
« Poète ardent et peintre parmi les grands (…). Il passa tel un météore : il fut tout en grâce, tout colère, tout mépris. Son âme hautaine d’aristocrate flottera longtemps parmi nous dans le chatoiement de ses beaux haillons versicolores ». C’est ainsi que Paul Guillaume, qui fut son premier marchand, rendait hommage à Amedeo Modigliani après sa mort. Mais quels furent exactement les liens et les affinités entre ce jeune galeriste avide d’art moderne et l’artiste italien réputé maudit ? Au musée de l’Orangerie, une exposition reconstitue, avec la rigueur d’une enquête, ce pan méconnu de la carrière de Modigliani. Entretien avec Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie et co-commissaire de l’exposition.
Propos recueillis par Eva Bensard.
Paul Guillaume et Modigliani sont jeunes lorsqu’ils se rencontrent en 1914. Chacun va-t-il contribuer à faire émerger le talent de l’autre ?
Je n’avais jamais vu les choses de cette façon, mais oui, en effet ! Chacun va conforter l’autre dans sa trajectoire personnelle. Paul Guillaume est un autodidacte, en quête d’une ascension sociale et culturelle. Il a 23 ans lorsqu’il fait la connaissance de l’artiste italien, par l’intermédiaire de l’écrivain Max Jacob. Il est alors en train de construire sa galerie, son réseau d’artistes et sa carrière, et fait des rencontres clés au bon moment, comme celle de Modigliani. Tous deux ont été réformés pour raisons de santé et demeurent à Paris au moment de la Première Guerre mondiale.
Paul Guillaume a-t-il été le découvreur et le sauveur de Modigliani, comme il le racontera plus tard dans ses écrits ?
Ce récit héroïque mérite d’être nuancé, car il est postérieur à la mort de Modigliani. En relisant attentivement la correspondance d’Apollinaire et de Paul Guillaume, on se rend compte que ce dernier ne devient pas tout de suite le galeriste de Modigliani : il faut attendre la fin de l’année 1915. L’a-t-il sorti de la misère, comme il l’affirme ? Là aussi, il a sans doute enjolivé son rôle. Mais il n’en demeure pas moins que son arrivée dans la carrière de Modigliani améliore les conditions de vie de l’artiste, très difficiles lors de sa venue à Paris et encore aggravées par la guerre. Le peintre dessine alors beaucoup sur des coins de table pour gagner sa croûte… Il aurait dit, ainsi que le rapporte le sculpteur Jacob Epstein : « Un bifteck est plus important qu’un dessin. Je peux facilement faire des dessins, mais je ne peux pas faire un bifteck ».

Quels espoirs suscite Paul Guillaume chez le jeune artiste italien ?
Modigliani a réalisé quatre portraits de lui, qui témoignent de leurs liens privilégiés et de l’immense espoir qu’il place dans ce marchand débutant. Sur le premier, conservé au musée de l’Orangerie, Modigliani a peint les mots « Novo pilota » : Paul Guillaume incarne pour l’artiste italien, et pour toute une génération d’artistes fraîchement émigrés à Paris, le « nouveau pilote » de l’art moderne. En outre, ce mécène devient pour Modigliani un soutien moral et matériel. Il l’encourage, lui loue un atelier à Montmartre, rue Ravignan, et fait connaître ses toiles dans les cercles artistiques et littéraires parisiens.
Le marchand acquiert aussi des tableaux de Modigliani pour sa propre collection.
En effet. Après la mort de l’artiste, en 1920, il continue à rechercher activement ses toiles, qui sont largement présentes sur les murs de ses différents appartements. D’après ce que l’on sait, seize peintures et une sculpture de l’artiste sont exposées en 1929 à la galerie Bernheim-Jeune où Paul Guillaume montre sa collection personnelle – soit beaucoup plus que les cinq aujourd’hui en notre possession au musée de l’Orangerie. Et plus d’une centaine d’œuvres de Modigliani seraient passées entre ses mains, c’est considérable ! C’est lui qui assure la postérité posthume de l’artiste, en France mais aussi à l’étranger, en servant d’intermédiaire pour la vente de ses toiles à la Fondation Barnes aux États-Unis.
La rencontre de Modigliani avec Paul Guillaume coïncide avec son abandon soudain de la sculpture au profit de la peinture. Le galeriste joue-t-il un rôle dans ce changement de cap ?
À son arrivée à Paris en 1906, Modigliani est peintre. Mais après sa rencontre avec Constantin Brancusi en 1909, il a une révélation et se consacre presque exclusivement à la sculpture. Puis vers 1914, il rompt brutalement avec cette pratique, et revient à la peinture. Jusqu’à sa mort en 1920, il produit plusieurs centaines de tableaux. Paul Guillaume affirme que c’est grâce à lui qu’intervient ce changement, mais je pense que là encore, il faut relativiser ses propos. En revanche, il est tout à fait possible que le galeriste ait donné à Modigliani un conseil commercial. Sculpter prend beaucoup de temps, cela peut se révéler moins rentable. C’est aussi un art très physique. Or l’artiste était de santé fragile. De plus, il fallait aussi tenir compte de la raréfaction des matériaux due à la guerre.

Quelles affinités réunissent ce marchand éclairé et cet artiste bohème ?
Les deux hommes sont sensibles à la littérature et à la poésie. Paul Guillaume raconte que Modigliani « aimait et jugeait la poésie, non point à la manière froide et incomplète d’un agrégé de faculté, mais avec une âme mystérieusement douée pour les choses sensibles et aventureuses ». L’intérêt commun pour l’art africain, qui était la première passion artistique de Paul Guillaume, est aussi manifeste. Enfin, les deux hommes partagent un même goût pour la figuration.
Quels sont les points forts du parcours de l’exposition ?
Trois des quatre portraits du marchand, peints par Modigliani, seront exceptionnellement réunis. Il y aura aussi une salle dédiée à l’éclectisme, qui évoquera les accrochages qu’appréciait Paul Guillaume : seront confrontées des têtes de femme émergeant du marbre ou du calcaire, sculptées par Modigliani, des peintures modernes de l’artiste, à l’instar de Lola de Valence, un très beau prêt du Metropolitan de New York, et des objets africains. La dernière salle sera également superbe : consacrée à la période méridionale de l’artiste, elle montre à quel point il change de palette, s’imprégnant des teintes cézanniennes. C’est aussi le moment où il abandonne les cadrages resserrés au profit de portraits en pied. Modigliani est alors au sommet de son art !


Pour aller plus loin :
L’Objet d’Art hors-série n° 172
Modigliani, un peintre et son marchand
48 p., 11 €.
À commander sur : www.lobjet-dart-hors-serie.com
« Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand »
Jusqu’au15 janvier 2024 au musée de l’Orangerie
Jardin des Tuileries, côté Seine, 75001 Paris
Tél. 01 44 77 80 07
www.musee-orangerie.fr
Réservation obligatoire sur : www.billetterie.musee-orangerie.fr
Catalogue, coédition musée d’Orsay – musée de l’Orangerie / Flammarion, 160 p., 35 €.
Autour de l’exposition :
Journée d’étude « Modigliani et le marché de l’art parisien (1900-1920) », le mardi 5 décembre 2023 à 10h dans l’auditorium du musée d’Orsay. Avec Thierry Dufrêne, professeur, université de Nanterre, Cécilie Champy-Vinas, directrice du musée Zadkine, et Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie.