Le musée Ingres Bourdelle achève sa mue à Montauban

Théodore Chassériau, Étude d’après le modèle Joseph, dit aussi Étude de Noir, 1839. Huile sur toile, 55 x 73,5 cm. © Musée Ingres Bourdelle / Guy Roumagnac
Installé dans un édifice classé aux Monuments historiques, au cœur de Montauban, le musée Ingres Bourdelle abrite le legs de l’enfant du pays, Jean-Auguste-Dominique Ingres : 4 500 dessins, 44 peintures et un violon… ainsi que ses collections personnelles et sa documentation. Il possède également la plus importante collection d’œuvres de Bourdelle en région, constitué de soixante-dix sculptures et d’une centaine de pièces graphiques. Créé au début du XIXe siècle, remodelé à l’orée du XXe et rénové aujourd’hui au terme de trois ans de travaux, le musée recèle enfin de véritables trésors de l’histoire de l’art, qui vont bien au-delà des deux artistes dont il porte désormais le nom. Florence Viguier-Dutheil, conservateur en chef du Patrimoine et directrice de l’institution depuis 2003, explique les enjeux et les incontestables réussites de ce nouvel établissement qui rouvre ses portes le 14 décembre 2019.
Propos recueillis par Jeanne Faton
Pourquoi un projet de rénovation pour le musée Ingres Bourdelle ?
Il s’imposait comme une évidence en ce début du XXIe siècle car, au fond, le bâtiment n’avait pas connu de profondes transformations depuis plus d’un siècle. Il fallait tout d’abord, au regard de l’évolution des pratiques muséales, du changement de goût et de points d’intérêt des visiteurs et des apports nouveaux de l’histoire de l’art, essayer de créer une autre cohérence et développer un discours différent sur ces collections riches et variées, en mettant par exemple en valeur les aspects moins connus du travail créatif des figures tutélaires d’Ingres et de Bourdelle. Ensuite, il était important de repenser l’accueil des visiteurs en l’améliorant, en termes de confort bien sûr, mais aussi en rédigeant de nouveaux supports didactiques. Le musée se répartissait sur cinq niveaux avec une circulation verticale un peu complexe, car limitée au seul escalier d’honneur distribuant tous les étages et contraignant à des retours en arrière fastidieux. Trouver une fluidité nouvelle, permettant aussi aux personnes à mobilité réduite de circuler dans le musée, était nécessaire.
« Ce musée, installé dans un monument historique qu’il a toujours occupé très respectueusement, presque timidement depuis sa naissance, devait enfin montrer qu’il était parvenu à maturité. »
Quels axes forts avez-vous privilégiés ?
L’histoire d’un musée, c’est toujours une succession de donations et de legs ; cela a particulièrement marqué la genèse du musée de Montauban. Nous avons donc eu envie de créer un ensemble plus cohérent, permettant d’améliorer la présentation des œuvres d’Ingres en leur donnant la place qu’elles méritent et en articulant mieux le rapport entre ses dessins et ses peintures. Nous avons aussi souhaité donner une plus grande visibilité aux autres collections constitutives de l’histoire du musée : en particulier le fonds Bourdelle – l’autre artiste majeur que Montauban a vu naître – et la collection de peintures anciennes qui a présidé à la naissance du musée. Ce musée, installé dans un monument historique qu’il a toujours occupé très respectueusement, presque timidement depuis sa naissance, devait enfin montrer qu’il était parvenu à maturité et s’afficher comme lieu muséal dès le franchissement du seuil.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, Le Songe d’Ossian, 1813. Huile sur toile, 348 x 275 cm. © Musée Ingres Bourdelle / Marc Jeanneteau
Qu’est-ce qui caractérise cette identité muséale affirmée ? Que découvre le visiteur du XXIe siècle dès l’accueil ?
Le musée s’est implanté dans un ancien palais épiscopal du XVIIe siècle, lui-même bâti sur une place forte médiévale construite pendant la guerre de Cent Ans. Il lui était donc difficile de s’affirmer en tant que tel. Jusqu’en 2004, l’accueil du public se trouvait réduit à une guérite en plein courant d’air, sur un palier de l’escalier d’honneur. Aujourd’hui, deux pavillons de verre et d’inox, de chacun 60 m², adossés au mur de clôture de la cour, marquent l’entrée du musée. Ils distribuent l’ensemble du bâtiment et de ses niveaux, via un escalier moderne et un ascenseur nouvellement créés.
Disposez-vous désormais de surfaces d’exposition augmentées et combien d’œuvres gardez-vous encore en réserve ?
Le déplacement de certains locaux administratifs et des réserves à l’extérieur du bâtiment, la rénovation d’espaces jusqu’alors inutilisés, la création des pavillons d’entrée et la restitution du plafond disparu ont permis au musée Ingres Bourdelle de gagner plus de 700 m², soit une augmentation de 30 % de sa surface d’exposition. Plus d’un millier d’œuvres ont été réinstallées. Les réserves, construites il y a déjà dix ans, conservent plus de 15 000 pièces, sur une surface de 1 000 m².
Cette rénovation a été l’occasion de rebaptiser le musée « Ingres Bourdelle ». Comment le fonds du sculpteur a-t-il été davantage mis en valeur ?
Bourdelle, qui fut l’élève et le praticien de Rodin, est, tout comme Ingres, un enfant du pays. Anciennement présentées au rez-de-chaussée, ses œuvres ont toujours été mises à l’honneur, mais dans un espace un peu réduit, même si, depuis la publication du fonds, une deuxième salle leur avait été adjointe en 2000. Elles illustrent toutes les périodes de création de Bourdelle et les différentes techniques explorées au fil de sa carrière : marbres, bronzes, terres et plâtres. Trois vastes espaces leur sont désormais entièrement dévolus au premier sous-sol, sous les voûtes blanchies des anciens communs du palais épiscopal. Ce redéploiement a favorisé une présentation par thématiques et une lecture plus structurée de l’œuvre de Bourdelle : les commandes officielles et les monuments, la mythologie, les portraits, les allégories et les figures récurrentes. Des esquisses jalonnent ce parcours et éclairent la genèse de son art. La hauteur relativement réduite sous les voûtes impose des socles bas et offre aux visiteurs davantage d’intimité avec les sculptures. La présentation ponctuelle de l’œuvre graphique de Bourdelle viendra éclairer son travail et donner une visibilité à ses grandes qualités de dessinateur.
Que découvrira l’amateur d’Ingres qu’il ne voyait pas avant dans les collections ?
Une des interventions majeures de la restauration est la restitution d’un plafond situé entre le premier et le second étage, détruit au XIXe siècle peu avant l’implantation de l’école municipale de dessin, car il menaçait de s’effondrer. Une surface non négligeable a ainsi été gagnée pour créer un cabinet d’art graphique : les dessins d’Ingres y sont présentés dans un mobilier raffiné, spécialement étudié pour montrer leur lien avec ses collections d’antiques. Quatre-vingt-sept tiroirs et des vitrines forment ainsi un dispositif propre à recréer l’univers mental d’Ingres, fait tant d’inventions pures que de brillants exercices d’admiration à l’égard de maîtres l’ayant précédé depuis les temps les plus anciens. Les tableaux d’Ingres occupent, comme avant les travaux, le premier étage du musée, à proximité immédiate des peintures qu’il collectionnait, de façon à permettre au public de comprendre la formation de son goût et de sa culture visuelle. Au même étage, sont exposées les peintures de ses meilleurs élèves. Parmi eux, figure Armand Cambon, peintre, exécuteur testamentaire d’Ingres et premier directeur du musée. Une salle entière rend hommage non seulement à sa peinture mais aussi à ses talents de collectionneur : c’est lui qui ouvrit le musée de Montauban à l’Orient, proche ou lointain, comme en témoigne une étonnante armure de samouraï restaurée et présentée au public pour la première fois. On quitte cette section avec un regard sur l’autre grand mouvement pictural de l’époque : le romantisme, autour de Géricault, Chassériau et Delacroix.
Vous insistez sur la collection de peintures anciennes, reflet du goût d’amateurs locaux et fruit aussi d’envois parisiens. Réussir à donner une cohérence à cet ensemble a-t-il été un défi ?
La collection de peintures anciennes est installée au deuxième étage. Répartie sur les trois salles de l’aile sud-est, sa richesse et sa variété permettent d’appréhender les grands mouvements de la peinture occidentale et de découvrir les écoles de peintures européennes du XVIe au XVIIIe siècle. Ainsi, l’école vénitienne est bien représentée, de Bellini à Tiepolo en passant par Titien, tout comme les écoles du Nord, autour d’un ensemble de proches ou suiveurs de Rubens, tels que Jordaens, Van Dyck, Crayer et Cuyp… La peinture française, quant à elle, s’illustre par une belle réunion de portraits des XVIe et XVIIe siècles ainsi que par des fleurons du Grand Siècle et du XVIIIe tels Le Brun, Mignard, Rivalz ou le presque Romain Subleyras. Ces tableaux témoignent également de l’histoire du goût chez les collectionneurs et amateurs d’art du XIXe siècle. La présentation se termine par l’évocation du néoclassicisme à travers le grand portrait en pied de Louis XVI par Duplessis, non loin d’un tableau de David, le peintre régicide et néanmoins maître d’Ingres.
« Les trois années de rénovation du musée ont permis d’organiser le rayonnement de nos collections dans le monde entier. »
Pourquoi de ne pas avoir rénové aussi la présentation des salles archéologiques et médiévales – dont celle du « Prince Noir » ?
Les interventions lourdes réalisées sur l’ensemble du bâtiment nécessitaient de faire des choix pour pouvoir rester dans la temporalité requise. La salle du Prince Noir et la salle Chandos, qui sont les parties les plus basses du musée, sont aussi les plus anciennes. Elles comprennent les vestiges de l’ouvrage défensif militaire construit sur le Tarn lors de la création de la ville de Montauban en 1144 et complété durant le XIVe siècle et la guerre de Cent Ans. Leurs collections, installées par la Société archéologique de Tarn-et-Garonne à la fin du XIXe siècle, n’ont pas connu de grandes modifications depuis, si ce n’est, récemment, quelques regroupements de clarification et des opérations de conservation préventive. Leur rénovation est prévue et donnera à nouveau l’occasion au musée Ingres Bourdelle d’évoluer en réfléchissant à la présentation de ces salles ; leur installation conserve, en attendant, la trace de la sensibilité des archéologues du XIXe siècle et témoigne d’une vision muséographique disparue, celle des anciens dépôts lapidaires. Depuis la réouverture du musée, la majestueuse salle du Prince Noir accueille l’installation de Miguel Chevalier, « L’Œil de la machine 2019 » ; elle y restera une année entière et cette salle sera à l’avenir un endroit privilégié pour des installations d’art contemporain.
Cette période de travaux a-t-elle été aussi l’occasion de restaurer des œuvres ?
Les trois années de rénovation du musée ont permis d’organiser le rayonnement de nos collections dans le monde entier. Les œuvres emblématiques sont allées en Chine, au Canada, aux États-Unis, ou encore dans de grandes institutions européennes, à Paris, Londres, Rome, Milan, Francfort… La fermeture et ces différents prêts ont été l’occasion de mettre en place un chantier des collections pour programmer la restauration de nombreuses œuvres. Toutes ont pu être examinées, dépoussiérées, photographiées, restaurées si besoin, cadres compris. Certaines avaient besoin d’une intervention importante, comme l’armure du samouraï ; composée de textiles fragiles, altérés par l’usure du temps, elle a nécessité l’intervention de trois restauratrices pendant plus de six mois. Le très grand tableau de Jean-Pierre Franque, Jupiter endormi dans les bras de Junon sur le mont Ida, a bénéficié d’une restauration spectaculaire : ancien dépôt de l’État, gravement endommagé par des déchirures et des brûlures après une manipulation malheureuse au début du XXe siècle, il n’était plus exposé. C’est aujourd’hui l’une des œuvres phares de la Chapelle, au premier étage, où sont réunies les grandes peintures de Salon ; justice est ainsi rendue à cet élève de David à peine plus âgé qu’Ingres mais un peu oublié aujourd’hui.

Japon, XIXᵉ siècle, armure de samouraï (casque, masque, jambières, sous-jupe, plastron, dos et jupe, protège-épaules, manche, sabre). © Musée Ingres Bourdelle / Guy Roumagnac
Comment passe-t-on d’un musée formé par des amateurs avertis à un musée destiné à un grand public ? Quels dispositifs de médiation avez-vous apportés ?
Si le musée Ingres s’est construit autour d’un noyau d’œuvres rassemblées puis cédées par des collectionneurs éclairés, comme c’était souvent le cas au XIXe siècle, il s’est vu assigner une mission d’éducation dès sa création. Quand l’un de ses tout premiers donateurs, le baron Joseph Vialètes de Mortarieu, offre à la ville sa collection de soixante-quatre tableaux, c’est pour fournir des modèles aux jeunes élèves de l’école municipale de dessin venant d’être créée. Ingres poursuit cette idée par son don de 1851, où figurent des copies d’après Raphaël et des vases antiques destinés à montrer aux plus jeunes la voie à suivre. Le musée de Montauban était déjà acteur, depuis de nombreuses années, d’une politique de médiation active. Il cherche aujourd’hui plus que jamais à incarner le lieu permettant l’accès, à des publics très divers, à une forme de savoir et de plaisir mélangés. Nous proposons ainsi des visites spécifiques et un dispositif de médiation face aux œuvres, avec de nouveaux supports didactiques, complétés par les apports des technologies numériques, à découvrir au fil du parcours. Cet accompagnement multimédia, présent aussi sur notre site internet, offre un accès non seulement à la base de données de tout notre fonds de dessins d’Ingres mais aussi à l’ensemble de nos collections dont le récolement est désormais achevé.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, Bertin debout accoudé à un meuble. Pierre noire, 37,6 x 26,7 cm. © Musée Ingres Bourdelle / Marc Jeanneteau
Musée Ingres Bourdelle, 19 rue de l’Hôtel de ville, 82000 Montauban. Tél. 05 63 22 12 91. www.museeingresbourdelle.com
À lire : Catalogue (collectif), coédition musée Ingres Bourdelle / éditions Faton, 160 p., 24 €. À commander sur www.faton.fr







