Le Musée d’Art Moderne de Paris consacre une magistrale rétrospective à Nicolas de Staël, au fil de quelque 200 œuvres. Issues en grande partie de collections privées, nombre d’entre elles n’ont jamais été montrées dans un musée français. Sa vie entourée d’un véritable mythe et son travail, dense et complexe, y sont analysés sous un jour nouveau.
Depuis le décès de l’artiste, tous les quarts de siècle, la ville de Paris a droit à une nouvelle rétrospective de l’œuvre de Nicolas de Staël (1914-1955). Après la première organisée en 1956 dans l’aile du Palais de Tokyo, c’est aujourd’hui dans le bâtiment voisin du MAM que se tient donc la quatrième et dernière en date. Cette fréquence des expositions pouvait laisser craindre un épuisement du sujet, une absence de surprises, mais c’est tout le contraire qui se produit. Mettant à profit les dernières recherches des spécialistes, mais aussi des publications récentes telle que la correspondance du peintre éditée au Bruit du temps, Charlotte Barat-Mabille et Pierre Wat, aidés de Marie du Bouchet, petite-fille de l’artiste, ont réussi à proposer un parcours qui, bien que strictement chronologique, offre de nombreuses découvertes. En effet, près d’un quart des quelque 200 œuvres exposées n’ont jamais ou presque jamais été présentées en France. Ce taux assez incroyable d’« inédits » s’explique par le fait que Nicolas de Staël, quoique célèbre dans le monde entier, fut beaucoup moins acheté par les musées que par des particuliers. Les commissaires ont donc décidé de solliciter très largement ces derniers, au point que l’on en vient presque à s’étonner de trouver dans l’exposition des tableaux appartenant à des collections publiques.
L’artiste au travail
L’objectif était aussi de tenir le mythe à distance. Tout chez Staël, effectivement, impressionne, à commencer par sa silhouette altière et longiligne, son regard intense et mélancolique, magnifiés par les photographies de Denise Colomb. Son origine de Russe blanc chassé par la révolution bolchévique, orphelin et apatride, sa vie sentimentale mouvementée comme son suicide en pleine gloire, à seulement 41 ans, sont les éléments saillants d’une destinée à la fois romanesque et tragique. Pourtant, là n’est pas l’essentiel, nous disent Charlotte Barat-Mabille et Pierre Wat qui ont avant tout voulu montrer l’artiste au travail, et par conséquent laisser toute leur place aux dessins et aux fusains dans l’exposition. « Toute ma vie, confiera Staël deux ans avant sa mort, j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m’aider à vivre, me libérer de toutes les impressions, toutes les sensations, toutes les inquiétudes auxquelles je n’ai jamais trouvé d’autres issues que la peinture. » Comme le rappelle sa fille Anne dans l’entretien passionnant qu’elle a accordé pour le catalogue, il s’agissait d’ailleurs moins de vivre que d’exprimer. Et de refuser l’explication trop simpliste, si souvent véhiculée, d’un suicide par dépit amoureux, parce que son dernier amour, Jeanne Polge, se serait éloigné de lui : « […] il est allé jusqu’au bout de ça [la peinture] […] en se tuant. Il a été emporté par quelque chose de tellement extrême, que le fait que nous soyons là n’a pu en aucun cas le divertir de ce but qui allait l’engloutir »1.
Des débuts nébuleux
Si Nicolas de Staël décide de sa vocation à 22 ans, à l’été 1936, alors qu’il est parti au Maroc pour un long séjour financé par un riche ami de son tuteur, on ignore à peu près tout de ses débuts tant il détruit nombre de ses premiers travaux. Insatisfait, il estime, sans doute assez lucidement, évoluer encore « dans le médiocre ». Mais il ne se décourage pas et prétend travailler dix-sept à dix-huit heures par jour ! L’été suivant, il fait la connaissance à Marrakech d’une jeune peintre, Jeannine Guillou, qui voyage avec son mari et son fils. Les deux artistes s’entendent si bien qu’ils repartent ensemble (avec l’enfant) en Italie, avant de s’établir à Paris à partir de mai 1938. De ce moment date Le Pont de Bercy, l’une des rares toiles figuratives conservées de ses débuts où l’on décèle déjà sa prédilection pour le paysage et sa sensibilité aux phénomènes lumineux.
D’une peinture sombre et torturée…
Après avoir servi en 1939-1940 dans la Légion étrangère (il ne sera naturalisé français qu’en 1948), Staël passe trois années à Nice, où il rencontre plusieurs artistes d’avant-garde, tels Sonia Delaunay et surtout Alberto Magnelli qui le pousse à travailler dans une veine abstraite à partir de 1942. De retour à Paris, il réalise des toiles très sombres, décrites par sa compagne comme « sans fin torturées, repeintes, massacrées, bousculées » – probable écho à la guerre et à la très grande pauvreté qui est la leur. Épuisée, affaiblie par les privations, Jeannine décède d’ailleurs en février 1946 des suites d’un avortement thérapeutique. C’est dans ce contexte que Staël peint sa grande Composition en noir, « point culminant de pas mal d’années », de son propre aveu, qui offre – après une phase d’expérimentation sur papier ou sur des formats plus petits – une première synthèse de ses recherches sur la matière et la lumière.
… à un éclaircissement de la palette
L’installation rue Gauguet ouvre un autre chapitre, heureusement plus gai pour l’artiste. Il y emménage avec Françoise Chapouton, et la famille ne tarde pas à s’élargir avec la naissance de trois nouveaux enfants qui viennent tenir compagnie à Anne, la fille qu’il a eue avec Jeannine. Néanmoins, tout tourne toujours autour de la seule peinture et l’appartement se résume pour l’essentiel à l’atelier, très vaste, avec une hauteur de huit mètres sous plafond et une grande verrière qui permet à Staël d’abandonner la lumière électrique. Il entreprend souvent plusieurs toiles en même temps, posées à même le sol, contre le mur, auxquelles il travaille accroupi ou assis dans un minuscule fauteuil. Sa peinture s’apaise, respire davantage et sa palette se fait plus claire, donnant à ses toiles des tons ocres et gris, parfois rehaussés de rouge comme dans l’Hommage à Piranèse (1948). Si le camp abstrait croit pouvoir le compter parmi les siens, Staël, qui déteste les étiquettes et tient à sa liberté, prend un malin plaisir à répondre que « les tendances non figuratives n’existent pas », car « le peintre aura toujours besoin d’avoir devant les yeux, de près ou de loin, la mouvante source d’inspiration qu’est l’univers sensible ».
Premiers chefs-d’œuvre
Alors que ses toiles jusque-là présentaient le plus souvent un enchevêtrement complexe de lignes et de formes, sa peinture s’organise désormais en des masses plus amples. Si plusieurs tableaux pouvaient évoquer d’autres noms que le sien, il semble qu’il ait trouvé pleinement sa voie, et la Grande Composition bleue (1950-1951) apparaît comme son premier chef-d’œuvre. Son art ne se simplifie toutefois qu’en apparence, car Staël procède par couches successives, privilégiant, selon la belle formule de Pierre Wat, « la profondeur comme régime spatial ». Lui qui n’évoquait jamais aucun souvenir stratifie sa peinture comme une mémoire en laissant affleurer sous l’ultime couleur étalée au couteau les couleurs sous-jacentes, qui contribuent d’autant à faire vibrer la toile. Le regroupement d’une Composition de 1950, de son dessin préparatoire et de sa petite esquisse peinte donne ainsi à voir le travail de l’artiste, depuis la mise en place du motif jusqu’à sa transposition sur la toile, où tout peut encore changer.
« Tout casser quand la machine semble tourner trop rond »
Mû par un « inévitable besoin de tout casser quand la machine semble tourner trop rond », Nicolas de Staël délaisse assez vite les grandes formes à la pesanteur marquée qui caractérisent cette phase de « condensation », comme la nomment les commissaires. Dès 1951, il prend le contre-pied en développant, sinon un style, des compositions très différentes, désormais fragmentées et constituées de dizaines de petits carrés qui rappellent les tesselles colorées d’une mosaïque. Ces toiles figurent certainement parmi les plus iconiques du peintre qui, grâce à ce nouveau vocabulaire, atteint l’un des sommets de sa carrière. Plus que jamais inclassable, à rebours de son époque qui n’a d’yeux que pour l’abstraction, il met à profit la géométrie pure pour exprimer le monde visible : un simple carré gris-bleu devient une pomme et le jaillissement en gerbe de petits pavés suffit à évoquer un bouquet de fleurs… C’est à ce moment qu’il se révèle en tant que coloriste. Ni les mots ni même les reproductions ne sauraient rendre justice à ce talent ; seule la confrontation avec l’œuvre permet de mesurer l’éclat et l’énergie qui se dégagent de toiles comme Les Toits (1951) ou cette Composition tout en verticalité dont les carrés rouges et bleus brillent de mille feux. Mais le noir et blanc de la xylographie séduit aussi le peintre qui réalise une dizaine de gravures sur bois pour illustrer un recueil de poèmes de son ami René Char. Staël n’hésite plus à travailler directement sur le motif, non seulement dans l’atelier mais aussi en extérieur. La nature le jette sur les routes et, en l’espace d’un an, il réalise plus de 200 paysages. Si Le Parc de Sceaux et Ciel à Honfleur, qui frappent par leur parfaite harmonie, sont des formats moyens, la plupart des vues d’Ile- de-France ou de Normandie sont peintes sur des cartons très petits. Parallèlement à ces tableautins plutôt confidentiels, Staël fait sensation au Salon de mai 1952 en exposant Parc des Princes, une très grande toile – toujours en mains privées – qui lui a été inspirée par le match en nocturne des footballeurs français et suédois : « Entre ciel et terre sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi […]. Quelle joie ! René, quelle joie ! », écrit-il, encore sous le choc, à Char. Fort de sa nouvelle notoriété et toujours désireux de varier les formats, il se lance dans de monumentales compositions, exemplifiées ici par L’Orchestre, qui traduit son amour de la musique, et Bouteilles dans l’atelier qu’André Chastel salue au Salon de mai 1953.
La lumière du Sud « vorace » et « fulgurante »
L’été qui suit marque un tournant dans son existence, et par conséquent dans sa peinture. À l’invitation de René Char, il s’installe avec sa famille dans le village de Lagnes, près d’Avignon. C’est la découverte de la Provence qui, comme bien d’autres artistes avant lui, le subjugue : « le paradis, tout simplement, avec des horizons sans limites ». Mais à ce nouvel éden s’ajoute l’irruption, la présence envoûtante d’une jeune femme, Jeanne Polge, dont il tombe immédiatement amoureux. S’éloignant de Françoise et des enfants, il achète à Ménerbes un magnifique castelet afin d’être au plus près de sa maîtresse. Leur liaison passionnelle fait surgir de nouveaux sujets, notamment le nu, dont on est en droit de penser qu’il constitue une part assez anecdotique de son art. La lumière du Midi, « vorace », « fulgurante », s’avère en revanche autrement inspirante : Staël retourne aux « paysages de marche », mais avec des couleurs extrêmement vives et non mimétiques, car « à force d’être bleue, la mer devient rouge ».
Aveuglante beauté de Syracuse
L’aventure du Sud se poursuit avec le voyage en Sicile, où l’artiste embarque femme et enfants, mais aussi, bien sûr, Jeanne. Enthousiasmé par les vestiges antiques et, encore une fois, la lumière, il se contente cependant de dessiner au feutre ce qu’il admire ; ce n’est que de retour à Ménerbes qu’il sera en capacité de peindre « à mille vibrations le coup reçu ». Ses toiles atteignent alors une radicalité qui restitue bien l’aveuglante beauté de Syracuse ou d’Agrigente : la composition se simplifie jusqu’à l’épure et les aplats aux couleurs souvent primaires offrent des contrastes jamais vus.
Ultime production
Staël ne tient guère en place et sillonne la Provence en se rendant à Uzès, Marseille, Martigues… quand il ne retourne pas à Paris, rue Gauguet, auprès de Françoise. Pour se rapprocher de Jeanne – qui, à l’inverse, commence à prendre ses distances –, il emménage dans une maison sur les remparts d’Antibes, face à la mer. Sa peinture devient moins épaisse, moins matiérée, semblant gagner en fluidité, par l’emploi du coton ou de tampons de gaze, ce qu’elle perd en force. Moins percutantes, ces natures mortes et ces marines aux dominantes grises et bleues forment l’ultime production du peintre, jusqu’alors quasi inconnue. « Les tableaux foncent, note Staël. Il faudra bien leur donner tout ce que j’ai, le reste m’est odieux à présent ». Le 16 mars 1955, il se tue en se jetant du toit-terrasse de son atelier.
Brice Ameille
Docteur en histoire de l’art
1 Cat. expo., p. 21. « Il vivait dans un autre temps : un temps tellement pressé, une urgence. […] Il s’est aidé de cette femme, Jeanne, qui fut pour lui comme une clef : un moyen de disparaître. »
« Nicolas de Staël »
Jusqu’au 21 janvier 2024 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris
11 avenue du président Wilson, 75116 Paris.
Tél. 01 53 67 40 00
www.mam.paris.fr
Catalogue, Paris Musées, 312 p., 49 €.