Après « Paris romantique » et « Paris 1900 », le Petit Palais termine son exploration de l’art dans la capitale avec « Le Paris de la modernité ». À travers un parcours varié de près de 400 œuvres (tableaux, sculptures, photographies, films, décors, costumes…), l’exposition plonge le visiteur dans vingt années d’intense créativité, de 1905 à 1925.
Dans son atelier du Bateau-Lavoir, entouré de ses sculptures africaines, Picasso travaille à une nouvelle esquisse, un visage aux grands yeux en amande, qui semble taillé à la serpe. Nous sommes en 1905, Les Demoiselles d’Avignon sont en gestation, et le jeune homme, arrivé quelques années plus tôt d’Espagne, est loin d’imaginer qu’il est sur le point de révolutionner l’histoire de l’art occidentale. Pour l’heure, il pense surtout à chauffer son réduit, car il fait un froid de canard, l’hiver, dans cette grande baraque en bois, royaume des avant-gardes autant que des courants d’air. Mais le loyer modique et l’atmosphère qui règne dans cette cité d’artistes – mélange d’émulation et d’entraide – compensent le manque de confort, et des peintres du monde entier atterrissent sur la Butte (du Hollandais Kees van Dongen à l’Italien Amedeo Modigliani, en passant par le Mexicain Diego Rivera). Bienvenue dans le village de Montmartre qui, avec ses artistes fauchés et ses cabarets bohèmes – comme Au Lapin agile, dont on peut admirer la célèbre enseigne – , ouvre le grand bal de la modernité au Petit Palais.
Paris est une fête !
Ville d’asile, cosmopolite, festive et fantasque, Paris pétille et rayonne en ce début du XXe siècle. Dans ses ateliers s’expérimentent de nouveaux langages, qui dynamitent les formes (à l’instar du cubisme) et les conventions. Après le Bateau-Lavoir, c’est vers la Ruche (passage Dantzig, dans le XVe), tout près de Montparnasse, que convergent les peintres et les sculpteurs, pour beaucoup des Juifs russes ou d’Europe de l’Est, qui fuient la misère, les pogroms et l’antisémitisme. Ils ont pour nom Marc Chagall, Ossip Zadkine, Chaïm Soutine. En quelques années à peine, la Ville Lumière se transforme en phare de l’art mondial. Les mouvements d’avant-garde s’y multiplient à une vitesse étourdissante. Le progrès technique lui aussi s’emballe, et fournit une nouvelle source d’inspiration à cette jeunesse avide de nouveautés. Marcel Duchamp s’exclame, en visitant un salon dédiée à l’aviation, alors en plein développement : « c’est fini la peinture, qui ferait mieux que cette hélice ? ».
La beauté du progrès
L’une des grandes réussites de l’exposition consiste à présenter, aux côtés des œuvres d’art, des objets emblématiques des bouleversements qui affectent alors la société française toute entière. La roue de bicyclette de Duchamp voisine ainsi avec un modernissime vélo pliant, tout juste inventé, et les formes aérodynamiques du Cheval majeur de Raymond Duchamp-Villon, avec une automobile Peugeot dernier cri, et un aéroplane, dont les ailes ont dû être démontées pour passer les portes du Petit Palais. La quête de modernité gagne tous les domaines. Le couturier Paul Poiret libère la femme du corset et insuffle une nouvelle souplesse au vêtement féminin. L’architecte Auguste Perret construit un théâtre en béton armé (celui des Champs-Élysées), dont l’esthétique épurée annonce l’Art déco. Même les spectacles – ceux des Ballets russes, troupe qui se produit à Paris et révolutionne la danse classique –, sont à la pointe de l’innovation et font scandale par leur audace.
1914-1918, « il n’y a pas plus cubiste que cette guerre-là »
Mitraille et déluge d’obus : la Grande guerre fait éclater une autre modernité, celle des machines à tuer, à la mécanique mortellement performante. Engagé dans l’artillerie, Fernand Léger témoigne : « Il n’y a pas plus cubiste que cette guerre-là qui te divise plus ou moins proprement un bonhomme en plusieurs morceaux et te l’envoie aux quatre coins cardinaux ». À travers des photographies étonnantes (le Grand Palais transformé en centre de rééducation pour les militaires) et des tableaux peu connus (comme ceux consacrés aux tirailleurs sénégalais), l’exposition raconte l’horreur de la guerre, en se focalisant sur le destin des artistes installés à Paris. Des étrangers choisissent de combattre pour la France (comme Zadkine), et certains y laissent leur peau tel le poète Apollinaire. Les femmes s’engagent aussi : l’artiste russe Marie Vassilieff se forme comme infirmière à la Croix Rouge, mais, n’étant pas appelée, elle se rend utile autrement, et transforme son atelier de l’avenue du Maine en cantine pour les artistes dans la dèche. Cette jeune femme énergique et touche-à-tout (peintre, décoratrice, designer, costumière) fut l’une des grandes figures du Paris des années 1910-1920 – au même titre que Joséphine Baker, Tamara de Lempicka, Chana Orloff ou Kiki de Montparnasse – avant de sombrer dans l’oubli. L’un des mérites de l’exposition est de redonner une juste place à ces actrices à part entière de la modernité.
Eva Bensard
« Le Paris de la modernité, 1905-1925 »
Jusqu’au 14 avril 2024 au Petit Palais
Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris
Avenue Winston Churchill, 75008 Paris
Tél. 01 53 43 40 00
www.petitpalais.paris.fr
Catalogue, Paris Musées, 368 p., 49 €.