Chronique du droit de l’art : « La destruction des œuvres contrefaisantes, une sanction opportune : revirement dans l’affaire Chagall »

Marc Chagall, Les Fleurs sur Saint Jeannet. Huile sur toile. Le faux évoqué dans cet article a été basé sur cette œuvre. Photo D.R. © Adagp, Paris, 2025
Dans un arrêt du 11 juillet 2025, la Cour d’appel de Paris retient que la présentation d’un « faux » Chagall au comité d’authentification de l’artiste ainsi qu’à un commissaire-priseur constitue un acte de contrefaçon. Elle ordonne par conséquent la destruction du tableau litigieux. Ce faisant, elle s’écarte de la solution retenue en première instance, qui avait rejeté la contrefaçon et ordonné la simple apposition de la mention « reproduction » sur l’œuvre. Ce revirement s’accompagne d’une prise de position claire de la Cour : seule la destruction totale d’une œuvre contrefaisante permet d’assurer une protection efficace des droits d’auteur et du marché de l’art.
En 2017, un tableau décrit comme « Bouquet et village (Les fleurs sur Saint Jeannet, 1968-72), Acrylique sur carton, 49,8 x 64,9 cm », signé « Marc Chagall » et attribué à l’artiste, est présenté au Comité Marc Chagall pour authentification. Le Comité estime cependant qu’il s’agit d’une contrefaçon et propose de le détruire amiablement. Face au refus du propriétaire, les héritiers de l’artiste font saisir le tableau et assignent.
Une expertise judiciaire est diligentée. Elle confirme que la toile n’est pas authentique. Les héritiers Chagall soutiennent que le tableau est contrefaisant et demandent qu’il leur soit remis pour destruction. À titre subsidiaire, ils sollicitent l’apposition de la mention « contrefaçon » de manière visible et indélébile au recto et au verso de la toile, et la suppression de la signature.
Le jugement en première instance du Tribunal judiciaire de Paris
La contrefaçon se définit comme tout acte portant atteinte aux droits patrimoniaux de l’auteur, c’est-à-dire à son monopole d’exploitation qui recouvre le droit de représentation et le droit de reproduction (article L.122-1 du Code de la propriété intellectuelle) ; ou à ses droits moraux, qui comportent le droit au respect de son œuvre, le droit de divulgation, le droit de paternité, et le droit de repentir ou de retrait (articles L.121-1 et suivants dudit code).
« la simple détention du tableau litigieux ne constituerait pas, en elle-même, un acte portant atteinte aux droits d’auteur »
En première instance, le Tribunal judiciaire de Paris constate que « la fabrication du tableau était une contrefaçon » d’un authentique Chagall dit « Fleurs sur Saint Jeannet ». Le tableau litigieux reprend en effet le thème, la composition, le style et les couleurs de l’œuvre originale.
Les juges estiment toutefois qu’il est seulement reproché au propriétaire de détenir l’œuvre et non de l’avoir fabriquée, de sorte qu’« aucun fait de contrefaçon ne peut [lui] être imputé ». Ils considèrent que la simple détention du tableau litigieux ne constituerait pas, en elle-même, un acte portant atteinte aux droits d’auteur car elle ne s’analyserait pas en une reproduction, une représentation, une édition, ou une diffusion non autorisée d’une œuvre. Ils retiennent en outre que, bien que les héritiers de Marc Chagall soutiennent que le propriétaire aurait soumis le tableau à un commissaire-priseur dans l’intention de le vendre, ils n’en rapportent pas la preuve.
La caractérisation de la contrefaçon : la communication non autorisée de l’œuvre au public
En appel, la Cour constate à son tour que « le tableau litigieux correspond à une contrefaçon à l’acrylique sur carton de la peinture de Marc Chagall ‘‘Les Fleurs sur Saint Jeannet […]’’ ». Mais elle adopte une position différente de celle du tribunal, quant à la caractérisation de la contrefaçon.
Elle rappelle que la représentation d’une œuvre s’entend de sa communication au public par un procédé quelconque, ce qui peut notamment recouvrir sa « présentation publique » (article L.122-2 du Code de la propriété intellectuelle). En l’occurrence, le propriétaire du tableau litigieux l’a présenté au Comité Marc Chagall ainsi qu’à un commissaire-priseur. Cette démarche s’analyse en une communication non autorisée de l’œuvre au public, qui porte atteinte aux droits d’auteur des ayants droit de Chagall et est imputable au propriétaire.
« la présentation de l’œuvre à des tiers, sans l’autorisation des ayants droit, est à elle seule suffisante pour caractériser la contrefaçon »
À cet égard, les juges relèvent que cette présentation a été effectuée « manifestement avec l’intention de la vendre ». Cette précision semble toutefois inutile : la présentation de l’œuvre à des tiers, sans l’autorisation des ayants droit, est à elle seule suffisante pour caractériser la contrefaçon. L’intention du propriétaire est indifférente. Il en va de même de sa bonne foi, ce que relève d’ailleurs la Cour.
La Cour d’appel retient par conséquent que la contrefaçon est caractérisée.
La destruction des œuvres contrefaisantes : une mesure radicale ?
En cas de condamnation pour contrefaçon, les juges ont la faculté d’ordonner la destruction des objets contrefaisants (article L.335-6 du Code de la propriété intellectuelle). Cette mesure a l’avantage de garantir qu’une œuvre contrefaisante ne puisse jamais réapparaître sur le marché. Mais elle est radicale et peut paraître attentatoire aux droits du propriétaire, notamment lorsqu’il est de bonne foi. Dans des affaires similaires, les juges ont donc été tentés d’opter pour des solutions moins sévères. En jurisprudence, la pratique s’est ainsi développée de faire apposer sur l’œuvre contrefaisante la mention « reproduction » ou « contrefaçon » (Cass. Civ. 1re, 24 novembre 2021, n°19-19.942, concernant également par coïncidence un « faux » de Chagall).
L’apposition sur l’œuvre de la mention « reproduction »
Dans l’affaire commentée, cette mesure a été retenue en première instance. Les juges ont refusé la destruction du tableau litigieux, faute d’acte constitutif d’une contrefaçon. Ils ont donc seulement ordonné l’apposition de la mention « reproduction » de manière « visible à l’œil nu et indélébile », au verso de l’œuvre. Ils observent d’ailleurs que cette mesure avait été acceptée par le propriétaire et l’estiment suffisante pour priver le tableau litigieux de toute valeur marchande ainsi qu’à empêcher sa mise en vente.
Une telle solution apparaît insatisfaisante et discutable (voir à cet égard notre chronique parue dans L’Objet d’Art n° 607 en janvier 2024, critiquant le jugement attaqué). Certes, elle tient compte des intérêts individuels du propriétaire et du risque limité de revente. Mais l’apposition de la mention « reproduction » est inadéquate, car elle suggère, à tort, qu’il s’agirait d’une copie autorisée et non d’une contrefaçon. En outre, elle ne garantit pas le retrait définitif du l’œuvre du marché, puisqu’elle peut être cachée voire effacée.
Une mesure de protection des droits d’auteur et du marché de l’art
La Cour d’appel revient à une solution plus stricte : la contrefaçon étant selon elle caractérisée, elle ordonne la destruction du tableau litigieux. Surtout, les juges indiquent expressément que la destruction « ne présente pas de caractère disproportionné » et constitue « la seule de nature à répondre à l’impératif général de lutte contre la contrefaçon et à garantir que le tableau litigieux soit définitivement écarté de tout circuit commercial afin de ne pas compromettre à nouveau les droits d’auteur attachés à l’œuvre de Marc Chagall dont sont investis ses ayants droit ».
La solution est à saluer, surtout s’agissant d’une œuvre dont le défaut d’authenticité n’était pas discuté. La destruction totale d’une œuvre contrefaisante est la seule solution garantissant son retrait définitif du marché. Les auteurs, leurs ayants droit, le marché de l’art et les collectionneurs y gagneront tous en sécurité.





