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Retour sur l’acquisition d’un manuscrit majeur de Rousseau par la Fondation Bodmer

Page de titre de la Lettre à d’Alembert sur son article « Genève ». Rousseau se présente comme un simple « citoyen de Genève » face à d’Alembert paré de tous ses titres. © Fondation Martin Bodmer / Naomi Wenger
Page de titre de la Lettre à d’Alembert sur son article « Genève ». Rousseau se présente comme un simple « citoyen de Genève » face à d’Alembert paré de tous ses titres. © Fondation Martin Bodmer / Naomi Wenger

Le 12 février dernier, en présence de Laurence Gros, présidente du conseil de la Fondation, et du professeur Jacques Berchtold, directeur de la Fondation, était présenté au public le manuscrit de la Lettre à d’Alembert « sur les spectacles », désormais à la disposition des chercheurs du monde entier.

C’est en octobre 2021 que la maison Christie’s prend contact avec le directeur de la Fondation Bodmer, le professeur Jacques Berchtold, éminent spécialiste de l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau. En effet, un manuscrit majeur du philosophe va être mis en vente par son possesseur qui désire rester anonyme. Le directeur contacte alors la bibliothèque de Genève et le conseil de la Fondation. L’État français donne l’autorisation de sortie du territoire : c’est une chance unique qu’un manuscrit de cette importance ne soit pas acquis par un particulier mais par une institution publique qui, en le numérisant, va le rendre consultable par tous. Car, depuis le début des années 1970 et la mort de Bernard Malle, son dernier propriétaire connu, ce manuscrit avait disparu. Grâce à un financement privé, le conseil de la Fondation Bodmer réussit à réunir les fonds pour procéder à l’acquisition. Le petit volume est aujourd’hui visible dans une vitrine du musée.

Un volume modeste mais précieux

Ce n’est qu’un modeste volume de 19 cm sur 13, aux pages couvertes recto verso par souci d’économie. L’écriture est régulière, peut-être parce que Rousseau avait l’habitude de recopier des partitions de musique pour gagner sa vie. À l’origine, il s’agissait de 79 feuillets volants envoyés par la poste le 14 mai 1758 par l’auteur à son éditeur Marc-Michel Rey. Le premier se trouvait alors à Montmorency, au nord de Paris, le second avait installé son imprimerie à Amsterdam pour contourner la censure à l’œuvre dans le royaume de France. À une époque où les voyages étaient si peu sûrs, ces quelques feuilles de papier auraient pu dix fois se perdre. Mais elles arrivèrent à bon port et Marc-Michel Rey lut immédiatement le texte prêt à l’impression, avec ses ratures, ses repentirs et ses ajouts. L’éditeur-imprimeur se mit en devoir de le faire composer par des typographes. On constate en effet à leur état que les feuillets ont été beaucoup manipulés. De plus, ils comportent quelques marques destinées au repérage nécessaire à leur impression. Mais à la fin du mois de mai et au début du mois de juin, Rousseau envoie de nouveaux courriers, ajoutant des pages, rectifiant des passages sur 19 feuillets supplémentaires. Le montage du texte final est achevé et la Lettre à d’Alembert paraît, rencontrant un écho considérable en Europe en cette fin d’année 1758. Marc-Michel Rey fait alors relier l’ensemble des feuilles volantes et les « paperolles » – des ajouts successifs –, constituant ainsi le seul manuscrit de ce texte parvenu miraculeusement jusqu’à nous après avoir été acheté par un libraire français, puis par une famille de l’aristocratie. Il y resta jusque dans la seconde moitié du XXe siècle, avant d’être conservé entre les mains de Bernard Malle puis, finalement, du mystérieux dernier possesseur.

Maurice Quentin de La Tour (1704-1788), Portrait de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), vers 1763. Pastel sur papier bleu marouflé sur toile, 46,5 x 38 cm, musée d’Art et d’Histoire, Ville de Genève, legs JeanCharles Coindet, 1876, inv. 1876-0009. © MAH, Ville de Genève.
Maurice Quentin de La Tour (1704-1788), Portrait de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), vers 1763. Pastel sur papier bleu marouflé sur toile, 46,5 x 38 cm, musée d’Art et d’Histoire, Ville de Genève, legs JeanCharles Coindet, 1876, inv. 1876-0009. © MAH, Ville de Genève.

Les raisons de l’acquisition

La Fondation Bodmer, qui ne possédait jusqu’à présent qu’un manuscrit mineur de Jean-Jacques Rousseau, un texte de jeunesse préfigurant l’Émile, a souhaité recueillir le document pour deux raisons principales. La première tient à la pensée de Jean-Jacques Rousseau. Martin Bodmer (1899-1971), collectionneur avisé à l’origine de la bibliothèque exceptionnelle de la Fondation, classée « Mémoire du monde » par l’Unesco en 2015, fut très influencé par Goethe, qui fut lui-même très influencé par Jean-Jacques Rousseau. L’idée d’une paix universelle entre les hommes qui traverse l’œuvre de ces deux auteurs se retrouve dans l’action menée par Martin Bodmer pendant la Seconde Guerre mondiale, le secours intellectuel aux prisonniers de guerre qui consiste à leur envoyer des livres afin qu’ils trouvent la force de vivre dans les camps de prisonniers, quelle que soit la longueur de leur captivité. Goethe, auteur germanophone, et Rousseau, écrivain francophone, illustrent également l’idée chère à Bodmer d’une culture mondiale créant, grâce à la traduction, des passerelles entre les peuples afin de gommer l’ignorance qu’il estime génératrice de conflits. La seconde raison pour laquelle la Fondation a décidé d’acquérir ce livre est que Jean-Jacques Rousseau en a rêvé. À l’âge de 16 ans, le philosophe quitte Genève où il est né pour tenter sa chance en France. Il se fait connaître par ses créations musicales et par deux textes majeurs : le Discours sur les sciences et les arts et le Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes. Il se lie d’amitié avec Diderot et d’Alembert, qui lui commandent 400 articles de musicologie pour leur grand projet d’encyclopédie. En septembre 1757, il reçoit le 7e volume de l’encyclopédie, la lettre G, dans lequel se trouve l’article « Genève ». Il constate qu’il est signé d’Alembert. C’est un premier affront pour lui, Genevois d’origine quand d’Alembert est un Parisien. De plus, il est choqué par le contenu de cet article qui exhorte les Genevois à reconnaître qu’ils ne sont plus calvinistes mais déistes, et les encourage à renoncer à l’interdiction des théâtres dans leur ville. Derrière la signature de d’Alembert, Rousseau reconnaît l’influence de Diderot avec lequel il s’est brouillé, mais aussi de Voltaire qui, très imbu de ses tragédies, les fait jouer dans les théâtres privés qui ceinturent la ville de Genève.

Le document acquis par la Fondation Martin Bodmer est la copie autographe que Rousseau a envoyée pour publication à son éditeur en 1758. © Fondation Martin Bodmer / Naomi Wenger
Le document acquis par la Fondation Martin Bodmer est la copie autographe que Rousseau a envoyée pour publication à son éditeur en 1758. © Fondation Martin Bodmer / Naomi Wenger

L’importance de ce manuscrit

Réchauffé « au feu de son cœur uniquement » en ce glacial hiver 1757-1758, Rousseau rédige une lettre publique à d’Alembert dans laquelle il attaque la tragédie qui sème le trouble des mauvaises passions dans le cœur du public, les comédiens qui ne ressentent aucune des émotions qu’ils représentent sur scène et la comédie qui ridiculise les bons sentiments. S’il s’oppose à la construction d’un théâtre à Genève, en revanche, il se fait l’apôtre de la liesse populaire, de fêtes dont les citoyens seraient les acteurs et où ils pourraient se réjouir sincèrement de former des communautés soudées. Par ce texte, Rousseau espère gagner le cœur des Genevois et être accueilli dans la cité comme un nouveau législateur. C’est le contraire qui va se produire. Si les idées égalitaires du philosophe sont appréciées dans les classes populaires, elles sont si redoutées de l’aristocratie qu’il va bientôt être banni définitivement de Genève. On lui fait savoir qu’il est susceptible d’être brûlé en place publique, comme ses livres qui le sont déjà. Ce manuscrit modeste en apparence a donc eu dans l’histoire des idées une importance considérable. La Fondation Bodmer en est aujourd’hui le dépositaire.

Claire L’Hoër
Agrégée d’histoire

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