Notre-Dame de Paris restaurée (6/12). Victor Hugo et Notre-Dame : la légende d’un siècle

Luc Olivier Merson, La Esméraldadonnant à boire à Quasimodo sur le pilori. Une larme pour une goutte d’eau (détail), vers 1903. Huile sur toile, 195 x 110 cm. Paris – Guernesey, Maison de Victor Hugo – Hauteville House. Photo CC0 Paris Musées / Maisons de Victor Hugo Paris – Guernesey
Publié en 1831 (la version définitive du texte, augmenté de trois chapitres, parut en décembre 1832), Notre-Dame de Paris est plus qu’une réalisation insigne au sein d’une œuvre océanique. Le livre cristallisa et accéléra, tout à la fois, la prise de conscience par les Français de l’importance cruciale – historique, symbolique, artistique – d’un édifice hors pair.
Un monument littéraire pour un monument architectural. Contrairement au titre anglais sous lequel est connue l’œuvre de Victor Hugo (1802-1885) dans le monde anglo-saxon, The Hunchback of Notre-Dame [Le Bossu de Notre-Dame], Quasimodo n’est pas le véritable héros de cette fresque grandiose. La critique sentit, d’emblée, que c’était la cathédrale elle-même qui était « la grande figure du roman, sa véritable héroïne peut-être » (Revue de Paris, 1831).
« Gothic Revival »
Le projet de Notre-Dame de Paris. 1482 (tel est le titre complet du roman) s’enracine, au premier chef, dans un moment de fort regain d’intérêt pour la période médiévale qui concerna toute l’Europe. Quelques années plus tôt, l’Écossais Walter Scott (1771-1832) avait fait paraître son Quentin Durward dont l’action se déroulait déjà, en partie, à la fin du XVe siècle, dans une France gouvernée par un Louis XI cauteleux à souhait. De l’autre côté de la Manche, le livre captiva la jeune garde romantique (à commencer par Eugène Delacroix qui s’en inspira aussitôt). En 1823, Victor Hugo fit dans la revue La Muse française l’éloge de Scott et d’un livre dont Charles Gosselin, futur éditeur de Notre-Dame de Paris, venait de donner une traduction. Quentin Durward faisait s’affronter l’esprit chevaleresque et le cynisme du roi de France qui annonçait le réalisme politique des Temps modernes. Le dessein de Hugo était tout autre.
« On a souvent dit que Hugo avait “sauvé” un édifice dont l’état était déplorable à la parution du livre. »
Cathédrale de papier
Placé sous la triple égide d’Homère, de Dante et de Shakespeare, articulant, dans une sorte de transe littéraire, la grandeur, l’horreur et le grotesque, Notre-Dame de Paris fut conçu par son auteur comme le drame et l’épopée « de la fatalité ». Hugo prétendit, au début de son livre, avoir décrypté dans un recoin obscur de l’une des tours de la cathédrale le mot, gravé en majuscules grecques, ἈΝΆΓΚΗ (anankè) renvoyant, dans la Grèce antique, à la Nécessité, inflexible, gouvernant le Cosmos. Les principaux personnages du roman – Gringoire, poète impécunieux devenu truand, « la Esméralda », inoubliable figure de la séduction féminine, Quasimodo, le carillonneur sourd et contrefait de la cathédrale, son archidiacre tourmenté par la chair, Frollo, et son remuant frère, Jehan, Phœbus de Châteaupers, capitaine de la garde volage – se débattent face à cette anankè (curieusement héritée de l’Antiquité) qui les broie presque tous ou les sauve, pour mieux les perdre.
Victor Hugo, Vision de Notre-Dame, vers 1831 (? ou plutôt 1847). Charbon de bois et encre de Chine sur papier, 14,2 x 23,1 cm. Jérusalem, Israel Museum. © Israel Museum, Jérusalem / Bridgeman Images
Un édifice malmené par le temps
Cette fatalité de l’anéantissement joue contre la cathédrale elle-même, dont Hugo anticipe le possible « effacement », par le temps qui a oblitéré la mystérieuse inscription, et par l’incurie surtout. On a souvent dit que Hugo avait « sauvé » un édifice dont l’état était déplorable à la parution du livre. Profanée et saccagée par la Révolution, Notre-Dame avait encore eu à subir les exactions d’émeutiers en 1830 puis en 1831… Un demi-siècle plus tard, l’Espagnol Manuel Luque, dans une caricature, fera correspondre le H du nom de l’aède national et celui formé par la façade séculaire. La cathédrale où évolue Quasimodo, « gargouille vivante », est bien le centre de gravité du récit. À ses pieds, autour de sa formidable masse, c’est Paris même qui s’ébat et convulse, aime, hait et meurt.
Manuel Luque (photograveurs : Yves et Barret), « Victor Hugo », illustration extraite du supplémentdu journal Le Monde Parisien, 25 novembre 1882. Estampe, 50,6 x 31,8 cm. Paris – Guernesey, Maison de Victor Hugo – Hauteville House. Photo CC0 Paris Musées / Maisons de Victor Hugo Paris – Guernesey
« Ceci tuera cela »
L’auteur du pamphlet Guerre aux démolisseurs (1825 [1832]) se fit en effet, après Chateaubriand, auteur du Génie du Christianisme (1802), le défenseur engagé des monuments de la « Vieille France » et singulièrement des cathédrales. Dans un chapitre didactique de Notre-Dame de Paris, « Ceci tuera cela », Hugo développe une vision saisissante à propos de la cathédrale gothique. Somme granitique des connaissances disponibles, « édifice total », elle apparaît aussi comme un bâtiment enfin arraché à la théologie des prêtres et tombé « au pouvoir de l’artiste », de cet architecte-poète rêvé par le romancier, et in fine du peuple, dans un grand arc temporel menant de l’état théocratique à la démocratie. Hugo n’en pronostiqua pas moins, par l’intermédiaire de Frollo, la mort de l’architecture, tuée par un nouveau vecteur, irrésistible, de la pensée volatile : le livre imprimé. Or ici Hugo et son archidiacre maussade se trompèrent : ceci sauva cela. L’opinion saisie, alertée, voulut soudain la conservation de Notre-Dame si éprouvée. En juillet 1845, l’Assemblée nationale votait une loi accordant la somme nécessaire à la restauration de l’édifice selon le projet et le rapport déposé par Jean-Baptiste Antoine Lassus et Eugène Viollet-le-Duc.
Benjamin Roubaud, dit Benjamin, « Panthéon charivarique : Victor Hugo », illustration extraite dujournal La Caricature, 10 octobre 1841. Lithographie, 32,7 x 25,6 cm. Paris – Guernesey, Maison de Victor Hugo – Hauteville House. Photo CC0 Paris Musées / Maisons de Victor Hugo Paris – Guernesey
Une fortune artistique foisonnante
Au roman de Hugo lui-même s’est indissociablement ajoutée, depuis près de deux cents ans, la formidable fortune visuelle de cette œuvre fondatrice, riche de puissants mythes littéraires. Elle commence avec l’œuvre de dessinateur de l’écrivain lui-même. Elle fait ensuite coexister, dans un désordre tout gothique, les grands « illustrateurs » de Notre-Dame de Paris (Chifflart, Doré, Merson, cent autres) et la caricature qui fait s’adosser Hugo à « sa » cathédrale chez un Benjamin Roubaud. L’intelligence, la grandeur du récit hugolien voisineront désormais avec la plus irréprochable stupidité, l’opéra méconnu et le ballet oublié avec l’éprouvante comédie musicale « pop ». Depuis l’âge du muet – la première adaptation cinématographique du livre de Hugo est réputée être La Esméralda (1905) d’Alice Guy, une pionnière du 7e art –, Quasimodo (Lon Chaney, Charles Laughton, Anthony Quinn, etc.) n’en finit plus d’essayer de sauver la Esmeralda (Patsy Ruth Miller, Maureen O’Hara, Gina Lollobrigida, etc.) devant les caméras. On atteint les tréfonds avec un film d’animation, misérable de niaiserie et de laideur, des studios Disney (1996).
Luc Olivier Merson, La Esméraldadonnant à boire à Quasimodo sur le pilori. Une larme pour une goutte d’eau, vers 1903. Huile sur toile, 195 x 110 cm. Paris – Guernesey, Maison de Victor Hugo – Hauteville House. Photo CC0 Paris Musées / Maisons de Victor Hugo Paris – Guernesey
Quand l’actualité fait écho au roman
C’est ironiquement la réalité qui sembla rejoindre le roman un jour funeste d’avril 2019 : « Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée » (Notre-Dame de Paris, livre dixième, « Un maladroit ami »).