150e anniversaire de l’Opéra Garnier : retour sur l’histoire d’un théâtre iconique

Coupe longitudinale du foyer de la Danse, 1864. Encre et aquarelle, 85 x 63,5 cm. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra. Photo BnF
L’Opéra de Paris est sans aucun doute l’un des monuments les plus emblématiques de la Ville Lumière. Voulu par Napoléon III, il fut construit par Charles Garnier, lauréat contre toute attente du concours lancé en 1860. Son édification connut moult vicissitudes et s’il fut inauguré en 1875, sa construction s’est poursuivie jusqu’en 1889. Alors que l’on s’apprête à célébrer ses 150 ans, Mathias Auclair fait le point sur l’histoire du monument, à l’aune des toutes dernières découvertes d’archives.
Tout semble avoir été dit et écrit sur l’Opéra Garnier, qui fête cette année les 150 ans de son inauguration. La biographie de l’architecte par Jean-Michel Leniaud, le catalogue de l’exposition de l’École nationale supérieure des beaux-arts, Charles Garnier : un architecte pour un empire, ainsi que les ouvrages richement illustrés de Gérard Fontaine consacrés à l’architecture et au décor du plus célèbre théâtre de Paris, constituent le socle d’une abondante bibliographie en langue française. Et encore nous limitons-nous ici aux livres relatifs au bâtiment et passons-nous sous silence l’ensemble des ouvrages consacrés à l’Opéra de Paris comme institution et comme théâtre de répertoire et de création lyrique et chorégraphique. Cette bibliographie s’étoffe régulièrement, comme en atteste l’imposant livre collectif, L’Opéra Garnier : un palais pour la musique et la danse, publié en 2018. Il convient de mentionner, enfin, les études de référence de Monika Steinhauser, Die Architektur der Pariser Oper : Studien zu ihrer Entstehungsgeschichte und ihrer architekturgeschichtlichen, et de Christoph Curtis Mead, Charles Garnier’s Paris Opera : architectural empathy and the renaissance of French classicism, qui montrent le caractère international des travaux scientifiques consacrés à cet édifice.
Atelier Nadar, Charles Garnier, vers 1868. Photographie positive sur papier albuminé, 22 x 16 cm. Paris, BnF. Photo BnF
De nombreuses pistes de recherche possibles
Dès lors, écrire un nouveau livre sur le Palais Garnier pourrait paraître d’un intérêt limité : profiter de manière bassement mercantile du rayonnement d’un théâtre qui est visité chaque année par un million de personnes. Il n’en est rien. En effet, ce bâtiment propose toujours de nombreuses pistes de recherches tant pour ce qui relève de l’histoire de sa construction que pour ce qui touche à son architecture et à son décor. Des sources nouvelles de première importance (plans et archives de l’architecte) sont apparues en très grand nombre ces dix dernières années et s’ajoutent à la profusion des matériaux à la disposition de l’historien qui, par de nouveaux croisements et de nouvelles mises en perspective, peut jeter un œil neuf sur un édifice que tout le monde croit connaître. À la suite de notre ouvrage intitulé L’Opéra Garnier : dessins pour un chef-d’œuvre qui vient de paraître aux éditions Gourcuff Gradenigo, nous voulons ici mettre en avant quelques points saillants et inédits d’une histoire toujours en train de s’écrire.
« De la construction d’un Opéra dépend le prestige de Paris et donc celui du pays tout entier et celui de son souverain. »
Le grand projet du Siècle des Lumières accompli par Napoléon III
Si l’attentat commis par Felice Orsini et ses complices contre Napoléon III et l’impératrice Eugénie, le 14 janvier 1858, alors que ceux-ci se rendent à une représentation à l’Opéra, établi rue Le Peletier, constitue bien la motivation première de la construction du Palais Garnier, il convient néanmoins de replacer la décision impériale de doter Paris d’un « nouvel Opéra » dans un contexte plus large. En effet, la construction de l’Opéra Garnier marque l’aboutissement d’une réflexion architecturale, urbanistique et politique née un siècle et demi plus tôt et dont Jacques-François Blondel se fait l’écho dans son Cours d’architecture : « Rien ne contribue tant à la magnificence des cités que les théâtres publics : ces édifices doivent annoncer, par leur grandeur et leurs dispositions intérieures, l’importance des villes où ils se trouvent élevés. Pour la commodité des citoyens et des étrangers, ils doivent être isolés de toute part et être environnés de rues qui facilitent la circulation des voitures1 ». De la construction d’un Opéra dépend le prestige de Paris et donc celui du pays tout entier et celui de son souverain.
Coupe de la cage du grand escalier, avant 1865. Aquarelle, gouache et rehauts de peinture couleur or, 101 x 71,5 cm. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra. Photo BnF
L’Opéra de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles
En effet, depuis sa création par Louis XIV, l’Opéra de Paris a toujours donné ses spectacles, jusqu’en plein Siècle des Lumières, dans des théâtres peu visibles de l’extérieur, au sein du Palais-Royal et du Palais des Tuileries, ou a occupé, plus ponctuellement, d’anciennes salles de jeu de paume, enchâssées dans le tissu urbain de la rive gauche. Des projets de constructions dans le quartier des Halles, à l’emplacement de l’actuelle Bourse du commerce, voient le jour dès 1729 et cinq ans plus tard, Gilles-Marie Oppenord imagine un « Théâtre lyrique ou harmonique pour la Ville de Paris » répondant pour la première fois aux principes nouveaux de prestige et de commodité. L’avènement, en 1774, de Louis XVI et de Marie-Antoinette, férue de musique et de danse et très impliquée dans la politique artistique et le fonctionnement de l’Opéra, ainsi que le rattachement de l’Opéra à l’administration des Menus-Plaisirs du roi, en 1780, réactivent les idées et les initiatives de ceux qui réclament pour l’Opéra une salle monumentale, isolée et structurant l’espace urbain.
Étienne Louis Boullée, « Salle d’Opéra projetée sur l’emplacement du Carrousel » : élévation perspective avec vue sur les Tuileries, 1781. Encre noire et lavis, 65 x 40 cm. Paris, BnF. Photo BnF
Trente-cinq propositions pour un nouvel opéra
L’incendie qui détruit la salle du Palais-Royal, le 8 juin 1781, suscite trente-cinq propositions – dont une vingtaine en un an – des plus grands architectes pour donner à Paris un théâtre lyrique conforme au prestige de l’Opéra et incite le pouvoir à envisager la construction de ce nouveau bâtiment. Mais la conjoncture économique et politique défavorable conduit le pouvoir royal à ajourner tout grand projet urbanistique dont la construction d’une nouvelle salle d’opéra aurait été le centre. Pendant la fin du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe siècle, l’Opéra occupe donc des salles ne répondant pas aux attentes architecturales et urbanistiques émises depuis le début du XVIIIe siècle. Les projets, souvent spontanés, de la part d’architectes français comme étrangers, se multiplient avant que le pouvoir ne se décide enfin, pour garantir la sécurité du couple impérial à l’Opéra et pour donner à Paris une salle d’Opéra digne de son prestige, à mettre en œuvre la construction d’un Opéra monumental, structurant l’espace urbain, dont il caressait le projet depuis de très longues années.
Hector Horeau (1801-1872), Projet d’Opéra pour la ville de Paris, 1843. Aquarelle, 24 x 36 cm. Paris, musée d’Orsay. © RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski
Les raisons du choix de Charles Garnier
Un concours est donc finalement lancé en 1860 et remporté au deuxième tour, l’année suivante, par Charles Garnier. Il est assez traditionnel de poser la question des raisons de ce choix pour laisser la réponse en suspens et suggérer qu’il y aurait une explication cachée (réseau personnel encore à découvrir avec la famille impériale ou son entourage, affiliation à la franc-maçonnerie et à une autre société du même type…) à la désignation de cet inconnu – issu d’un milieu de petits artisans et n’ayant alors que peu de réalisations à son actif – comme architecte du nouvel Opéra. Pourtant, il est possible aujourd’hui d’apporter un faisceau de réponses satisfaisantes à cette légitime interrogation sans laisser planer le doute quant à des raisons plus « souterraines » qui seraient encore à découvrir.
« […] pour bien comprendre pourquoi Charles Garnier a gagné, il convient de souligner sa capacité d’adaptation exceptionnelle à l’esprit du concours. »
En effet, le jury du concours étant composé de membres de l’Académie des beaux-arts et du Conseil des bâtiments civils, la plupart des architectes importants de l’époque (Hippolyte Lebas, Jacques Hittorf, Félix Duban, Hector Lefuel, Alphonse de Gisors…) ne pouvaient pas concourir et la compétition était, de fait, plus ouverte : hormis Louis Duc (qui se retire après avoir été l’un des lauréats du premier tour) et Victor Baltard (récemment identifié comme ayant pris part au concours), il y a peu d’architectes de renom parmi les candidats.
Charles Garnier, Élévation de la façade principale et des pavillons latéraux, août 1861. Crayon, encre, lavis et aquarelle, 81 x 129,5 cm. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra. Photo BnF
Les architectes n’ayant pas été retenus
Il est vrai que sur les 171 projets présentés lors du premier tour du concours et rendus anonymes pour garantir l’équité entre tous les candidats, presque une centaine restent encore aujourd’hui non attribués. La presse s’est appliquée à révéler l’identité des auteurs de certaines propositions et il est légitime de considérer que le choix du jury n’a pas été fait en toute objectivité. Celui-ci a notamment privilégié – réflexe corporatiste de l’Académie des beaux-arts – les lauréats du Prix de Rome : parmi les huit architectes primés à l’issue du premier tour, seuls Alphonse Botrel et Alphonse Crépinet ne sont pas titulaires de cette prestigieuse distinction… mais ils sont soutenus par l’ancien directeur de l’Opéra, Henri Duponchel ! Les grands perdants de cette première compétition sont Charles Rohault de Fleury, qui est l’architecte officiel de l’Opéra et qui bénéficie du soutien du baron Haussmann, et Eugène Viollet-le-Duc, qui a plaidé pour l’organisation du concours auprès du couple impérial et qui a l’appui de l’impératrice. Rohault de Fleury comme Viollet-le-Duc sont sans doute victimes du fait qu’ils ne sont ni l’un, ni l’autre lauréats du Grand Prix de Rome et des défauts architecturaux trop nombreux de leurs propositions respectives.
Eugène Viollet-le-Duc, Projet pour le concours du nouvel Opéra : vue perspective de l’édifice et de ses abords, 1861. Aquarelle, 64x 90 cm. Charenton-le-Pont, médiathèque du Patrimoine et de la Photographie. © Ministère de la Culture – Médiathèque du patrimoine et de la photographie, Dist. GrandPalaisRmn / image GrandPalaisRmn
Les qualités du projet de Garnier
Enfin et pour bien comprendre pourquoi Charles Garnier a gagné, il convient de souligner sa capacité d’adaptation exceptionnelle à l’esprit du concours : il répond parfaitement aux demandes des deux cahiers des charges de la compétition (le premier, très sommaire, le second, beaucoup plus détaillé) et tire parti des points forts des projets de ses concurrents malchanceux – qui ont été exposés au Palais de l’Industrie – pour améliorer le sien au deuxième tour. Ainsi, il reprend à Ginain l’idée des pavillons circulaires servant de descente à couvert pour créer, comme Viollet-le-Duc, des pavillons sur les façades latérales : le pavillon de l’Empereur, à l’ouest, et le pavillon des Abonnés, à l’est.
Charles Garnier (1825-1898), Vue perspective de l’Opéra et de ses abords, printemps 1862. Encre, lavis et aquarelle, 82 x 154 cm. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra. Photo BnF
Ayant remporté le concours, il montre ensuite, dans ses échanges avec ses confrères, une capacité remarquable à tenir compte de leurs avis : ceux de Louis Duc, qui lui recommande de repousser les cheminées du grand foyer au-delà des salons octogonaux pour donner plus d’ampleur à la nef principale, ou ceux de Félix Duban, rapporteur du projet devant le Conseil des bâtiments civils qui, par ses préconisations, est à l’origine, entre autres, de l’introduction en façade de claustras, formant comme des tentures de marbre multicolores, de la création de l’avant-foyer, en ouvrant plus largement la cage du grand escalier du côté du grand Foyer, et de la simplification du grand escalier, qui ne dessert plus l’étage des deuxièmes loges comme cela avait été demandé dans le deuxième cahier des charges du concours.
Charles Garnier, Coupe transversale du grand vestibule (au rez-de-chaussée) et du grand foyer (au premier étage), juillet 1861. Crayon, encre, lavis et gouache, 56,5 x 139 cm. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra. Photo BnF
Une construction longue et mouvementée
Lancée par la pose officielle de la première pierre, le 21 juillet 1862, la construction du nouvel Opéra est une longue saga qui se poursuit jusqu’en 1889, et donc bien au-delà de l’inauguration de 1875. À défaut de pouvoir la décrire ici en détail comme nous l’avons fait dans notre livre, nous rappelons les différents événements qui l’on rythmée. D’abord l’ordre donné par Napoléon III, en 1864, de ralentir le chantier pour que l’Hôtel-Dieu, dont la construction n’est pas commencée, puisse être achevé en même temps que l’Opéra. Les motivations du souverain sont exprimées sans fard : « Cette combinaison, je le reconnais, n’a aucun avantage pratique, mais, au point de vue moral, j’attache un grand prix à ce que le monument consacré au plaisir ne s’élève pas avant l’asile de la souffrance2 ». Ensuite, l’Exposition universelle de 1867 lors de laquelle les extérieurs sont présentés au public ; la chute du régime impérial en 1870, le siège de Paris et la Commune qui laissent craindre que le bâtiment reste inachevé ; l’incendie de l’Opéra de la rue Le Peletier, en 1873, qui permet de relancer le chantier et enfin, l’inauguration officielle, le 5 janvier 1875.
Delmaet et Durandelle, Chantier de construction de l’Opéra : façade sous les échafaudages, après novembre 1866. Photographie positive sur papier albuminé montée sur carton, 27 x 38 cm. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra. Photo BnF
Le rôle des Exposition universelles
Dans la phase de construction du bâtiment comme dans celle de son achèvement, entre 1875 et 1889, les Expositions universelles ont eu un grand rôle, qui n’a sans doute pas été assez souligné. En effet, dès 1863, Garnier est informé qu’il doit avoir terminé son théâtre pour l’Exposition universelle de 1867. Très rapidement en butte à des coupes budgétaires, il ne peut tenir ce délai mais s’applique à pouvoir présenter, à cette occasion, les extérieurs du théâtre et notamment la façade principale qui fait l’objet d’un dévoilement spectaculaire – après avoir été masquée par une cloison de planches et de vitrages – le 15 août, pour la « Saint-Napoléon ». À la suite de l’inauguration de 1875, Garnier s’applique encore à utiliser ces moments privilégiés que constituent les Expositions universelles, où Paris se montre au monde, pour obtenir des budgets d’achèvement de son bâtiment : pour l’Exposition universelle de 1878, il réussit à faire décorer a minima la galerie du Glacier et jette les bases de l’électrification du théâtre, qui sera complète en 1883 ; pour celle de 1889, il termine les travaux de la rotonde du Glacier et fait sculpter les versions en marbre des statues des quatre compositeurs assis ornant le grand vestibule, réalisées en plâtre – faute de crédits – pour l’inauguration de 1875.
Delmaet et Durandelle, Chantier de construction de l’Opéra : dévoilement de la façade principale, 15 août 1867. Photographie positive sur papier albuminé montée sur carton, 26 x 38 cm. Paris, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra. La photographie a été retouchée pour ajouter les groupes de Gumery sur l’attique de la façade : ils étaient absents en 1867. Photo BnF
Classé Monument historique par arrêté du 16 octobre 1923, fêté deux ans plus tard comme l’« Opéra Garnier » ou le « Palais Garnier » à l’occasion de ses 50 ans et devenu une star de cinéma la même année grâce au film de Lon Chaney, The Phantom of the Opera, qui use d’une reconstitution en studio et non de décors naturels, l’Opéra Garnier entre dans la légende et devient pour le monde entier, avec la tour Eiffel, le Sacré-Cœur et quelques autres, l’un des bâtiments iconiques de Paris.
À lire : Mathias Auclair, L’Opéra Garnier, dessins pour un chef-d’œuvre, Gourcuff Gradenigo, 2024, 160 p., 39 €.
Notes
1 Jacques-François Blondel, Cours d’architecture, ou Traité de la décoration, distribution et construction des bâtiments contenant les leçons données en 1750 et les années suivantes, Paris, Desaint, Veuve Desaint, 1771-1777, vol. 2, pp. 263-264.
2 Le Moniteur universel, 2 août 1864, p. 1.