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Un objet à la loupe : la Dame de Brassempouy revisitée. Nouveau regard sur une reconstitution ancienne

Tête féminine dite « Dame de Brassempouy » ou « Dame à la capuche » (détail) provenant de la grotte du Pape à Brassempouy (Landes). Ivoire, Paléolithique supérieur (Gravettien). Fouilles d’Édouard Piette, 1894.

Tête féminine dite « Dame de Brassempouy » ou « Dame à la capuche » (détail) provenant de la grotte du Pape à Brassempouy (Landes). Ivoire, Paléolithique supérieur (Gravettien). Fouilles d’Édouard Piette, 1894. Photo service de presse. © Grand-Palais RMN (musée d’Archéologie nationale), Jean‑Gilles Berizzi

Chef technique de l’atelier des moulages du musée des Antiquités nationales pendant plus de 40 ans, Benoît-Claude Champion se spécialise dans la conservation des objets du Paléolithique. En marge de son activité, il propose une restitution audacieuse d’une des icônes de cette période…

 Un artiste dans la maison

« Je vous ai dit que nous avions mis la main sur un artiste », annonce Alexandre Bertrand au directeur des musées nationaux le 14 novembre 1896. Après plus d’un an de recherches, le directeur et le conservateur-adjoint du musée des Antiquités nationales viennent de trouver la perle rare pour succéder à l’emblématique Abel Maître, premier chef de l’atelier de moulage et de restauration du musée. Formé à l’École des beaux-arts de Dijon et de Paris, élève de Falguière et collaborateur du jeune prix de Rome Denys Puech, Benoît-Claude Champion (1863-1952) maîtrise la sculpture, le moulage, le modelage, la galvanoplastie, la photographie, le dessin, la serrurerie, l’ébénisterie, embrassant ainsi toute la gamme d’activités des ateliers du musée, véritable pivot d’un établissement en plein aménagement.

Plongée dans L’art pendant l’âge du renne

En 1902, lorsque le préhistorien Édouard Piette (1827-1906) choisit de donner l’intégralité de sa collection au musée des Antiquités nationales, c’est Champion qui est chargé de l’emballage, du transport et de l’aménagement de la salle qui lui sera consacrée, auquel contribue également l’abbé Breuil. La donation est entérinée en 1904. Dans cet ensemble exceptionnel, remarqué lors de l’exposition universelle de 1900, l’attention de Champion est attirée par la série de statuettes féminines en ivoire découvertes en 1892, 1894 et 1896 à Brassempouy (Landes) et notamment par deux d’entre elles, surnommées « la Poire » (MAN 47333) et la « Dame à la capuche » (MAN 47019).

Rendre visible l’invisible

L’étude visuelle de la matière première et de sa structuration interne amène Champion à considérer qu’il s’agit d’une seule et même statuette. « Il n’y avait qu’un pas à franchir », écrit-il en 1951, et Champion le franchit allègrement : il s’attèle à en restituer l’aspect d’ensemble en créant les parties manquantes, « guidé par la forme antique et sans avoir besoin de recourir aux ressources de l’imagination ». Après avoir effectué le moulage des deux fragments conservés, Champion réalise une copie symétrique du bassin et comble les lacunes par modelage à la cire. Le résultat est choquant : la finesse et l’élégance du visage contrastent avec le corps généreux symbole de maternité. La discordance de proportions, bien loin du canon de l’idéal de beauté, donne envie à Champion de détruire son œuvre. Celle-ci ne doit la vie sauve qu’à l’intervention de l’abbé Breuil qui se passionne pour ce travail, le persuade de son intérêt pour la recherche et l’encourage vivement à l’achever. D’où son nom de « Reconstitution Breuil ».

La belle inconnue

La « Dame de Brassempouy » en pied est ensuite moulée et plusieurs tirages produits. Rien ne nous permet aujourd’hui de mesurer la diffusion de cette création du XXe siècle, matérialisation en trois dimensions d’une hypothèse scientifique combinant l’art de la reproduction à celui de la création. Le musée conserve plusieurs exemplaires plus ou moins aboutis mais aucun d’eux ne fut inscrit au registre d’entrée des collections du musée à titre expérimental. L’exemplaire présenté ici est la version la plus achevée, aux coutures arrasées, à la surface peinte de manière à distinguer les zones véritables des parties créées.

Reconstitution de la « Dame de Brassempouy » par Benoît-Claude Champion. Plâtre, moulage, début du XXe siècle. Musée d’Archéologie nationale.

Reconstitution de la « Dame de Brassempouy » par Benoît-Claude Champion. Plâtre, moulage, début du XXe siècle. Musée d’Archéologie nationale. © MAN, Valorie Gô

Un air de famille

La découverte en 1922 de la Vénus de Lespugue (Haute-Garonne) par le comte de Saint-Périer trouble Champion par sa ressemblance frappante avec sa reconstitution. Cette statuette remarquablement conservée (à l’exception du bras gauche et de la zone du ventre) est elle aussi moulée et le résultat complété sous la direction de Marcellin Boule par un certain Barbier, mouleur au laboratoire de Paléontologie du Muséum national d’Histoire naturelle. Dans la continuité, Champion propose pour le musée des Antiquités nationales une reconstitution complète d’une autre statuette féminine de Brassempouy à la morphologie similaire (MAN 47260). Il ne publie qu’en 1951, dans la Revue archéologique, le fruit de ses travaux et de ses observations. Si ces créations ont été très rapidement jugées fantaisistes et n’ont jamais été suivies par la communauté scientifique, elles témoignent néanmoins d’une démarche intellectuelle marquée par l’approche sensible de la matière et dans laquelle le moulage joue un rôle important. Le pouvoir de fascination des « Vénus » paléolithiques qui guide ces travaux n’a jamais faibli, la « Dame de Brassempouy » reste aujourd’hui l’une des œuvres les plus admirées du musée d’Archéologie nationale.