
Colorées, joyeuses, vibrantes et engagées : les œuvres de la Franco-américaine Niki de Saint Phalle (1930-2002) ont investi les Abattoirs de Toulouse. L’exposition fait le pari de se concentrer sur les décennies 1980-1990 souvent considérées comme la « deuxième partie » de carrière de l’artiste, une période moins connue et pourtant marquée du sceau de la liberté.
Quelque 200 sculptures parfois monumentales, dessins, photographies, vidéos et vêtements (très rarement dévoilés) : c’est une exposition foisonnante et joyeuse que les Abattoirs consacrent aux décennies sans doute les moins connues de la carrière de Niki de Saint Phalle. Autodidacte, la plasticienne confie avoir appris « à traduire en peinture [s]es sentiments, les peurs, la violence, l’espoir et la joie » dans l’hôpital psychiatrique où elle est internée en 1953, suite à une grave dépression. Ayant acquis une notoriété internationale durant la décennie 1960 par ses emblématiques Tirs, puis ses plantureuses Nanas, elle poursuit avec succès ses expérimentations plastiques affranchies de toute contrainte et continue à obtenir d’importantes commandes publiques sans rien perdre de son engagement en faveur de l’inclusion des minorités. Cinq clefs pour comprendre le parcours et la démarche d’une artiste avide de liberté.
Le parfum de la liberté
Le 30 août 1982 à New York, l’artiste lance son parfum lors d’une soirée mémorable à laquelle assiste Andy Warhol. L’ancienne mannequin a imaginé pour l’occasion une tenue extravagante et un imposant chapeau constitué de deux serpents entrelacés, un animal pour le moins ambigu, omniprésent dans son abondant bestiaire, et que l’on retrouve sur le flacon de son parfum. Entend-elle se faire une place dans l’univers feutré du luxe ? Nullement, il s’agit pour elle de se donner les moyens de créer librement l’immense jardin de sculpture entrepris quelques années plus tôt. « De nos jours, il n’y a plus de grand mécène », confiera-t-elle à la télévision américaine. Alors je me suis dis : ‘’ Pourquoi ne pas être mon propre mécène ?’’ […] Je finance le jardin avec l’argent que je gagne sur le parfum. »

Un jardin pour donner vie à ses rêves
Deux belles sections sont consacrées au célèbre jardin des Tarots inspiré par le parc Güell de Gaudi ou le palais du Facteur Cheval. C’est en Toscane que ce rêve d’enfant prend corps en 1978. Durant près de 20 ans, Niki de Saint Phalle, secondée par son époux Jean Tinguely, endosse le costume de cheffe de chantier pour transformer peu à peu ses croquis et modèles miniatures de plâtre (exceptionnellement exposés) en de gigantesques sculptures chatoyantes, à la fois œuvres d’art et lieu de vie. L’artiste s’aménage un appartement au cœur même du chantier, dans la sculpture du Sphynge, non loin de la Grande Papesse, de l’Ermite, du Magicien et des autres arcanes du tarot de Marseille. En 1998, ce jardin féérique est ouvert au public.

Liberté de ton : une artiste engagée
À travers ses créations colorées et ses motifs en apparence empreints de joie de vivre, la plasticienne entend bien souvent faire œuvre utile pour dénoncer les injustices. S’imposant parmi les pionnières d’un féminisme « en talons hauts et rouge à lèvres », sur le ton radical de la révolte avec ses Tirs, puis sur un mode volontairement gai avec ses exubérantes Nanas, la Franco-américaine se montre sensible à la lutte contre les armes à feu, le réchauffement climatique ou à la cause afro-américaine, en particulier lorsqu’elle part s’installer en Californie en 1993. Le parcours met particulièrement en lumière son action dans la lutte contre le Sida dont sont atteints plusieurs de ses amis et de ses assistants : elle participe au Sidaction, crée des sculptures, pin’s et timbres, contribue à des livres et films de prévention pour adolescents, comme le livre d’artiste Le Sida, c’est facile à éviter, publié en français en 1987.

Se libérer de la peur
L’écriture ronde et naïve de l’artiste recouvre ses dessins et livres, notamment les ouvrages autobiographiques qu’elle conçoit dans les années 1990. « Mon texte est le cri désespéré de la petite fille », confie-t-elle dans Mon secret publié en 1994. Le cri d’une fillette de 11 ans abusée par son père qui brise enfin le silence avec des mots simples, dans un texte court et poignant conçu comme une lettre. « J’ai écrit ce livre d’abord pour moi-même, pour tenter de me délivrer de ce drame qui a joué un rôle si déterminant dans ma vie ». Loin des œuvres morbides de ses débuts, comme La Mort du patriarche dégoulinant de peinture rouge, elle illustre la couverture d’une tête de mort d’où jaillissent des fleurs bariolées, symbole de la confiance dans sa capacité à dépasser la douleur. Le motif du crâne se retrouve à plusieurs reprises dans son œuvre et dans celle de Tinguely.

L’art pour tous
À l’instar des foulards et bijoux qu’elle diffuse, les chaises, vases, tables, miroirs et luminaires qu’elle imagine d’abord pour des décors de films, puis qu’elle produit en éditions limitées dès le milieu des années 1970, doivent être accessibles et pratiques afin d’enchanter le quotidien. Pour financer la réalisation de ses sculptures monumentales, elle diffuse même dans trois tailles et trois couleurs des versions gonflables de ses Nanas, les Nanas ballons qui servent de matériau de base à l’étonnant moucharabié installé au début de l’exposition. On remarque notamment le Vase Ange, la Lampe Thoeris hippo ou encore les fauteuils Clarice et Charly, qui doivent rappeler « des souvenirs de confort ou de gêne, comme lorsque, enfants, nous étions assis sur les genoux d’un adulte ». Les photos de l’atelier-maison de Soisy-sur-École ou de l’appartement aménagé dans le ventre de L’Impératrice au jardin des Tarots montrent que l’artiste vivait au quotidien avec ce mobilier.

Myriam Escard-Bugat
« Niki de Saint Phalle. Les années 1980-1990 : l’art en liberté »
Jusqu’au 5 mars 2023 aux Abattoirs, musée-Frac Occitanie Toulouse
76 allées Charles de Fitte, 31300 Toulouse
www.lesabattoirs.org
Catalogue de l’exposition, coédition musée des Abattoirs/éditions Gallimard, 224 p., 35 €.