En confrontant l’œuvre tardif de Claude Monet à celui de l’Américain Mark Rothko, le musée des impressionnismes de Giverny revient sur l’importance du maître des Nymphéas dans le développement de l’expressionnisme abstrait.
En 2018, le musée de l’Orangerie s’intéressait à la postérité des Nymphéas auprès des expressionnistes abstraits. Ce printemps, le musée des impressionnismes de Giverny creuse le sillon et fait dialoguer sept toiles de Claude Monet (1840-1926) avec six tableaux du peintre américain Mark Rothko (1903-1970). Petite par le nombre d’œuvres montrées, mais non par ses espaces – d’autant plus vastes et aérés qu’ils sont peu remplis –, l’exposition suscite de vives et profondes harmonies, qui résonnent encore longtemps après la visite. « On ne peint pas pour les étudiants d’écoles d’art ou pour des historiens, mais pour des êtres humains, et la réaction en termes humains est la seule chose qui est vraiment satisfaisante pour l’artiste1 ». Ce propos de Rothko qui nous accueille dans la toute première salle résume bien les objectifs de Cyrille Sciama, le directeur du musée des impressionnismes et le commissaire de cette exposition. Il s’agit moins, à travers la confrontation des deux artistes, de développer un discours scientifique que d’offrir une expérience esthétique : l’expérience d’un temps suspendu, d’une plongée dans la peinture, loin de la frénésie ou des ennuis du quotidien. Le parcours, décliné en « thématiques chromatiques », se veut ainsi avant tout une « promenade structurée par la couleur », parmi des formes qui tendent à perdre leur pouvoir mimétique (chez Monet), voire se dilatent en une pure abstraction (chez Rothko).
Si la visite pourrait se passer de mots tant les toiles présentées, qui refusent toute narration, semblent nous inviter à la contemplation silencieuse, les liens entre l’Américain et le Français existent pourtant bel et bien, et l’exposition s’emploie à les rappeler. Certes Rothko ne mentionna jamais directement l’influence de Monet sur son art (Joan Mitchell elle-même n’aimait guère qu’on compare sa peinture à celle de l’impressionniste), mais il ne fait aucun doute qu’il connaissait bien son œuvre et l’appréciait tout particulièrement. Il faut rappeler ici à quel point la redécouverte du Monet des Nymphéas se fit bien moins dans son propre pays – qui semblait avoir oublié la prodigieuse donation des « grandes décorations » de l’Orangerie – qu’outre-Atlantique.
La portée « révolutionnaire » de la peinture de Monet
Les développements de l’expressionnisme abstrait dans les années 1950 sont ainsi strictement contemporains de la réévaluation de sa production tardive. En 1953, tandis que le Museum of Modern Art de New York achète son premier tableau de Monet – une acquisition saluée par Barnett Newman –, Rothko glisse, lors d’un entretien, un éloge du peintre d’autant plus éloquent qu’il se compare à lui et l’oppose à Cézanne, alors référence incontournable de l’art moderne : « Dans mon travail, on trouve […] la conscience directe d’une humanité essentielle. Monet avait cette qualité et c’est pourquoi je préfère Monet à Cézanne. […] Monet est selon moi le plus grand artiste des deux2 ». En 1954, l’historien Robert Rosenblum déclare que les toiles de Monet exposées au Brooklyn Museum évoquent « les explorations picturales d’un Rothko, d’un Pollock, d’un Guston ». Et dans les années qui suivent, le célèbre critique Clement Greenberg souligne à plusieurs reprises la portée « révolutionnaire » de sa peinture, qu’il juge décisive dans l’avènement de l’expressionnisme abstrait – un point de vue qu’il réaffirme dans son article « The Later Monet » de 1957.
Cette même année, Rothko réalise les sublimes Light Red over Black (Londres, Tate) et Untitled (Washington, National Gallery of Art), tous deux montrés à Giverny. S’il ne saurait être question d’y voir une relation de cause à effet, l’explication d’une simple coïncidence ne paraît guère plus satisfaisante, notamment pour Untitled dont les rectangles tremblés verts sur un fond bleu vibrant ne peuvent manquer d’évoquer les fleurs aquatiques de l’impressionniste, opportunément représentées à côté par les Nymphéas avec rameaux de saule du lycée Claude-Monet (en dépôt au musée des impressionnismes). Les rapprochements avec Saule pleureur (musée d’Orsay) ou Le Pont japonais (musée Marmottan Monet) paraissent en revanche moins probants – on penserait davantage à Pollock ou à Mitchell –, mais comment bouder son plaisir ? Les tableaux sont magnifiques et subjuguent par leur audace.
Le dernier parallèle est fait in absentia pour des raisons évidentes puisqu’il concerne les Nymphéas de l’Orangerie et les panneaux monumentaux peints par Rothko pour une chapelle à Houston (Texas). En 1960, les collectionneurs franco-américains John et Dominique de Menil (il est né baron Menu de Ménil, elle est la fille de l’industriel Schlumberger) rencontrent Rothko et ne tardent pas à lui commander un ensemble destiné à une future chapelle catholique, qui deviendra finalement œcuménique. En 1966, alors qu’il s’est attelé depuis deux ans à la réalisation de ce projet, il voyage avec femme et enfants en Europe et, lors d’un bref séjour à Paris, visite les Nymphéas du musée de l’Orangerie. Un an plus tard, il achève les dix-huit toiles, dont quatorze rejoindront la chapelle peu après sa mort, en 1971. Si cette ultime aventure n’est évoquée que par une frise chronologique et une grande photographie de l’Allemand Thomas Struth, représentant de l’école de Düsseldorf, elle rappelle au visiteur la chance qui est la sienne de pouvoir admirer à Giverny une demi-douzaine de tableaux de Rothko, malheureusement si rares dans les collections françaises.
Brice Ameille
1 Entretien de Mark Rothko avec William Seitz, 22 janvier 1952.
2 Entretien de Mark Rothko avec Alfred Jensen, 17 juin 1953.
« Monet/Rothko »
Jusqu’au 3 juillet 2022 au musée des impressionnismes Giverny
99 rue Claude Monet, 27620 Giverny.
Tél. 02 32 51 94 65
www.mdig.fr
Catalogue, coédition musée des impressionnismes Giverny / Flammarion, 112 p., 35 €.