L’art autrement : regards choisis sur l’art.

 

Odessa : perle de la mer Noire inspirée par la France

L'escalier Potemkine. © CC
L’escalier Potemkine. © CC

La richesse architecturale de la troisième ville d’Ukraine, située à quelques dizaines de kilomètres de la ligne de front, vient d’être reconnue par l’UNESCO, qui a inscrit le 25 janvier 2023 son centre historique sur la liste du patrimoine mondial en péril. Odessa a déjà été la cible des frappes russes, notamment en juillet et en septembre dernier ; les musées des Beaux-Arts et d’Art moderne ont notamment été touchés.

Alors que le conflit fait rage entre l’Ukraine et la Russie, on cite souvent le nom d’Odessa – ce port créé afin de faciliter l’exportation du blé ukrainien par la mer Noire – sans en mentionner l’intérêt architectural, ni ce qu’il doit à la France, et en particulier au duc de Richelieu.

De Richelieu au Potemkine

Ceux qui se rappellent du début du film Le Cuirassé Potemkine ont en mémoire le landau qui dévale un très vaste escalier menant à la mer. Or, en haut de cet escalier monumental est installée la statue en bronze du duc de Richelieu. Elle est maintenant entourée de sacs de sable visant à la protéger de la destruction. Après la mort du duc en 1822, le gouverneur d’Odessa, le comte de Langeron, fait appel à la population afin de recueillir les moyens nécessaires à la création de ce monument visant à honorer le bienfaiteur de cette ville. Érigée en 1828, la statue dominant la place du haut de son piédestal est l’œuvre du célèbre sculpteur russe Ivan Martos (1754-1835) : elle figure le duc de Richelieu en pied, drapé dans une toge romaine. Elle constitue, aujourd’hui encore, un porte-bonheur original pour les habitants qui lui prêtent des pouvoirs magiques. Écoliers et étudiants locaux viennent ainsi recueillir sa bénédiction à la veille de leurs examens. Pourquoi le descendant de l’une des plus illustres familles françaises a-t-il été représenté si loin de chez lui ?

Vue du monument érigé à la gloire du duc de Richelieu à Odessa. © CC
Vue du monument érigé à la gloire du duc de Richelieu à Odessa. © CC

Richelieu, gouverneur français de la ville d’Odessa

Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu (1766-1822) est le petit-fils du célèbre maréchal de Richelieu, figure majeure du siècle des Lumières, et le lointain arrière-petit-neveu du cardinal-ministre. Bien des années avant de devenir l’un des personnages politiques clés de la Restauration, il avait émigré en Russie au déclenchement de la Révolution. Alexandre Ier, qui l’estimait, l’avait nommé en 1803 gouverneur de la ville d’Odessa. Deux ans plus tard, il sera appelé par le tsar aux fonctions de gouverneur général de la Nouvelle Russie. Il révéla dans chacune de ses missions de grandes qualités d’administrateur. Dans la biographie qu’il lui consacre, Emmanuel de Waresquiel (repris par Michel Lallemand) nous le décrit ainsi : « Le duc de Richelieu, dans sa jeunesse, était d’une taille élevée et élancée, fort maigre, un peu voûté. À l’âge de quinze ans, sa figure était charmante et elle restera agréable jusqu’à la fin de sa vie. Ce qui en faisait le principal ornement étaient deux grands yeux noirs pleins de feu qui donnaient à sa physionomie une expression en même temps spirituelle et piquante. Il avait le teint fort brun, les cheveux crépus et très noirs. Il était, dit encore le prince de Ligne, d’une beauté ravissante et d’une couleur parfaite. » « Gai, vif et quelques fois même bruyant dans l’intimité, il était timide et embarrassé avec les femmes », précise le comte de Langeron dans ses Mémoires. Sévère de mœurs, il était aussi d’une honnêteté scrupuleuse ; tout au long de sa vie, il remboursa les dettes de son grand-père, le maréchal de Richelieu.

Thomas Lawrence (1769-1830), Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu, 1822. Huile sur toile, 90 x 78 cm. Besançon, musée des Beaux-Arts et d'Archéologie. © DR
Thomas Lawrence (1769-1830), Armand-Emmanuel du Plessis, duc de Richelieu, 1822. Huile sur toile, 90 x 78 cm. Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie. © DR

Un mariage décevant

Il se marie en 1782, à l’âge de 17 ans, avec Alexandrine Rosalie de Rochechouart (1768-1830), qui n’en avait que 12. Fortunée, dotée d’un cœur généreux et d’un esprit élevé, elle était cependant affligée d’un physique particulièrement disgracieux. Selon l’usage du temps, le jeune duc est envoyé à la découverte de l’Europe. Durant ces longues années passées loin de son pays, il reçoit de fréquentes lettres de sa jeune épouse, remplies de grâce et d’esprit. Lorsqu’il rentre en France, à la fin de l’année 1784, leurs retrouvailles sont catastrophiques, comme le relate la comtesse de Boigne dans ses Mémoires :

« Dès qu’il vit ce petit monstre de quatre pieds, bossue par devant et par derrière qu’on lui présentât comme la compagne de sa vie qui avait alors 15 ans, il recula de trois marches et tomba sans connaissance sur l’escalier. On le porta chez lui. Il se dit trop souffrant pour paraître au salon, écrivit à ses parents sa ferme détermination de ne jamais accomplir un hymen qui lui répugnait si cruellement, fit demander des chevaux de poste, dans la nuit même, prit en désespéré la route d’Allemagne et alla faire les campagnes de Souvarov contre les Turcs. Ce ne fut qu’après avoir vendu ses biens, payé les dettes de la succession et distribué sa part de l’héritage paternel à ses deux sœurs, qu’il reprit le chemin de la Crimée ou il s’occupait de fonder la ville d’Odessa. Les jeunes époux poursuivirent cependant une correspondance tendre. Quand la tourmente révolutionnaire fût un peu calmée, quinze ans après, il obtint par la protection du tsar la permission de venir faire un voyage en France, sous le consulat de Bonaparte ; mieux aguerri, il ne prit pas la fuite. Revenu définitivement en France à la Restauration, le duc allait voir son épouse qui habitait au château de Courteilles près de Verneuil sur Avre dans l’Eure où il était reçu avec une joie extrême. »

Mémoires de la comtesse de Boigne, repris par Michel Lallemand

L’adieu à la Grande Catherine

« Les projets du gouverneur d’Odessa étaient vastes et hardis ; ils visaient à faire de la ville le débouché de l’Empire russe et l’entrepôt du commerce entre l’Orient et l’Occident… », précise Emmanuel de Waresquiel. La création ex nihilo de son port dans le cadre de l’implantation d’une ville nouvelle avait été envisagée dès 1794 par Catherine II (1729-1796). Odessa était ainsi conçue comme un avant-poste de la Russie, à ses yeux partie intégrante de l’Europe face à l’Empire ottoman. Bien des années plus tard, en 2023, la Grande Catherine est désormais bannie de sa cité. Devenue le symbole de l’impérialisme russe, son effigie a été déboulonnée dans la nuit du 28 au 29 décembre dernier, après une décision du 30 novembre votée à l’unanimité par le conseil municipal, conformément au résultat d’une consultation locale effectuée quelques mois plus tôt. Pour les Odessites, sa place est désormais dans un musée.

Le déboulonnage en cours dans la nuit du 28 au 29 décembre dernier. Compte Twitter du journaliste Stéphane Siohan.

Odessa : à la frontière entre l’Orient et l’Occident

L’intérêt de la création d’Odessa au crépuscule du XVIIIe siècle est d’ordre stratégique : « jusqu’en 1805, le courant des exportations de Nouvelle Russie, ainsi que des régions avoisinantes, Petite-Russie et Petite-Pologne, prenait la direction de Dantzig et de la Baltique, rappelle Emmanuel de Waresquiel. Blé, orge, lin, chanvre, bois de construction, animaux d’élevage, cuirs et beurre étaient ainsi orientés vers le nord. L’ouverture du port d’Odessa détourna immédiatement ce courant au profit de la mer Noire. La Moldavie et la Valachie, qui fournissaient des denrées analogues, dirigèrent par le canal du Pruth et du Danube leurs exportations vers le grand port russe. […] Mais ce rôle de porte méridionale du continent russe n’était pas le seul que l’ambition de Richelieu attribuât à Odessa. Il rêvait d’un trafic plus étendu auquel la position géographique du port, aux confins de l’Orient et de l’Occident, paraissait l’appeler. »

La ville idéale de Richelieu

Lorsque le duc de Richelieu arrive à Odessa en 1803, la ville n’existe qu’à l’état de projet. « Quelques toises de jetées commencées pour abriter un petit coin de la rade, les bureaux de douanes et de quarantaine établis et resserrés sur le bord de la mer sous de petits hangars en bois ou de mauvaises bâtisses étaient les seuls établissements pour le commerce. Des huttes couvertes en terre ou en paille pour maisons, éparses çà et là sur l’alignement des rues où croissait l’herbe, formaient ou indiquaient la ville ». Dès son arrivée, le duc chasse tous les voyous qui géraient la cité, qu’il remplace par une administration probe et vigilante. Emmanuel de Waresquiel décrit ainsi son œuvre : « l’administration de la ville, aux pratiques plus que douteuses, est réorganisée, le système fiscal réformé. De grands travaux s’ouvrent au fur et à mesure des besoins : d’abord le port appelé à recevoir les navires étrangers entrés dans la mer Noire par les détroits, puis la quarantaine, inévitable contre les risques de peste en provenance de Constantinople. […] À côté du port, la ville se développe tout aussi rapidement. Richelieu fait creuser des puits, construire des ponts, des routes. Du gros bourg informe qu’il a trouvé en 1803 il fait une sorte de ville idéale, construite sur un plan classique emprunté aux modèles romains. Les rues se recoupent à angle droit ; deux axes centraux structurent l’ensemble, des constructions dans le style dit néo-classique, faisant d’Odessa une ville plus méridionale que russe, très influencée par les styles français et italiens. »

Une croissance rapide

« Pour encourager les habitants à bâtir, Richelieu mêle habilement contraintes et privilèges : prêts à la construction, distribution gratuite de terrains ; mais, en contrepartie, les habitants sont obligés de soumettre leur plan au comité d’administration de la ville… Pour trouver la pierre de construction, on creuse pour l’extraire sous la ville d’immenses galeries appelées les « catacombes », considérées aujourd’hui comme les plus grandes du monde. Les résultats ne tardent pas à se faire sentir. En 1803, on construit 150 maisons ; en 1813, on en compte plus de 2 000 ». La population atteint 40 000 habitants en 1813, contre un million actuellement.

La perle de la mer Noire

« Les bâtiments publics, financés à l’aide de prêts spéciaux accordés par Alexandre Ier, ne tardent pas à suivre : l’hôpital aux colonnes de style dorique, puis à partir de 1806, le premier théâtre, qui rappelait le temple de Paestum, ouvert le 10 février 1810, et la Bourse de commerce, de 1807 à 1809, sur les plans d’architectes français appelés par Richelieu : François Schaal et Jean-François Thomas de Thomon, élève de Claude-Nicolas Ledoux, ancien architecte du comte d’Artois. Odessa doit aussi beaucoup à des architectes italiens et à des Marseillais de divers professions : artisans, boutiquiers, peintres, éleveurs de moutons mérinos […]. L’un d’eux notait que cette navigation sur la mer Noire devait faire une révolution dans le commerce de l’Europe aux dépens de celui de la mer Baltique, commerce très largement fondé sur le blé et les bois de grande mâture ». La ville se transforme peu à peu et devient l’une des plus belles de l’Empire ; on y parle le français et l’italien, qui en seront un temps les langues officielles. L’avenir de cette cité inspirée par la France est désormais incertain. Il ne faudrait pas que, comme le dit si bien l’universitaire Boris Czerny, « la mémoire d’Odessa [soit] comme un grand miroir brisé dont le touriste nostalgique ramasserait quelques morceaux sur le sol ».

Théâtre d'opéra et de ballet d'Odessa. © CC
Théâtre d’opéra et de ballet d’Odessa. © CC

Françoise Boisgibault


À lire :
Emmanuel de Waresquiel, Le duc de Richelieu (1766-1822), Perrin, 2009 (1990), 504 p.
Éléonore-Adèle d’Osmond, comtesse de Boigne, Récits d’une tante : mémoires de la comtesse de Boigne, née d’Osmond, publiés d’après le manuscrit original par Charles Nicoullaud, Plon, 1907, 505 p.
Michel Lallemand, Histoire de Courteilles, village de Normandie. Le marquis de Courteilles (1696-1767) ; le comte de Rochechouart (1744-1791), le duc de Richelieu (1766-1822), en dépôt chez l’auteur (26 rue Barbet de Jouy. 75007 Paris), 1992, 234 p.

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