
Figure majeure de l’art du XXe siècle et peintre français contemporain le mieux coté au monde, Pierre Soulages s’est éteint ce mercredi 26 octobre, à l’âge de 102 ans. Il avait inauguré un musée consacré à son œuvre dans sa ville natale de Rodez en 2014, et avait célébré ses 100 ans par une exceptionnelle exposition au Louvre, faits rares pour un artiste vivant. Afin de lui rendre hommage, nous vous proposons de vous (re)plonger dans l’entretien qu’il avait accordé à L’Objet d’Art en 2009, à l’occasion de la grande rétrospective organisée par le Centre Pompidou.
Quel outil aurait-il fallu inventer pour tracer la carrière de Pierre Soulages ? Comme un long sillon laissé par le soc d’une charrue dans le noir de la terre, dévoilant au regard les multiples aspérités de la matière et le jeu infini de la lumière qui vient s’y accrocher, son oeuvre se déploie avec une constance et une force remarquables, marqué par l’expérience de l’outrenoir en 1979 et cette quête toujours renouvelée d’explorer tous les possibles de la matière, ce « je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure ». Pierre Soulages évoque sa destinée et son métier de peintre.

Pierre Soulages, Peinture 200 x 266 cm, juillet-août 1956. Huile sur toile. Collection privée. Photo Archives Pierre Soulages, Paris. Photo D.R.
© adagp Paris 2022
« La succession de mes oeuvres m’apparaît non pas comme une fatalité, mais comme une liberté. » Au terme de plus de soixante années de peinture, signez-vous toujours cette phrase ?
C’est vrai. Je signe encore.
Pourtant, lorsqu’on regarde l’ensemble de votre carrière, elle semble guidée par un inéluctable fil conducteur et donne l’impression que, très tôt, vous êtes fatalement attiré par le noir et la matière. Alors, c’est quoi la liberté de l’artiste ?
Je pense que l’on n’échappe pas à ce que l’on est. Ma liberté est à l’intérieur de ce que je suis, et ce que je suis change avec ce que je fais. La liberté, c’est de pouvoir faire ce qu’on a envie de faire, mais cela ne veut pas dire n’importe quoi. Il y a toujours des limites à la liberté. La liberté sans limites n’existe pas.
De nombreuses anecdotes familiales – devenues presque légendaires – et dont Pierre Encrevé s’est fait l’écho, soulignent votre vocation précoce, comme celle où, enfant, vous peigniez la neige. Quand avez-vous réellement décidé de devenir peintre ?
Pierre Encrevé est venu un jour interviewer une vieille cousine (qui avait 100 ans et qui est morte à 102 ans) pour la faire parler de moi. Elle a commencé à lui raconter l’histoire de la neige : j’avais environ 5 ans, on m’a demandé ce que je peignais et j’aurais alors répondu : « De la neige », déclenchant une explosion de rires autour de moi. J’ai dit à ma cousine : « Arrête Marthe, ça suffit, cette histoire a déjà été racontée mille fois ! » Or, je ne me souviens absolument pas de cette histoire, même si je pense qu’à l’époque je devais essayer de faire du papier plus blanc, rendu plus lumineux par contraste avec le noir, comme de la neige. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours aimé peindre. Enfant, je trempais toujours mon pinceau dans l’encre, et les adultes ne comprenaient pas pourquoi je préférais le noir à la couleur. Mais ce que Marthe n’a pas raconté, c’est ce qui m’est arrivé à Conques quand j’avais 13 ou 14 ans et que j’étais au lycée. Nous visitions l’abbatiale avec la classe, et le professeur parlait de la gaucherie des sculptures du tympan. La gaucherie ! Je ne trouvais pas cela gauche du tout ! Et je suis entré dans l’abbatiale, j’ai alors été transporté par la beauté du lieu et des proportions. Je me suis tourné vers un copain et je lui ai dit : « Tu vois, ça, c’est la musique des proportions ! » Et alors, j’ai compris qu’une chose compte dans la vie : l’art ; que tous les adultes que je connaissais perdaient la leur à la gagner, qu’ils n’aspiraient qu’à une chose : le dimanche (à l’époque c’était le seul jour de congé), et que, le dimanche, ils avaient l’air de s’ennuyer, ils ne savaient pas quoi faire, et le lundi, leur labeur recommençait. Je n’ai pas voulu être de ces damnés-là. Je savais que je ferais de la peinture mais je me suis bien gardé de le dire à ma mère et à ma soeur. J’ai grandi avec deux mères : ma mère biologique et ma soeur qui avait quinze ans de plus que moi. Quand j’ai enfin avoué mon intention à la famille, il y a eu un drame, mais ensuite les choses se sont arrangées.
Léonard de Vinci conseillait à ses disciples d’imaginer des formes dans les taches de boue pour développer leur imagination. Enfant, vous aviez l’impression de vous enraciner dans « l’épaisseur du monde » en regardant une tache de goudron et étiez déçu lorsque la forme d’un coq s’y dessinait. Puis vous avez écrit : « Je ne dépeins pas, je peins. Je ne représente pas, je présente. » Est-ce une condamnation sans appel de l’art figuratif ?
Je regardais la tache par la fenêtre quand je faisais mes devoirs d’écolier. Elle était de l’autre côté de la rue. Et un jour, la tache s’est transformée en coq ! Je me suis demandé quel mauvais plaisantin avait transformé ce que j’aimais. Ce coq, que mon imagination avait plaqué dessus, appauvrissait terriblement ce que je ressentais. Et j’ai traversé la rue, la tache a alors resurgi, avec sa vraie qualité de chose. Je connais les chefs-d’oeuvre de l’art figuratif, et je les admire. À commencer par ceux de la préhistoire et de l’art roman, auxquels j’ai été sensible dès mon adolescence. Je ne comprenais pas pourquoi l’éducation que je recevais au lycée se focalisait sur une période excessivement étroite. On parlait du Quattrocento et de la Renaissance italienne comme du début de la peinture, sans évoquer la peinture au Moyen Âge, alors que l’on admirait l’art gothique et que l’on commençait à s’intéresser à l’architecture de l’art roman, mais aucunement à la peinture, à l’exception des vitraux. Même si j’aime beaucoup Giotto, je trouvais déjà que c’était une histoire de l’art limitée, orientée vers une représentation illusionniste, qui est allée à l’illusion de la profondeur par la perspective. C’est alors que j’ai rencontré la peinture romane, Saint-Savin, Tavant – que, aujourd’hui encore, presque personne ne connaît – et j’ai, en remontant le temps, connu Pech Merle, Altamira, peintes il y a plus de 180 siècles ; il y a aussi Lascaux, Chauvet (340 siècles), alors que notre culture judéo-chrétienne n’en couvre que 26 depuis la Bible et 20 seulement depuis Jésus-Christ ! Qu’était-ce que cette manière de nous enfermer ? Je suis parti à la recherche de tout ce que l’humanité avait produit avant. Et cela m’a rendu libre, figurez-vous.

Est-ce cette étroitesse de l’enseignement académique qui vous a fait, en 1939, refuser d’entrer à l’école des Beaux-Arts de Paris, alors que vous y étiez admis ?
L’école des Beaux-Arts, c’est une aventure involontaire. Je voulais être professeur de dessin. J’ai perdu mon père à l’âge de 5 ans et ma mère est restée veuve ; il fallait que je gagne ma vie. Ma soeur était professeur de philosophie, je la voyais toujours préparer ses cours et corriger ses copies : je me disais que, professeur de dessin, j’irais enseigner les mains dans les poches, et que j’aurais plus de temps pour peindre. Je me suis donc inscrit à Paris dans une école de dessin, où le professeur a mis une note extravagante, la plus haute, au premier dessin que j’ai fait, trois croquis d’une femme nue. Le jour de la correction, j’arrive en retard – j’étais provincial et m’étais trompé de métro – et tous les élèves m’attendaient : il y en avait beaucoup, car plusieurs classes étaient réunies ! Le professeur me demande alors de venir le trouver à la fin du cours et me dit : « Le professorat de dessin, ce n’est pas pour vous. » Je proteste en lui expliquant : « Il faut que je gagne ma vie », et il me rétorque : « Faites ce que je vous dis et, votre vie, vous la gagnerez. Le concours de l’École nationale supérieure des beaux-arts est dans trois mois ; vous le passez et vous préparez le prix de Rome. La perspective, l’histoire de l’art… tout cela s’apprend, je vous ferai aider par untel ou untel qui vous donnera des conseils. » Trois mois après, j’ai passé le concours et j’ai été admis. À cette occasion, j’ai vu ce qu’on faisait dans cette école, et j’ai aussitôt pris le train pour Rodez ! Cela a été un nouveau drame, car ma soeur ne comprenait pas que je refuse d’entrer dans une école nationale supérieure après y avoir été admis en sortant directement du lycée : elle trouvait que c’était de l’orgueil mal placé ! Je lui ai dit que c’était le bon sens, mais elle n’y a pas cru. Je n’avais continué les épreuves du concours jusqu’au bout que par déférence envers mon professeur. Il y avait une exposition Picasso à ce moment-là à Paris : sa façon de peindre me paraissait plus proche de l’art roman, des émaux de la châsse de sainte Foy de Conques, que l’enseignement des Beaux-Arts. Cézanne me paraissait aussi beaucoup plus intéressant. Et puis il y a eu la guerre. Comme j’avais été admis dans une grande école, je me suis retrouvé élève officier. Après la défaite de 1940, il y a eu le STO et j’aurais dû partir en Allemagne. Je suis devenu « insoumis » – on dit maintenant « réfractaire » – et j’ai vécu toute cette période avec de faux papiers d’agriculteur. Les gens m’ont aidé et j’ai eu beaucoup de chance. Je me suis marié en octobre 1942 avec une personne ayant les mêmes goûts que moi et les mêmes interrogations artistiques. C’est avec elle que je vis depuis et, pour un artiste, dit-on, c’est rare !
Après Conques, l’autre grande révélation de votre vie de peintre a été cette nuit de 1979, où, après avoir bataillé pendant plusieurs heures avec une toile, vous avez porté un nouveau regard sur votre peinture. Pouvez-vous alors parler d’une expérience spirituelle ?
J’ai souvent raconté cette nuit de 1979où je peignais, travaillant depuis des heures à un tableau que j’étais en train de rater. Comme je ne suis pas masochiste, je me suis dit que, si jecontinuais à travailler dans ce sens-là, c’est qu’il y avait en moi quelque chose de plus fort qui me poussait à continuer. Mais j’étais épuisé et je suis allé dormir. À mon réveil, je me suis rendu compte que ce que je faisais était nouveau pour moi, c’était une autre peinture : ce n’était plus le noir qui comptait mais la lumière réfléchie par le noir, la lumière venant de la couleur qui est la plus grande absence de lumière – ce n’était surtout pas un phénomène optique mais quelque chose de très profond, allant loin en moi. L’art ne peut se réduire à un phénomène optique. Cela a été une expérience intérieure, à la fois intellectuelle, spirituelle, bien qu’aucun de ces adjectifs ne convienne tout à fait. Par ce nouveau regard, cette manière de voir le noir atteignait un autre champ mental que celui du noir, je l’ai appelé alors outrenoir désignant ainsi, comme le font « outre-Rhin », « outre-Manche », etc., un autre pays.

Pensez-vous que les toiles que vous aviez réalisées avant 1979 avaient préparé cette révélation, ce « combat avec l’ange » pour reprendre l’expression de Pierre Encrevé ?
Plutôt que l’expression de Pierre Encrevé, un « combat avec l’ange », je citerais la parole de saint Jean de la Croix : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrais, sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure. » C’est ce qui est arrivé cette nuit de 1979. Mais je me reconnais aussi tout à fait dans mes oeuvres antérieures ; je signe tout ce que j’ai fait. Ce dont je me suis rendu compte bien après le choix du noir dans mon enfance, c’est que des hommes dans les temps les plus anciens de l’humanité allaient peindre, il y a 340 siècles, et pendant des siècles, dans les endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu des grottes, pour peindre avec du noir, du charbon de bois soigneusement broyé, alors qu’il leur aurait suffi de prendre n’importe quelle pierre blanche pour marquer ce qu’ils voulaient sur une paroi. Je ne cherche pas à comprendre pourquoi, mais je constate que le noir est une couleur d’origine de la peinture. Et celle aussi de notre origine. C’est tout de même étonnant. Avant la lumière, le monde était noir. Avant de naître, de « voir le jour », nous sommes dans le noir. Que la lumière vienne du noir a probablement des significations intéressantes.
Vous citez l’art roman, préhistorique, Cézanne, Picasso, mais votre oeuvre, même antérieur aux outrenoirs, ne montre aucun rapport avec ces formes d’expression ou ces artistes, aucune tentative de faire « à la manière de », comme font beaucoup de peintres avant de trouver leur voie.
Non, parce que le seul rapport que j’ai, c’est avec moi-même. Je n’ai jamais essayé de singer Picasso, Cézanne ou l’art roman. On peut se mettre « à l’école de », mais cela n’a pas été ma voie. Mes seules interrogations ont porté sur les techniques artistiques. J’ai bien connu un restaurateur de tableaux qui m’a initié à la technique des moines du mont Athos, à celle de la peinture romane, à la peinture à l’oeuf. Je me suis interrogé sur le rapport qu’il y a entre la matière et l’art qui naît de cette matière-là. Parce qu’il y a toujours un rapport étroit entre l’un et l’autre. Par exemple, sur un mur vertical, on ne peut pas peindre avec une peinture très liquide, sinon elle ruissellerait.
Comment avez-vous vous-même évolué au regard de ces techniques ? Vous utilisez le brou de noix pour peindre sur papier ; travaillez-vous vos toiles toujours à l’huile, à l’acrylique, et que vous apportent ces différents médiums ?
Le brou de noix m’apporte la rapidité, l’immédiateté, l’impossibilité de me corriger : c’est une matière qui ne permet pas de revenir en arrière. Elle a tout à la fois des transparences et des opacités chaudes que j’aime. Pour différentes raisons, je travaille aujourd’hui mes toiles à l’acrylique, mais ce n’est pas celle que l’on trouve dans le commerce ! L’huile ne me convenait pas tout à fait, mais l’acrylique non plus. Je m’adapte à ce que je désire. L’huile crée des problèmes, mais elle a un avantage : elle permet aussi la transparence et l’opacité. C’est Raoul Dufy qui me disait cela. Quant j’étais jeune, j’avais deux camarades de galerie : Raoul Dufy et Fernand Léger, que je désolais parce que j’étais abstrait – lui était communiste et figuratif – mais il m’aimait bien. Dufy m’a dit un jour : « Toi, tu as compris ce qu’est la peinture à l’huile, à la fois la transparence et l’opacité. Beaucoup de tes camarades ne voient que l’opacité. » Cela correspondait à ce que je faisais à cette époque. Maintenant, je travaille à l’acrylique, et j’utilise la réflexion de la lumière, ce qui est encore autre chose.
Avez-vous, pour travailler, créé aussi beaucoup d’outils ?
C’est mon désir qui en est l’origine, souvent dans l’instant, au cours du travail ; j’ai utilisé des morceaux de semelles de cuir, des bouts de bois, des morceaux de cartons, parce que très vite je me suis aperçu que l’outil ouvre un certain nombre de possibilités, mais pose aussi des limites. Certains conduisent même vers ce que pourquoi ils ont été créés. Si on prend un pinceau chinois pour faire des feuilles de bambou, il fait naturellement des feuilles de bambou. Il y a une correspondance étroite entre ce que produit l’outil et sa forme. C’est le propre de l’artisanat. J’ai été sauvé de cet artisanat par la connaissance des artisans dans mon enfance. Je suis né dans une rue où il y avait d’un côté tout ce que la société compte d’un peu oppressant : le palais de justice, l’hôpital, la prison, la gendarmerie, quelques maisons, un asile d’aliénés, la caserne. En face, en sens inverse, venaient un bistrot, le carmel, et puis les artisans : ceux du bois, ceux du fer, du cuir, un mécanicien, un tailleur, la maison où je suis né, puis un forgeron. J’ai compris ainsi très tôt la différence fondamentale qu’il y a entre un artisan et un artiste. Un artisan sait où il va, connaît l’objet qu’il va fabriquer, le matériau qu’il va utiliser, et le chemin par lequel il va y arriver. Il va vers l’objet qu’il a décidé de produire. Un artiste va par des chemins qu’il peut connaître, ou qu’il invente, vers ce qu’il ne connaît pas, le « je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure ».

Lausanne, collection Alice Pauli © Jacques Bétant © adagp Paris 2022
Mais aujourd’hui, lorsque vous peignez, est-ce toujours une bataille avec la matière comme lors du premier outrenoir, ou avez-vous une idée préconçue ?
Il peut y avoir à l’avance une vague idée, plutôt un désir, mais pas toujours ! Et quand il y a une idée et que je commence à peindre, j’y échappe. C’est très rare que je suive la même voie : la peinture a plus d’imagination que moi. Je laisse faire la matière… mais je la contrôle ! C’est-à-dire que si elle me propose quelque chose qui m’intéresse, je vais plus loin. Si elle me déçoit, j’arrête là.
Doutez-vous alors ?
Douter de quoi ? Si je trouve mauvais ce que je fais, j’abandonne ou je jette, et parfois je me trompe.
Détruisez-vous beaucoup de vos toiles ?
À certaines périodes, j’ai beaucoup détruit mes oeuvres ; à d’autres moins. Je trie, je brûle celles avec lesquelles je ne suis pas en accord. Mais pas les châssis – je les récupère. J’aime peindre et je vais à la rencontre de ce qui peut arriver ; je cherche toujours. Et puis je ne suis que le premier regardeur de mes tableaux. Mes toiles deviennent de l’art à partir du moment où elles sont vues et qu’elles fonctionnent pour un autre. Quand je peins, je peins pour moi, mais le point de vue de l’autre m’intéresse. J’ai écrit et je pense qu’une peinture c’est un ensemble de formes assemblées, comme le disait déjà Maurice Denis, mais j’ajoute : un ensemble sur lequel viennent se faire et se défaire les sens qu’on lui prête. La réalité d’une oeuvre, c’est un triple rapport entre la chose qu’elle est – architecture, peinture ou autre –, celui qui l’a faite et celui qui la regarde. Et ce triple rapport varie d’abord, non pas avec l’auteur de l’oeuvre, la chose qu’est cette oeuvre, mais avec celui qui la regarde et qui est toujours différent.
Vous travaillez très souvent sur des grands formats, et souvent vous n’accrochez pas vos oeuvres sur des cimaises, mais vous les pendez. Pourquoi ?
Le grand format change le sens de la peinture. Un centimètre carré de peinture n’a pas le même sens qu’un mètre carré. Gauguin disait qu’un kilo de vert était plus vert que cent grammes du même vert, marquant bien par là que la quantité change la qualité. C’est ce qui se passe quand un peintre en bâtiment fait choisir la couleur d’un mur sur un nuancier ; le résultat final n’a souvent pas grand-chose à voir avec l’impression donnée par l’échantillon. Il en est de même pour l’accrochage : je trouve qu’une toile sur un mur, c’est comme une fenêtre, un rectangle retranché au mur. La fixer dans l’espace sur un câble montre la « chose » qu’elle est. Quand j’ai présenté ainsi mes toiles, Michel Laclotte et Georges Duby m’ont dit chacun de leur côté que je retrouvais la tradition du retable. Je n’y avais pas pensé, mais j’ai toujours revendiqué l’existence de la peinture comme chose.

Huile sur toile, collection particulière. Photo François Walch D.R. © adagp Paris 2022
Entre vos premiers outrenoirs et ce que vous faites maintenant, comment définiriez-vous l’évolution de votre peinture ?
Je n’aime pas regarder longtemps celles que j’ai déjà peintes, je préfère penser et rêver à celles que je pourrais faire demain. Ce matin, j’avais des collectionneurs dans mon atelier. Ils m’ont demandé le tableau que je garderais, si je devais n’en garder qu’un seul. J’ai aussitôt répondu : « C’est le tableau que je vais faire. »
Que vous apporte alors la consécration d’avoir une grande rétrospective au Centre Pompidou, un musée à Montpellier, et bientôt un autre à Rodez ?
À Beaubourg, je serai, m’a-t-on dit, le premier artiste vivant à bénéficier de ce lieu d’une si grande ampleur. Je ne voulais pas avoir de musée dédié exclusivement à l’ensemble de mon oeuvre ; je trouve que les musées consacrés aux artistes contemporains ont une durée de vie de trois ans environ. Ensuite plus personne ne les visite. C’est ce qu’aurait voulu faire le maire de Montpellier, d’abord en m’offrant l’ancienne mairie, puis l’ancien couvent des Ursulines, un endroit très beau, et enfin un musée d’art contemporain construit ex nihilo, comme le musée Guggenheim à Bilbao ! J’ai fini par lui dire qu’à exposer mes tableaux, je préférerais les voir liés à une collection existante. Alors il m’a amené au musée Fabre en me montrant qu’il n’y avait plus de place. Lorsque je me suis arrêté devant les gradins dressés pour le festival de danse sur le côté du musée Fabre, il m’a lancé : « Ça vous plairait un espace comme cela ? » – « Oui. » Dix ans après, le projet a vu le jour. La Ville m’avait déjà acheté deux grands tableaux, et je lui ai dit : « Si vous m’offrez cet espace-là, je ferai une donation à la Ville : une vingtaine de tableaux et une dizaine d’autres en dépôt. » Et puis le maire de Rodez est venu me voir à son tour et m’a demandé ce que je faisais des cartons des vitraux de Conques. Pour moi, c’étaient des instruments de travail et non des oeuvres mais, m’a-t-il expliqué, « Conques, qui avait 300 000 visiteurs par an avant vos vitraux, en a maintenant 500 000, et ce serait intéressant de leur montrer vos cartons. » Et il me parle aussi de mes autres travaux, de mon expérience de graveur… car il connaissait bien mon travail. Mais je n’ai pas voulu faire à Rodez ce que j’avais refusé au maire de Montpellier ! Je n’ai donc accepté le musée à Rodez qu’à la seule condition qu’il soit en liaison avec les vitraux de Conques. Ce qui sera montré, c’est surtout mon travail de recherche et de préparation pour les vitraux de l’abbatiale de Conques, auquel s’ajouteront l’ensemble de mon oeuvre imprimé, des brous de noix et quelques exemples de peinture. Mais j’ai exigé qu’il y ait absolument 500 m2 de surface minimum pour les expositions temporaires importantes.
Vous avez expérimenté le vitrail, la gravure, la tapisserie même, et vous créez des peintures dont la matière les transforme presque en bas-reliefs tant parfois vous la creusez : votre travail pourrait presque s’apparenter à celui d’un sculpteur. Alors comment vous définissez-vous ?
J’ai fait les vitraux à Conques sans passer par des esquisses peintes, mais directement conçus avec la lumière à partir du verre qui sert à leur réalisation, et j’ai refusé beaucoup de commandes. En peinture, ce n’est pas le relief, la troisième dimension matérielle, qui me guide mais la réflexion de la lumière sur les états de surface de la couleur noire. C’est une tout autre démarche que celle de l’espace pour un sculpteur. Je travaille la lumière. Je suis peintre et c’est tout.
Propos recueillis par Jeanne Faton et Frère Philippe Markiewicz
Entretien paru dans L’Objet d’Art hors-série n°47, octobre 2009.