Un éblouissant vase « à rocailles » regagne Versailles

Vase « à rocailles » (détail), Manufacture royale de porcelaine de Sèvres, 1758. Marque aux deux L entrelacées, lettre date E pour 1757-1758. Porcelaine tendre, H. 28,8 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / Christophe Fouin
À partir de 1758, Louis XV prit l’habitude d’organiser au château des ventes de Noël où étaient proposées les dernières productions de la Manufacture royale de Sèvres, une tradition qui se perpétua jusqu’à la Révolution. C’est ainsi qu’il acheta pour l’offrir à la reine une extraordinaire paire de vases « à rocailles » à fond rose, une couleur qui venait tout juste d’être mise au point.
Un décor remarquable
Le musée national des châteaux de Versailles et de Trianon a acquis un très rare vase « à rocailles », à décor de rubans roses et de fleurs polychromes, en porcelaine tendre de Sèvres. Accompagné à l’origine d’un pendant, il fut acheté par Louis XV (1710-1774) en décembre 1758, lors des ventes de la Manufacture royale de Sèvres qui se déroulaient pour la première fois à Versailles, dans les cabinets intérieurs du deuxième étage. De forme balustre, ce vase repose sur une base polylobée, ornée de coquilles en relief, rehaussées sur le pourtour extérieur de peignés d’or. La panse est ornée de rubans roses, bordés d’un filet d’or, habilement noués entre eux et disposés sur plusieurs registres de tailles décroissantes. Entre les rubans s’inscrivent des bouquets de fleurs peints au naturel, également de tailles décroissantes. La partie supérieure très échancrée se termine par deux volutes en forme d’oreilles qui viennent mourir sur la panse. À l’intérieur du vase, en partie haute, on distingue des semis de fleurs peints à l’or d’un grand raffinement.
Vase « à rocailles », Manufacture royale de porcelaine de Sèvres, 1758. Marque aux deux L entrelacées, lettre date E pour 1757-1758. Porcelaine tendre, H. 28,8 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © Château de Versailles, Dist. RMN-Grand Palais / Christophe Fouin
« Un fond couleur de rose très frais et fort agréable »
Dans les registres de vente de la Manufacture royale, l’achat des deux vases par Louis XV en décembre 1758 est ainsi mentionné : « Vente au comptant faite à Versailles / Au Roy / 2 Vazes à Rocailles Rubans Rozes 360-720 [livres]1 ». Le fond rose, qui comportait du chlorure d’or, fut mis au point en 1757 par le peintre Philippe Xhrouet père (1725-1775), après le déménagement de la Manufacture royale de Vincennes à Sèvres. L’artiste reçut à ce titre en 1758 une gratification de 150 livres pour avoir inventé « un fond couleur de rose très frais et fort agréable2 ». Le fond rose était d’un usage complexe car, comme le bleu céleste mis au point par Jean Hellot en 1753, il ne pouvait être posé sur la porcelaine que par saupoudrage à travers un tamis sur un mordant3. Des pièces à fond rose furent vendues pour la première fois en décembre 1758, à Versailles. Cette nouvelle couleur fut d’abord dénommée « rose » dans les registres de vente de la Manufacture. Dès 1760, elle fut dite « lilas » dans les documents, sans doute parce qu’elle se rapprochait du mauve.
Pot-pourri « à vaisseau », Manufacture de Sèvres, 1757-1758. Porcelaine tendre, 44,8 x 37,5 x 19,4 cm. New York, Metropolitan Museum of Art, ancienne collection de la princesse de Condé. © DR
Des achats par divers membres de la famille royale
Lors de l’exposition de Versailles en décembre 1758, plusieurs membres de la famille royale furent séduits par des pièces ornées de ce fond qui constituait la grande nouveauté de l’année et qui, semble-t-il remporta un grand succès. Madame Infante acquit ainsi un bougeoir à fond rose pour 60 livres. Ses sœurs, Victoire, Sophie et Louise, achetèrent le même jour des déjeuners carré et triangle à fond rose pour les sommes respectives de 144 et 300 livres. Le roi acquit lui-même six autres pièces à fond rose, notamment deux vases « à oreilles » à rubans roses pour la somme totale de 720 livres ainsi que deux pots à l’eau accompagnés de leurs jattes. Enfin, des princes du sang achetèrent également des pièces à fond rose, notamment le duc d’Orléans (1725-1775) et le prince de Condé (1736-1818). Ce dernier acquit en particulier une célèbre garniture de cinq vases à fond rose, d’une forme exceptionnelle, dispersée à l’époque révolutionnaire mais encore connue aujourd’hui. L’ensemble était composé d’un pot-pourri « à vaisseau », de deux vases candélabres « à tête d’éléphant », conservés au Metropolitan Museum of Art, à New York, et de deux vases « à oreilles », aujourd’hui au musée du Louvre4. Le prince de Condé avait acheté cette somptueuse garniture à l’intention de sa première épouse, Charlotte-Godefride-Elisabeth de Rohan (1737-1760). En effet, l’ensemble est bien décrit en 1760, au n° 133, dans l’inventaire dressé en l’hôtel de la rue de Condé après la mort de la princesse : « Item une garniture de cheminée composée de cinq pièces, la première un vase en forme de vaisseau à cartouche, deux autres vazes aussy à cartouches et deux autres a deux bobèches chacune et peints en mosaïque et fleurs, le tout de porcelaine de Sèvres, fond lilas, le tout prisé Mille livres5 ».
Vase « à tête d’éléphant » (d’une paire), Manufacture de Sèvres, vers 1758. Porcelaine tendre, 39,2 x 26,2 x 15,9 cm. New York, Metropolitan Museum of Art, ancienne collection de la princesse de Condé. © DR
Un probable cadeau de Louis XV à la reine
Le décor et le fond de couleur qui règnent sur le vase « à rocailles » nous ont suggéré l’idée que cet objet et son pendant étaient, comme les pièces acquises en 1758 par le prince de Condé, destinés à une femme. Cette intuition s’est confirmée à la lecture de l’inventaire après décès de la reine Marie Leszczyńska (1703-1768), publié en 1928 par Pierre de Nolhac. Le document mentionne en effet dans le Grand Cabinet de Versailles (actuel cabinet doré de Marie-Antoinette) : « 2 urnes en mosaïque couleur de rose porcelaine de France ». Nous avons vu plus haut que le terme « en mosaïque » avait été utilisé en 1760 pour décrire le décor de rubans des vases « à tête d’éléphant » de la défunte princesse de Condé. Par ailleurs, dans les années 1750-1760, le terme de « porcelaine de France » désigne toujours les productions de la Manufacture de Vincennes-Sèvres. Enfin, dans ces mêmes années, le mot « urne » constitue un synonyme très employé du mot vase et s’applique à différentes formes de vases à fleurs ou d’ornement, couverts ou non. On peut citer à titre d’exemples les urnes « Duplessis », les urnes « Pompadour » ou encore les urnes antiques, créées par Jean-Claude Duplessis (vers 1695-1774) entre 1750 et 1755, à Vincennes. Le vase « à rocailles », acquis en 2018 par Versailles, est réapparu le 5 décembre 1989, dans la vente des collections d’Hector Binney, chez Sotheby’s, à Londres (lot n° 91). Il a par la suite figuré dans les collections de Bernard Dragesco. En 2005, il a été acheté par maître Michel Dutilleul-Francoeur (†).
Vase « à oreilles » (d’une paire), Manufacture de Sèvres, 1757-1758. Porcelaine tendre, H. 31,2 cm. Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art, ancienne collection de la princesse de Condé. © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Thierry Ollivier
Une forme extrêmement rare
L’acquisition de ce vase « à rocailles », acheté en 1758 par le roi lors de la première vente à Versailles de la production de l’année de la Manufacture de Sèvres, constitue un enrichissement considérable pour les collections de porcelaine de Vincennes-Sèvres de provenance royale conservées au château. Cet objet éclaire d’un jour nouveau la nature des collections de porcelaine de Sèvres ayant appartenu à la reine Marie Leszczyńska, collections encore largement mal connues aujourd’hui. Par ailleurs, cette forme de vase est extrêmement rare dans les documents comme dans les objets conservés. Le moule est mentionné dans l’inventaire du stock effectué à Sèvres en 1757 mais il semble que trois paires seulement aient été vendues au XVIIIe siècle. Une paire « vert mosaïque » a été cédée pour 720 livres au marchand Machard, au cours du second semestre 1758. Elle n’est plus localisée aujourd’hui. Une troisième paire, un peu plus tardive puisque datée de 1763, ornée d’un décor de rubans à fond petit vert, est conservée dans une collection privée américaine. Elle figurait autrefois dans la collection Hodgkins6.
Jean-Marc Nattier (1685-1766), Marie Leszczynska (1703-1768), reine de France, 1748. Huile sur toile, 139 x 107 cm. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot
Bibliographie
Marcelle Brunet, « Quelques porcelaines de Sèvres du musée Condé », Le Musée Condé, n° 3, octobre 1972.
Rosalind Savill, The Wallace Collection Catalogue of Sèvres Porcelain, 3 vol., 1988.
Marie-Laure de Rochebrune et alii, Nouvelles acquisitions du département des Objets d’art 1995-2002, musée du Louvre, éditions, 2003.
Antoine d’Albis, Traité de la porcelaine de Sèvres, Dijon, Faton, 2003.
1 Cité de la Céramique, Archives de la Manufacture nationale de Sèvres (A.M.N.S.), registres des ventes, série Vy 2, fol. 77, v°.
2 Savill, 1988, t. III, pp. 1077-1078.
3 Cf. à ce sujet Albis, 2003, p. 313. Le mordant, préalablement posé sur la couverte déjà cuite, était une matière visqueuse qui permettait une bonne adhésion de la couleur.
4 A.M.N.S., idem, décembre 1758, Vy 2, fol. 78, v° : “A Monseigneur le Prince de Condé : 1 Pot-poury a vaisseau Roze enfans 1200, 2 Vazes a Oreilles 1ere Id 720 1440 l[ivres], 2 Id a Elephant 1ere Id 840 1680”. Cf. à ce sujet Rochebrune, 2002, pp. 134-137, n° 78.
5 Archives du château de Chantilly, 116 C1, cité par Brunet, 1972, p. 3. Les vases « à tête d’éléphant » et « à oreilles » sont de nouveau décrits dans un inventaire dressé en 1779 au Palais-Bourbon, à Paris, sur la commode de la chambre à coucher de la duchesse de Bourbon : « quatre grands vases de porcelaine de Sevre, dont deux portant 15 pouces de haut à fond lilas et lozanges en fleurs et or, monté sur un socle à 4 pieds au haut desquels sont deux têtes d’éléphants dont les trompes sont faites pour recevoir des bobèches ; les deux autres ayant un pied de hauteur à fond lilas, ornés chacun à deux cartouches représentant des amours ornés de fruits et fleurs marquant les Quatre Saisons ».
6 Chavagnac, “Porcelaine de Sèvres. Collection E.M. Hodgkins”, Les Arts, n° 89, mai 1909.