analyse.

La Judith de Toulouse

La Judith qui va être vendue à Toulouse comme une œuvre de Caravage le 27 juin 2019 n’a pas encore livré tous ses secrets : le tableau est-il de Caravage ? Est-il dû à un suiveur, à un imitateur, à un de ces nombreux peintres caravagesques actifs à Naples au début du XVIIe siècle ? Dans quelles collections était-il conservé entre 1617, date de sa dernière mention, et 2014, date de sa réapparition à Toulouse ? Il est pour le moins étrange qu’on ne puisse pas glaner une seule mention d’archives ! Regardons-y de plus près.

Une probable provenance

Il est rappelé de façon trop allusive dans le catalogue qui vient d’être publié à l’occasion de la vente que l’abbé François Quesnel (?-1697) possédait à Paris en 1697 une Judith de Caravage. A. Schnapper, qui a étudié le document, (Curieux du Grand siècle, Flammarion, réédition 2005, p. 110) précise qu’il s’agit d’un mémoire de tableaux qui ont appartenu à cet abbé – il a été peintre amateur et a réalisé rétrospectivement un portrait de Pascal – et qui furent mis entre les mains du marquis d’Alègre. Allons plus loin : à l’analyse d’A. Schnapper qui insiste sur le fait qu’il s’agit d’une collection importante, ajoutons que celle-ci comportait de nombreux caravagesques, trois de Caravage, un Renoncement de saint Pierre, une Judith et un Rosaire, un à la manière de Valentin, Saint François sur des charbons ardents, un Gentileschi, une Muse, un Manfredi, un Sacrifice de Flore ; ajoutons d’autre part que les trois « Caravage », du moins les deux derniers, risquent d’être des œuvres de Louis Finson pour la raison suivante : il est, on s’en souvient (et nous renvoyons le lecteur aux nombreuses études sur Finson depuis la publication de la monographie de D. Bodart en 1970), très actif à Naples même du vivant de Caravage ; il a peut-être partagé un atelier avec l’artiste lombard, il a possédé plusieurs Caravage dont la Madone au rosaire (Vienne, Kunsthistorisches Museum) et une Judith ; il a copié le premier. Finson a peint des tableaux assez extraordinaires, dont la Madeleine (Marseille, musée des Beaux-Arts), une copie d’après un Caravage perdu, et aussi la Résurrection du Seigneur (Aix, Cathédrale) qui dérive d’un Caravage détruit au XVIIIe siècle. En raison de l’association de deux sujets (la Madonne au Rosaire et une Judith), plane sur cet inventaire l’ombre de Finson (il fut propriétaire des deux tableaux et copia le premier) ; à la date de 1697, la Madone au Rosaire est conservée à Vienne, Quesnel ne possède donc pas l’original, mais une copie due à Finson. Décrypter cet inventaire nous aura appris deux choses : cette Judith est une copie (comme le Rosaire) et elle doit être de Finson, comme la copie du Rosaire.

L’examen de l’œuvre de Toulouse

Qui n’a pas remarqué que les tableaux tardifs du Caravage – l’on a probablement perdu du temps en rapprochant la Judith toulousaine du tableau du Palazzo Barberini sur le même sujet ; les dates d’exécution ne sont pas les mêmes, un monde les sépare – sont empreints de gravité, de silence ? Un esprit monumental, classique, les caractérise ; la recherche de stylisation est poussée à l’extrême ; à la Judith de Toulouse, un peu crue, il manque un filtre, celui de la Renaissance italienne. Nous ne nous expliquons pas d’autre part l’existence de faiblesses évidentes, tels le visage d’Abra, la poitrine de Judith, l’anatomie du bras droit d’Holopherne, le contour très mou de la poitrine du même personnage…

La copie de l’Intesa Sanpaolo de Naples

Elle aussi est d’un examen complexe ; les historiens récents ont souligné les différences très importantes qui existent avec le tableau venant de réapparaître, magnifiquement restauré. Des avis autorisés (G. Papi, G. van der Sman, A. Denunzio) attribuent cette copie de l’Intesa Sanpaolo à Finson ; de notre côté, son exécution maigre, sèche, ne nous satisfait pas et nous nous rangeons à l’avis de N. Spinosa qui préfère y voir la réalisation d’un artiste nordique autre que Finson. Que de questions, donc, et nous adopterons en conclusion la belle voie de recherche formulée par M. C. Terzaghi dans le catalogue de l’exposition « Caravaggio, Napoli » (musée de Capodimonte, Naples, 12 avril-14 juillet 2019) : cercle de Caravage, Louis Finson ? L’art grave et dépouillé de Caravage annonce la peinture de demain.

Les autres tableaux de Caravage controversés

Plusieurs œuvres de Caravage ont été controversées avant d’être unanimement reconnues :

Le Portrait de Maffeo Barberini d’une collection particulière florentine, d’abord rejeté par Roberto Longhi en 1963.

Le Couronnement d’épines de Vienne au style heurté jugé grossier dont on sait maintenant qu’il provient de la collection Giustiniani.

La Conversion de saint Paul du Palazzo Odescalchi de Rome rejetée en 1955 par Walter Friedlaender, Denis Mahon et Roberto Longhi qui trouvent la composition confuse malgré les éléments caravagesques. Inversement, Keith Christiansen remet en question l’Ecce Homo du musée de Gênes classé sous le nom de Caravage dans toutes les monographies sur l’artiste. Mina Gregori a reconnu formellement en 2014.

Une Marie-Madeleine en extase considérée jusque-là comme une copie (il en existe dix-huit sur ce thème) et qui reste aujourd’hui très discutée.

Confrontations au sommet

Entre novembre 2016 et février 2017, James Bradburne, directeur de la Pinacothèque de la Brera à Milan, a organisé une exposition où il présentait la Judith accompagnée de sa présumée copie par Finson de la Banca Intesa Sanpaolo. À leur côté étaient déployés le Caravage appartenant à la Pinacothèque, le Souper à Emmaüs, ainsi que trois autres toiles de Finson. Le geste a failli coûter son poste au conservateur, critiqué pour avoir exposé une œuvre controversée. Mais pour Éric Turquin, la comparaison a permis d’éliminer l’hypothèse que son tableau soit de Finson, un peintre qu’il juge trop raide et appliqué. À la suite de la confrontation de la Brera, le Louvre a tenu en juin 2017 une journée d’étude à huis clos dans la Grande Galerie, invitant une trentaine de spécialistes de la période caravagesque à voir le tableau de Toulouse aux côtés de La Flagellation du Christ de Rouen, peinte à Naples, et des trois Caravage du Louvre, La Diseuse de bonne aventure, le portrait d’Alof de Wignacourt et La Mort de la Vierge. La réunion a convaincu le Britannique John Gash de l’université d’Aberdeen, connu pour ses publications sur Caravage et la peinture baroque, mais pas les détracteurs du tableau qui, comme Francesca Cappelletti, n’ont pas changé d’avis !

1 Propos recueillis par Nathalie Eggs à Florence pour le Journal des Arts le 15.04.16.

Sommaire

Le Judith et Holopherne retrouvé à Toulouse est-il de Caravage ?

4/4. L’avis des spécialistes