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Majorelle en sa maison : un manifeste de l’Art nouveau restauré à Nancy

La salle à manger. Elle a retrouvé son mobilier d'origine, « Les blés, modèle riche ». Elle est ornée de vitraux de Gruber et de peintures champêtres de Francis Jourdain.

La salle à manger. Elle a retrouvé son mobilier d'origine, « Les blés, modèle riche ». Elle est ornée de vitraux de Gruber et de peintures champêtres de Francis Jourdain. © MEN 2020, cliché S. Levaillant

La Villa Majorelle a rouvert ses portes au public à la mi-février 2020. Écrin de l’École de Nancy, c’était à la fois la maison privée de l’artiste et la vitrine du renouveau qu’il entendait insuffler aux arts décoratifs. Deux années de restauration et une heureuse politique de remeublement lui ont rendu son éclat.

Né à Toul en 1859, Louis Majorelle se destine à la peinture et part étudier à l’École des beaux-arts de Paris où il est élève de Jean-François Millet. Son père Auguste dirige une entreprise de décoration et d’ébénisterie – copies de style et meubles en laque d’imitation japonaise. Sa mort prématurée contrarie la vocation de Louis, qui reprend, avec sa mère, la succession de l’affaire familiale. Le jeune homme, qui a tout juste 20 ans, commence par apprendre son nouveau métier aux côtés des ouvriers de la maison – acquérant ainsi une solide formation pratique. Dès 1884, il prend la direction artistique de l’entreprise et se voit récompensé à l’Exposition universelle de Paris de 1889 d’une médaille d’argent dans la catégorie meubles à bon marché et de luxe.

Du mobilier de style au mobilier moderne

Dans cette seconde moitié du XIXe siècle, Nancy se réveille du long sommeil et du lent déclin dans lesquels l’avait plongée son rattachement à la France à la fin du XVIIIe siècle. Au centre d’un nouveau réseau de communication (la construction du canal de la Marne au Rhin et le nouveau chemin de fer Paris-Strasbourg), elle voit d’abord le développement d’une industrie chimique et sidérurgique, associé au renouvellement de ses savoir-faire artisanaux traditionnels : le verre et la céramique. Puis l’annexion de Strasbourg et Metz par l’Allemagne en 1871 fait affluer en ses murs de nombreux optants (Alsaciens et Mosellans refusant la nationalité allemande) : sa population passe de 50 000 habitants en 1870 à 120 000 en 1914 ; un nouveau dynamisme culturel y fleurit et fait le lit de l’École de Nancy.

Vue extérieure de la Villa Majorelle (après restauration).

Vue extérieure de la Villa Majorelle (après restauration). © MEN 2020, cliché Philippe Caron

L’École de Nancy

Louis Majorelle en devient vite l’un des principaux protagonistes, influencé par l’art d’Émile Gallé qu’il admire. Progressivement, en effet, il diversifie la production familiale en ajoutant, aux ateliers d’ébénisterie, un atelier consacré au travail du métal, puis commence à insuffler un esprit de renouveau dans l’entreprise familiale : lors de l’exposition d’art décoratif des galeries Poirel en 1894 (l’acte fondateur de l’École de Nancy, avec la participation de soixante-dix artistes lorrains), il présente, aux côtés de meubles de style, ses premiers meubles d’inspiration moderne et symboliste. Il développe cette production dans ses tout nouveaux ateliers construits à Nancy trois ans plus tard par l’architecte nancéien Lucien Weissenburger, sur un vaste terrain, rue du vieil Aître. C’est aussi là qu’il décide en 1898 de bâtir sa villa privée. Les plans en sont confiés au tout jeune architecte Henri Sauvage, promis à une belle carrière, et rencontré à l’occasion de la conception du décor et de l’ameublement du Café de Paris, tandis que Lucien Weissenburger assure le suivi du chantier.

La première villa entièrement Art nouveau de Nancy

Appelée aussi la Villa Jika – du nom des initiales de la femme de l’ébéniste, Jeanne Kretz – la Villa Majorelle est achevée en 1901-1902. C’est à la fois une maison d’artiste, une demeure familiale privée et une exceptionnelle vitrine commerciale pour Louis Majorelle, qui en reproduira les pièces et le mobilier dans son catalogue. C’est aussi la première villa entièrement Art nouveau construite à Nancy et un extraordinaire manifeste architectural de l’Alliance Provinciale des Industries d’art (l’École de Nancy) officiellement fondée en 1901. Elle en illustre les principes, les idées nouvelles et les meilleurs talents, tant nancéiens que parisiens. Jacques Gruber pour les vitraux, Alexandre Bigot pour les grès, Francis Jourdain et Henri Royer pour les peintures, Louis Majorelle, bien sûr, pour les ferronneries, les boiseries et le mobilier, ainsi que toutes les manufactures avec lesquelles il collaborait – Daum, Rambervillers, Keller ou encore les Frères Mougin – concoururent à la réalisation de ses décors et de son ameublement. Dès le hall d’entrée, le vestibule d’où s’élance la monumentale cage d’escalier et les pièces de réception – salon et salle à manger – on trouve proclamé, avec vigueur, le souci d’unité artistique de l’École de Nancy, où se répondent, dans les moindres détails, architecture, éléments du décor et mobilier.

La véranda, qui a retrouvé son aspect d'origine, est ornée d'une frise en grès d'Alexandre Bigot sur le motif des lentilles d'eau.

La véranda, qui a retrouvé son aspect d'origine, est ornée d'une frise en grès d'Alexandre Bigot sur le motif des lentilles d'eau. © cliché J. F.

Un art total

Cette volonté d’art total – qui se fait jour, par-delà les frontières, dans les différents courants de renouveau des arts décoratifs européens à la fin du XIXe – se poursuit, avec plus de simplicité, dans les étages supérieurs : au premier se trouvent la chambre de Louis et de Jeanne et celle de leur fils unique Jacques ; puis au second, les chambres de bonnes et l’atelier de Louis qui ne renonça jamais à la pratique de la peinture. Dans cette succession de pièces, se manifeste aussi ce qui constitue la véritable originalité de l’École de Nancy : son lien intime avec la nature – inépuisable source d’inspiration pour les artistes nancéiens, très liés aux protagonistes de la Société centrale d’horticulture créée en 1877 dans la ville et dont Émile Gallé avait été l’un des fondateurs. Monnaies-du-pape fleurissent ainsi sur la grille de la porte d’entrée et dans le hall, puis ça et là dans la maison ; le lierre grimpe sur la rampe de l’escalier, dessiné par Sauvage, réalisé par Majorelle et éclairé d’un large vitrail de Gruber ; le blé et ses épis poussent dans la salle à manger, des poignées du mobilier à l’imposante cheminée en grès flammé d’Alexandre Bigot ; les lentilles d’eau courent sur la frise réalisée par le même céramiste dans la véranda, où la famille Majorelle aimait se réunir et contempler le jardin, hélas aujourd’hui disparu…

Jacques Gruber, vitrail à décor de coloquintes ornant la salle à manger (après restauration), 1901-1902.

Jacques Gruber, vitrail à décor de coloquintes ornant la salle à manger (après restauration), 1901-1902. © MEN 2020, cliché S. Levaillant

Un long hiver… 

Après la mort de Louis Majorelle en 1926, son fils Jacques vendit en effet la villa à l’État qui y logea les Ponts et Chaussées. Ces derniers lotirent le vaste terrain dans les années 1930 et réduisirent le jardin comme peau de chagrin, transformant l’écrin végétal et floral de la villa en une ceinture de vilains petits immeubles d’habitation. Ils n’apportèrent heureusement que peu de modifications à l’agencement intérieur de la maison, pas plus que les architectes des bâtiments de France à qui elle servit de bureaux jusqu’en 2017. Car l’histoire de sa restauration est aussi celle de la réhabilitation du patrimoine de l’Art nouveau et de l’École de Nancy, déconsidéré tout au long du XXe siècle après avoir été encensé. Il faut en effet attendre 1996 pour que la villa soit classée aux Monuments historiques, puis qu’interviennent, en 1999, année de la célébration de l’École de Nancy, une restauration partielle de ses façades, en 2003 son acquisition par la Ville de Nancy, en 2016-2017 une nouvelle campagne de travaux extérieurs et enfin, en 2019-2020, sa rénovation intérieure, admirablement menée par l’architecte du patrimoine Camille André, la directrice du musée de l’École de Nancy Valérie Thomas, et un comité scientifique spécialiste de l’Art nouveau.

La cage d’escalier. Elle est éclairée d'une vaste verrière de Jacques Gruber sur le motif de la monnaie-du-pape. Le luminaire, œuvre de Majorelle en collaboration avec Daum et Gruber, est proche de celui d'origine.

La cage d’escalier. Elle est éclairée d'une vaste verrière de Jacques Gruber sur le motif de la monnaie-du-pape. Le luminaire, œuvre de Majorelle en collaboration avec Daum et Gruber, est proche de celui d'origine. © MEN 2020, cliché S. Levaillant

… et enfin le printemps

Le résultat est particulièrement spectaculaire : la restauration des décors demeurés intacts, leur reconstitution quand la documentation était suffisante ou leur suggestion à partir des traces subsistantes ont permis de retrouver l’atmosphère claire et lumineuse de la villa. Grâce à l’album de famille des Majorelle, une important campagne de remeublement a été aussi entreprise, soit avec des équivalents puisés dans les collections du musée de l’École de Nancy, soit avec le mobilier originel, lorsque celui-ci était en sa possession. C’est ainsi que la salle à manger a retrouvé son mobilier « Les blés, modèle riche », proposé dans le catalogue commercial de Majorelle après 1905, et composé d’un buffet à deux corps, d’une table, de deux dessertes et de six fauteuils ; dans la chambre à coucher, le lit, l’armoire, les deux commodes et la table de chevet d’origine ont aussi été replacés. Il s’agit cette fois d’un ensemble unique, un mobilier d’amoureux que Majorelle réalisa juste pour sa femme et lui, sans jamais le commercialiser. En frêne massif et plaqué, avec des incrustations de nacre et de laiton, ses tonalités claires détonnent dans la production généralement plus sombre de l’ébéniste… Un mobilier de rêve et une invitation aujourd’hui à aller redécouvir l’Art nouveau nancéien et son riche patrimoine – des bâtiments et décors encore existants dans la ville aux collections particulièrement foisonnantes de son musée dont dépend la villa !

La chambre à coucher de Jeanne et Louis au premier étage de la villa.

La chambre à coucher de Jeanne et Louis au premier étage de la villa. © MEN 2020, cliché S. Levaillant

Villa Majorelle, 1 rue Louis Majorelle, 54000 Nancy. musee-ecole-de-nancy.nancy.fr