
Hommage aux copistes et enlumineurs, l’exposition « Trésors enluminés de Suisse » ouvre enfin au public à la Fondation Martin Bodmer. Prévue en 2020, elle a dû être reportée en raison de l’épidémie de Covid-19. Environ 70 manuscrits remarquables, composés entre le IIIe et le XVIe siècle, sortent de leurs réserves jusqu’à cet été.
Cette exposition était prévue en même temps sur deux sites, elle a finalement eu lieu avec un certain décalage : en 2019-2020, dans le cadre somptueux de la biblio- thèque baroque de l’abbaye de Saint-Gall, fondée en 613, ont été présentés des manuscrits sacrés : « L’art de l’enluminure a en effet trouvé sa naissance et son épanouissement dans les scriptoria monastiques chargés de reproduire et de conserver la Parole divine ou ses commentaires », explique Nicolas Ducimetière, vice-directeur de la Fondation Martin Bodmer et co-commissaire de l’exposition avec Brigitte Roux. Cet axe sera développé dans le prochain numéro d’Art & Métiers du Livre grâce à une visite de la bibliothèque et de ses fonds précieux. Quant à la Fondation Martin Bodmer, elle expose en majorité des manuscrits profanes « témoignant à la fois, poursuit-il, de la survie et de la conservation du savoir antique gréco-latin, mais aussi de la naissance et de la diffusion des nouvelles œuvres en langues vernaculaires. Les érudits et pré-humanistes médiévaux étaient soucieux de retrouver les témoignages de la période romaine, envisagée comme un âge d’or.

La collection de Plutarque
Le poète Pétrarque, tout en étant l’un des pères fondateurs de la langue italienne moderne, était féru de textes latins anciens et possédait une importante collection de manuscrits déjà vieux de plusieurs siècles. On y relevait notamment un recueil d’œuvres oratoires de Cicéron, classique d’entre les classiques, copié dans le nord de l’Italie au Xe siècle. Le sauvant de la destruction (un rat avait commencé à en grignoter les bons feuillets de parchemin), Pétrarque en annota de sa main, selon son habitude, quelques passages cruciaux. L’apparition de lecteurs ignorant le latin, bien qu’appartenant à la haute aristocratie, encourage la diffusion des textes en langues vulgaires. Il peut s’agir de traductions à partir du latin – comme le De casibus virorum illustrium de Boccace traduit en français par Laurent de Premierfait ou le Solatium ludi de Jacques de Cessoles –, mais aussi et surtout d’œuvres originales composées directement dans ces idiomes jusqu’alors déconsidérés. À côté de plusieurs romans du cycle arthurien et de la “matière de Bretagne” (Lancelot propre, Tristan en prose, Prophéties de Merlin en prose, Estoire del Graal) est ainsi montrée la version allemande parThüring von Ringoltingen du roman français Histoire de la belle Mélusine, un manuscrit sur papier copié à Bâle en 1471. »

Un vaste panorama culturel
Une autre source d’ouvrages magnifiquement enluminés provient de commandes des villes riches et puissantes de Suisse destinées à raconter les épisodes glorieux de leur histoire. On peut citer la Spiezer Chronik, composée à Berne entre 1484 et 1485 par le compilateur et copiste Diebold Schilling l’Ancien à la demande du bourgmestre Rudolf von Erlach. L’exposition montre ainsi un vaste panorama culturel, géographique, historique et esthétique car, si une majorité d’ouvrages ont été copiés et enluminés en Suisse, en particu- lier grâce au réseau des monastères, d’autres, issus de biblio- thèques d’humanistes et d’érudits, proviennent des pays limitrophes. Héritier de ces pionniers – commanditaires ou collectionneurs –, le Zurichois Martin Bodmer (1899-1971), installé à Genève après sa nomination comme vice-président du Comité international de la Croix-Rouge en 1947, a pris soin d’accueillir dans sa bibliothèque dédiée à la Weltliteratur de nombreux manuscrits médiévaux.

Marie Akar
« Trésors enluminés de Suisse »
Jusqu’au 9 juillet 2023 à la Fondation Martin Bodmer
Route Martin Bodmer 19, Cologny (Genève)
Tél. 00 41 22 707 44 33
www.fondationbodmer.ch
Catalogue, Silvana Editoriale, 392 p., 45 €.