Le musée de Valence met en lumière le parcours singulier de Théophile-Jean Delaye (1896-1970), un enfant du pays qui a mené de front sa carrière de militaire topographe au Maghreb et une intense activité artistique.
Vous n’avez probablement jamais entendu parler de Théophile-Jean Delaye car il n’est pas artiste de profession mais topographe militaire. Né à Valence dans un milieu plutôt modeste, il s’engage dans l’armée au début de la Première Guerre mondiale puis rejoint le service de topographie et fait l’essentiel de sa carrière au Maroc alors sous protectorat. En sillonnant le Maghreb pour son travail, le cartographe a immortalisé d’un trait sûr les souks, les kasbahs et les paysages arides, traduisant avec autant de talent que de vérité le quotidien des habitants, sans presque jamais révéler la présence des colons français. L’exposition met aussi en lumière ses vues de Provence ou des Alpes, car notre homme, décidément touche-à-tout, est un passionné d’alpinisme et a même été rédacteur de plusieurs revues de montagne. C’est donc un fascinant voyage entre les Alpes et le Maghreb que propose la belle exposition de Valence en faisant dialoguer plus de 200 travaux scientifiques (cartes, levés sur le terrain, photographies aériennes), œuvres d’art (une vaste sélection de dessins, croquis sur le vif, aquarelles, livres illustrés) et quelques objets personnels de Delaye, qui ne rendent que plus concret et attachant ce personnage atypique.
Cartographier pour pacifier ?
La couverture cartographie du Maroc est très parcellaire quand Delaye y est affecté, en 1924, mais le gouvernement en fait une de ses priorités car elle permet de prendre le contrôle du territoire. Dans les pas de grands cartographes et d’explorateurs comme Charles de Foucault qu’il admire, le Valentinois est chargé de contribuer à mettre en carte les régions « dissidentes » et notamment les montagnes qui ont longtemps contesté l’autorité du sultan puis celle des Français. À pied ou à cheval, il parcourt le pays et livre en 1937 son chef-d’œuvre : la carte du point culminant du Maroc, le massif du Toubkal. On peut remarquer que les noms utilisés localement ont été recueillis auprès des population. L’exposition fait judicieusement dialoguer les représentations scientifiques et artistiques que Delaye a livré du Toubkal.
Kasbahs, souks et ruelles
S’inscrivant dans le courant de l’art colonial qui succède à l’orientalisme, plus fantaisiste, Théophile-Jean Delaye excelle dans la représentation de scènes typiques du Maghreb, qu’il immortalise le quotidien animé des grandes villes d’Afrique du Nord, les souks et les médinas ou les silencieuses et imposantes kasbahs berbères que les artistes n’ont découvertes que depuis les années 1920. Adoptant une approche de géographe et d’anthropologue, l’artiste livre des dizaines de dessins sobres et concis qui répondent à leur manière à une quête d’authenticité et de folklore. Peu à l’aise avec la figure humaine, Delaye parsème ses œuvres de silhouettes souvent de dos mais il affectionne particulièrement la représentation des monuments historiques tels les tombeaux saadiens à Marrakech ou la médersa Attarine de Fès (précisons que Lyautey a créé dès 1912 le Service des antiquités, beaux-arts et monuments historiques chargé de mettre en place des mesures de protection). Fort séduisant, le pan marocain de son œuvre a déjà fait l’objet de plusieurs expositions et est actuellement présenté à la Villa Majorelle de Marrakech par le Mucem qui est à ce jour la seule institution à posséder des œuvres de Delaye.
Promouvoir le tourisme
Rentré dans la Drôme à la fin de sa vie, installé dans la petite commune de Saint-Donat-sur-L’herbasse, Théophile-Jean Delaye allait apposer sur le portail de sa maison le panneau « office du tourisme ». Mais cette volonté de promouvoir le tourisme l’animait déjà depuis de longues années. À la demande de l’Office marocain du tourisme notamment, il a ainsi livré de superbes cartes du pays mettant en avant les voies de communication nouvellement créées et les principaux sites propres à attiser la curiosité des Européens. En tant que co-directeur de la revue La Montagne marocaine, créée en 1942, il a également contribué au développement des sports d’hiver, notamment dans le Toubkal devenu à cette date un parc national. Après l’indépendance du pays, il devient rédacteur en chef de Maroc-ski qui entend s’adresser au plus grand nombre tout en respectant la souveraineté du Maroc.
Un illustrateur prolifique
Si le topographe n’a pas vécu de son art, il a régulièrement participé à des Salons et a publié de nombreux dessins dans des revues ou des beaux livres. Il entame en 1932 un fructueuse collaboration avec l’éditeur grenoblois Benjamin Arthaud, illustrant pour lui de nombreux ouvrages consacrés à un région (La Route des Alpes, La Suisse romande, Au Maroc inconnu, Toute la Provence…) et même quelques romans au début des années 1950 (Le Dernier convoi d’opium de René Charbonneau-Bauchar). Le musée de Valence dévoile pour la première fois un ensemble de dessins inédits en regard des ouvrages. Du pont d’Avignon au village perché de Lucéram, du mont Aiguille à l’abbaye de Montmajour, c’est tout un pan encore très méconnu de l’œuvre de Delaye qui est ici mis en lumière. On remarque non loin un florilège de feuilles représentant des sites variés certainement dessinés d’après photographies (moulins de Flandres, Tower Bridge de Londres, littoral du Pas-de-Calais, etc.) qui correspondaient peut-être à des projets d’ouvrages jamais abouti.
Un alpiniste chevronné
Durant ses permissions, Delaye revient en France et passe ses journées à gravir les sommets des Alpes. Des ascensions particulièrement ardues à une époque où le sentier de randonnée balisé n’existe pas encore. Les nombreux artistes qui sillonnent alors les massifs sont pour la plupart membres de l’école dauphinoise spécialisée dans le paysage, ou de la Société des peintres de montagne créée en 1898 par Franz Schrader. Dans la lignée de ce géographe-alpiniste et artiste, Delaye s’attache à rendre avec vérité les Alpes, dans des œuvres exemptes de tout pittoresque et vide de présence humaine. Le premier ouvrage qu’il illustre pour Arthaud est d’ailleurs dédié à l’Oisans dans lequel il se plaît à représenter le majestueux massif des Écrins et ces cimes enneigées, qui évoquent irrésistiblement les vues du Toubkal…
Myriam Escard-Bugat
Pour aller plus loin :
L’Objet d’Art hors-série n° 163
Théophile-Jean Delaye
64 p., 11 €.
À commander sur : www.lobjet-dart-hors-serie.com
« Théophile-Jean Delaye, un arpenteur du XXe siècle »
Jusqu’au 26 février 2023 au musée de Valence, art et archéologie
4 place des Ormeaux, 26000 Valence
Tél. 04 75 79 20 80
www.museedevalence.fr