Scènes des massacres de Scio de Delcaroix reprend des couleurs au Louvre

Eugène Delacroix, Scènes des massacres de Scio (après restauration), 1824. Huile sur toile, 417 x 354 cm. Paris, musée du Louvre, département des peintures. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
Le musée du Louvre vient d’achever la restauration du chef-d’œuvre de Delacroix Scènes des massacres de Scio grâce à un mécénat de Bank of America. Exposé au Salon de 1824, ce tableau dont le sujet se réfère à un thème d’actualité, peint par un artiste de 26 ans, déclenche la bataille du romantisme…
« Familles grecques attendant la mort ou l’esclavage »
La genèse du tableau est relatée dans le Journal de Delacroix, de janvier à juillet 1824. Scènes des massacres de Scio. Familles grecques attendant la mort ou l’esclavage est directement inspiré, comme le précise le livret du Salon, par « les relations diverses et les journaux du temps », l’artiste y représente un épisode de la guerre d’indépendance des Grecs contre l’occupant ottoman qui éclate en 1820. C’est en avril 1822 qu’ont lieu les dramatiques massacres des habitants de l’île de Scio, engendrant 20 000 morts et réduisant en esclavage le reste de la population.
« Le massacre de Scio n’est qu’une intention, cela n’est ni dessiné, ni peint, mais il est impossible de donner une idée plus juste du malheur… »
François-Joseph Navez
Largement relayée par la presse française de l’époque, cette guerre d’indépendance déchaîne un sentiment de compassion chez les Européens ; certains allant jusqu’à s’engager dans le combat aux côtés des Grecs, à l’instar du poète britannique Byron qui succombe à une fièvre, en 1824, dans la ville de Missolonghi. Delacroix (1798-1863) ne met pas l’accent sur la bataille – les combats se déroulent dans le lointain –, il se focalise sur la violence de la souffrance humaine, décrivant avec pathos au premier plan des hommes, des femmes et des enfants désespérés et hagards aux corps meurtris. Il se démarque de la peinture d’Histoire. « Le massacre de Scio n’est qu’une intention, cela n’est ni dessiné, ni peint, mais il est impossible de donner une idée plus juste du malheur… » commente François-Joseph Navez, élève de David. Acquise par l’État français, l’immense toile (417 x 354 cm) qui marque le premier succès public de Delacroix entre directement au musée royal des artistes vivants installé dans le palais du Luxembourg (il sera versé automatiquement au Louvre à la mort de l’artiste).
On distingue bien sur ce détail les traits de vermillon et de bleu posés à coup de brosse pour accentuer l’éclat des carnations, particulièrement sur l’oreille de la femme au turban. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
« Massacre de la peinture »
C’est ainsi que le baron Gros lui-même aurait qualifié le tableau, dont la modernité du sujet et la facture volontairement chaotique sont difficilement compréhensibles par ses contemporains. En effet, le désordre de ces corps décharnés, brossés en pleine pâte, avec une richesse extraordinaire de coloris, est en rupture complète avec les principes classiques d’une composition ordonnée. Stendhal et Thiers n’y voient qu’une scène de peste. Peintre engagé, Delacroix dénonce au Salon les horreurs de la guerre en se confrontant brutalement au public. Sur la droite de la composition, le désespoir de la jeune fille nue attachée à la croupe d’un cheval, monté par un fougueux cavalier turc qui repousse de son sabre l’homme tentant de lui venir en aide, ou encore le bébé cherchant le sein de sa mère morte témoignent de la violence du rapt et sous-entendent une scène de viol. Non loin, une vieille femme implorant le ciel symbolise l’accablement de tout un peuple.
La restauration a permis de mettre en valeur la manière dont l’artiste transcrit sur les chairs les effets d’une mort qui vient de s’accomplir (marbrures sur tout le corps, visage aux yeux cernés, crispation du bras). Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
La restauration
Trop grand pour être transporté dans les ateliers du C2RMF, le tableau a été restauré au Louvre dans la salle Restout au deuxième étage de l’aile Sully. Cinzia Pasquali (restauratrice de La Sainte Anne de Léonard de Vinci) et son équipe ont travaillé sous la direction de Sébastien Allard, directeur du Département des peintures, et de Côme Fabre, conservateur en charge du XIXe siècle. « La restauration du tableau ne posait pas de problème majeur, c’est une œuvre en très bon état », explique la restauratrice qui était déjà intervenue sur une autre œuvre de l’artiste, Apollon vainqueur du serpent Python au plafond de la galerie d’Apollon. Évacué pendant la Seconde Guerre mondiale, Scènes des massacres de Scio a subi une déchirure dans le bas et il a été rentoilé en 1948 (heureusement sans écrasement de la matière picturale). Extrêmement jaune, le tableau était couvert de couches successives de vernis posées à différentes époques. « Le ciel a considérablement gagné en clarté. Une patine avait été ajoutée entre deux couches de vernis de restauration, nous l’avons ôtée. » Les restaurateurs ont progressé en effectuant des fenêtres de dévernissage, l’irrégularité de la couche picturale occasionnant des amas importants de vernis oxydés entre les empâtements.
La restauration a révélé la présence d’un cadavre qui se devine sous les jambes du cheval cabré. Delacroix utilise ici une technique de piquetage pour évoquer les traces de strangulation sur les bras de la jeune femme enchaînée : il s’agit d’une allégorie du viol. Il note dans son Journal : « Commencer avec un balai et finir avec une pointe d’aiguille ». Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
Une touche presque illusionniste
Le nettoyage a révélé la touche presque illusionniste de l’artiste et une époustouflante richesse chromatique, notamment toute une gamme de blancs ; il a mis à jour une dominante de tons froids que des vernis altérés avaient rendus chauds. Un point cependant était délicat. Aux dires d’un de ses assistants, Delacroix aurait retouché l’œuvre une vingtaine d’années après l’avoir peinte, à l’occasion d’un chantier de décoration dans la bibliothèque de la Chambre des Pairs au palais du Luxembourg. L’artiste, arpentant les galeries du musée où était accroché son tableau, aurait décidé de le retoucher (ce qui n’est aucunement évoqué dans son Journal). Les restaurateurs auraient alors été confrontés à des repeints originaux posés sur une couche de vernis qu’il aurait évidemment fallu conserver. Cette hypothèse ne s’est pas vérifiée. En revanche, en 1824, Delacroix effectue des retouches in extremis avant de soumettre son tableau devant le jury du Salon. Cet épisode est rapporté par le graveur Frédéric Villot, proche de l’artiste. Aujourd’hui la restauration révèle un nombre important de petites touches de vermillon pour aviver les carnations, exacerber les émotions, de noir pour souligner les formes, accentuer les contrastes, ou encore de bleu et de jaune. Delacroix n’hésite pas à recouvrir des modelés très subtils. Afin de concurrencer les tableaux anglais, tout particulièrement Constable et sa Charrette de foin, il ajoute de la puissance et de l’éclat à sa peinture.
Dans cette scène pleine de pathos, le peintre traduit magistralement l’opposition qui existe entre le visage du petit moribond et celui du jeune garçon qui l’embrasse une dernière fois. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
Une construction à partir du modèle vivant
On connaît fort peu de travaux préparatoires pour la composition dans son ensemble. Delacroix fait poser ses modèles directement devant la toile comme on peut le lire dans son Journal. Le 18 janvier 1824, alors qu’il vient de commencer son œuvre, il écrit : « hier samedi et avant-hier vendredi, fait en partie ou préparé la femme du devant […] J’ai eu un Provost, modèle, mardi 13, et commencé par la tête du mourant sur le devant. » ; le 24 janvier « J’ai dessiné et fait aujourd’hui la tête, la poitrine, etc… de la femme morte qui est sur le devant. » ; le dimanche 29 février : « Fait l’autre jeune homme du coin, d’après le petit Nassau et donné à lui 3ff. ».
Derrière les figures figées, juxtaposées au premier plan, un vaste paysage se déploie sur les deux tiers de la composition. Des combats se déroulent dans le lointain tandis que plusieurs villages sont en feu. Les bateaux sur la mer n’étaient plus visibles avant la restauration. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
Un morceau de peinture magistral
Le visage de cette vieille femme assise au premier plan est un morceau de peinture magistral. Sur une trame de fond beige, l’artiste a monté les tons en allant du plus sombre au plus clair, avant de cribler les contours des yeux et de la bouche d’une multitude de petites touches de couleurs très vives (bleu, jaune canari, vert pistache, rose, vermillon…). En dessous, le bras est entièrement travaillé en hachures de vert, rose, violet, mauve et bleu. Delacroix utilise cette technique illusionniste quinze ans avant que le chimiste Michel-Eugène Chevreul n’énonce sa théorie sur la loi du contraste simultané des couleurs.
Eugène Delacroix, Scènes des massacres de Scio (détail après restauration), 1824. Huile sur toile, 417 x 354 cm. Paris, musée du Louvre, département des peintures. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
« Éviter cette infernale commodité de la brosse »
Outre quelques dessins à l’aquarelle, il existe seulement deux études préparatoires à l’huile (au musée d’Orléans et au Louvre) mais aucune esquisse de la composition générale. La radiographie montre que Delacroix a posé tous les personnages d’emblée, à l’exception des deux soldats ottomans dans la pénombre au second plan. Le jeune artiste, après avoir essuyé de nombreuses critiques concernant la composition de son tableau, note dans son Journal le 20 juillet 1824 : « Faire beaucoup d’esquisses et se donner du temps. C’est en cela surtout que j’ai besoin de faire des progrès […]. La grande affaire, c’est d’éviter cette infernale commodité de la brosse ».
Eugène Delacroix, Scènes des massacres de Scio (après restauration), 1824. Huile sur toile, 417 x 354 cm. Paris, musée du Louvre, département des peintures. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Adrien Didierjean
À lire : Catalogue de l’exposition « Delacroix, 1798-1863 », musée du Louvre (29 mars-23 juillet 2018), sous la direction de Sébastien Allard et Côme Fabre, coédition Hazan / Louvre éditions, 480 p., 45 €.