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Restauration du couple Lavoisier par David : métamorphoses d’un portrait au MET

Jacques-Louis David, Antoine Laurent Lavoisier et Marie-Anne Lavoisier (détail), 1788. Huile sur toile, 259,7 x 194,6 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Don des époux Wrightsman (1977).

Jacques-Louis David, Antoine Laurent Lavoisier et Marie-Anne Lavoisier (détail), 1788. Huile sur toile, 259,7 x 194,6 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Don des époux Wrightsman (1977). Photo service de presse. © The Metropolitan Museum of Art

Conduite par le Metropolitan Museum of Art de New York, la récente restauration du célèbre portrait des époux Lavoisier par David a permis d’importantes découvertes relatives à l’élaboration de l’œuvre. Elle a révélé une composition initiale qui présentait le couple sous un jour bien différent, transformant le sens du tableau.

Peint par Jacques-Louis David en 1788, le portrait d’Antoine Laurent et Marie-Anne Lavoisier, retrouve les salles du Metropolitan Museum of Art après plus de deux ans de restauration et d’études qui ont abouti à des découvertes majeures. Les technologies les plus récentes ont permis d’analyser de manière très approfondie ce portrait de scientifiques à l’origine de la chimie moderne. Entreprise en mars 2019, la restauration du vernis a suscité des recherches menées par Dorothy Mahon, Silvia A. Centeno et David Pullins. La réflectographie infrarouge et la cartographie de fluorescence X ont ainsi mis à jour une première composition sousjacente très détaillée. Elles révèlent qu’avant de céder la place à la représentation, élégante mais austère, de scientifiques des Lumières en plein travail, le tableau flattait l’opulence d’un couple fortuné de l’Ancien Régime.

« La République n’a pas besoin de savants »

En plus de ses activités scientifiques, Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794) occupait les fonctions très lucratives de fermier général, chargé de percevoir l’impôt. Elles lui valurent une grande impopularité, surtout après la construction du « mur des fermiers généraux », conçu pour limiter la fraude aux octrois de Paris. « Le mur murant Paris rend Paris murmurant », chuchote-t-on alors. Comme tant de fermiers généraux, il fut guillotiné le 8 mai 1794, malgré son action de député suppléant aux États généraux et de membre de la commission pour l’établissement du nouveau système des poids et mesures. Selon l’abbé Grégoire, René François Dumas, président du Tribunal révolutionnaire, répondit à Lavoisier, qui demandait un délai pour terminer une expérience : « La République n’a pas besoin de savants ». « Il a fallu un instant pour couper sa tête, et un siècle ne suffira pas pour en produire une si bien faite », se désolera le mathématicien Lagrange après son exécution. Lavoisier fonda la chimie moderne par ses nombreuses découvertes et donna son nom à la loi de conservation de la masse. Ses analyses des mécanismes de la combustion et de l’oxydation, de la composition de l’air et de l’eau, aboutirent à l’identification de l’oxygène, de l’azote et de l’hydrogène.

 Silvia Centeno réalisant des cartes de fluorescence aux rayons X du portrait.

Silvia Centeno réalisant des cartes de fluorescence aux rayons X du portrait. Photo service de presse. © Dorothy Mahon, 2019.

Un portrait intime au format de la peinture d’histoire

Marie-Anne Pierrette Paulze (1758-1836) collabora aux recherches et aux expériences de son mari. Elle réalisa notamment les dessins qui illustrent son ouvrage le plus célèbre, le Traité élémentaire de chimie, publié en 1789. Ses talents de dessinatrice (elle aurait été l’élève de David) sont rappelés dans le tableau par le grand carton à dessin posé sur le fauteuil. C’est d’ailleurs à son initiative que Jacques-Louis David s’attela en 1788 à la réalisation de ce tableau, payé la somme considérable de sept mille livres, soit bien plus que les grandes commandes royales destinées au Salon où le portrait devait être exposé ! Le vent de l’Histoire en décida cependant autrement : dans le climat révolutionnaire de l’été 1789, une livraison de poudre destinée aux expériences de Lavoisier déclencha une violente émeute. L’administration du Salon décida alors de ne pas exposer le tableau. Réalisée à la veille de la Révolution, l’œuvre se place dans la lignée du portrait du comte Potocki. Elle rivalise par son format avec la peinture d’histoire, tout en présentant le couple dans une attitude familière et intime. Les récentes découvertes ont dévoilé les multiples repentirs et la transformation considérable de la composition qui, en évoluant vers une grande sobriété, délivre un tout autre message.

Jacques-Louis David, Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794) et Marie-Anne Lavoisier (Marie-Anne Pierrette Paulze, 1758-1836) (après restauration), 1788. Huile sur toile, 259,7 x 194,6 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Don des époux Wrightsman (1977).

Jacques-Louis David, Antoine Laurent Lavoisier (1743-1794) et Marie-Anne Lavoisier (Marie-Anne Pierrette Paulze, 1758-1836) (après restauration), 1788. Huile sur toile, 259,7 x 194,6 cm. New York, The Metropolitan Museum of Art. Don des époux Wrightsman (1977). Photo service de presse. © The Metropolitan Museum of Art

D’une composition l’autre

Le tableau initial s’inscrivait dans la vogue des séduisants portraits familiaux de la fin du XVIIIe siècle, à l’image des œuvres d’Élisabeth Louise Vigée Le Brun et d’Adelaïde Labille-Guiard. C’est particulièrement frappant dans le traitement de la figure de Marie-Anne. Dans la première version, elle portait un immense chapeau sombre orné de rubans rouges, de plumes et de fleurs artificielles, à la dernière mode : le chapeau à la Tarare, du nom de l’opéra de Salieri composé sur un livret de Beaumarchais, dont la première représentation eut lieu à Paris le 8 juin 1787. Des rubans assortis rehaussaient la simplicité de la robe ; ils passeront ensuite du rouge vermillon à un bleu plus discret. De son côté, Lavoisier portait au-dessus de son habit sombre un riche manteau du même vermillon. La virtuosité avec laquelle David est parvenu à dissimuler ensuite la grande masse vivement colorée du chapeau et toutes les touches de vermillon constitue un véritable tour de force qui prouve sa remarquable maîtrise technique. Le mobilier formait également un cadre plus luxueux, mieux assorti au couple à la mode figuré dans la première composition. Avant d’être dissimulé dans la version définitive sous un ample drap rouge, le bureau déployait un riche décor de bronzes dorés. Il s’harmonisait avec les somptueuses reliures de maroquin rouge des livres rangés dans une bibliothèque à l’arrière-plan. Cet ensemble disparut ensuite pour laisser place à un austère fond neutre.

Cartographie en macro-spectrométrie de fluorescence X du portrait du couple Lavoisier par David. Elle révèle les peintures cachées, les zones rouges correspondant au pigment rouge vermillon et le blanc au blanc de plomb.

Cartographie en macro-spectrométrie de fluorescence X du portrait du couple Lavoisier par David. Elle révèle les peintures cachées, les zones rouges correspondant au pigment rouge vermillon et le blanc au blanc de plomb. Photo service de presse. © Department of Scientific Research and Department of Paintings Conservation, The Metropolitan Museum of Art, New York. Originally published by S.A. Centeno, D. Mahon, F. Carò and D. Pullins, Heritage Science (Springer Open), 2021.

Apparition des instruments scientifiques

Enfin, et c’est sans doute la découverte la plus importante, les instruments scientifiques qui occupent une place majeure dans la version définitive, n’apparaissaient pas dans la composition initiale. Leur intégration donna lieu à de multiples retouches. David a visiblement essayé plusieurs positions pour le ballon de verre placé au pied de la table, dont les reflets sont rendus avec une extrême virtuosité. De même, il a modifié plusieurs fois les instruments posés sur celle-ci et supprimé un appareil, jugé vraisemblablement trop volumineux, pour le remplacer par plusieurs autres de plus petites dimensions. Ce choix artistique témoigne de l’ingéniosité du peintre mais aussi de sa grande connaissance des instruments utilisés par Lavoisier. Demeuré longtemps inconnu, ce chef-d’œuvre de David, resta la propriété de Marie-Anne Lavoisier, qui le légua à sa mort en 1836 à sa petite-nièce, et resta dans la famille jusqu’à sa mise en vente en 1924. Il fut acquis par John Rockefeller, puis à nouveau acheté en 1977 par Charles et Jayne Wrightsman pour le Metropolitan Museum of Art de New York, dont il constitue l’une des pièces maîtresses des collections de peintures françaises. Les découvertes récentes ont permis d’étudier en profondeur la complexité du processus créatif de David et ont dévoilé toute l’ingéniosité et la maîtrise technique du peintre mises en œuvre pour transformer radicalement une composition.

Détail du ballon de verre.

Détail du ballon de verre. © The Metropolitan Museum of Art