Chronique du droit de l’art : « La vente d’objets en ivoire d’éléphant et la règlementation applicable »

Grain de rosaire terminal en ivoire sculpté avec d’infimes traces de polychromie, figurant le Christ et les cinq femmes de la généalogie de Jésus (détail). Paris ou Rhin supérieur, premier quart du XIVe siècle. 8,7 x 5 cm ; poids brut : 139,4 g. © DR
Depuis les années 1970, le commerce d’objets en ivoire, en particulier celui issu des éléphants, fait l’objet d’une règlementation de plus en plus stricte. L’objectif, légitime, est de lutter contre le braconnage et le trafic. Le résultat est une réglementation complexe où l’interdiction est la règle, et l’autorisation, l’exception.
Une récente décision du tribunal administratif d’Orléans illustre la difficile interprétation des règles applicables au commerce des objets en ivoire, et les conséquences pratiques pour les marchands (TA Orléans, 3 avril 2023, 1re ch., n° 2301544).
I. La règlementation actuelle sur le commerce des objets en ivoire
Entrée en vigueur le 1er janvier 1975, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (« CITES ») a établi le cadre juridique du commerce des objets en ivoire. Cette convention vise à protéger les espèces animales et végétales menacées, notamment en restreignant leur circulation et leur commerce. Elle instaure des mesures afin de vérifier la légalité, la traçabilité et la durabilité du commerce de ces espèces.
Si la CITES n’est contraignante que pour les pays signataires, la plupart de ses dispositions ont été reprises dans des règlements européens, ensuite transposés en droit français (Règlements n° 338/97 du 9 décembre 1996 et n°865/2006 du 4 mai 2006 ; Code de l’environnement, art. R. 412-1 à R. 412-7 ; Arrêté du 16 août 2016 relatif à l’interdiction du commerce de l’ivoire d’éléphants et de la corne de rhinocéros sur le territoire national).
Le principe est l’interdiction d’acheter, de proposer d’acheter, d’exposer à des fins commerciales, de vendre ou de détenir pour la vente des spécimens des espèces les plus menacées, parmi lesquelles figure l’éléphant (Annexe A du Règlement européen 338/97)1.
Mais plusieurs dérogations sont prévues, notamment pour :
(i) Les objets en ivoire acquis ou importés sur le territoire de l’Union européenne avant que les mesures d’interdiction de commerce n’entrent en vigueur – soit 1975 pour les éléphants d’Asie et 1990 pour l’éléphant d’Afrique (article 8.3.a du Règlement n° 338/97). La « date d’acquisition » est entendue comme celle « à laquelle un spécimen a été prélevé dans la nature ou, si cette date n’est pas connue, toute date ultérieure probante à laquelle une personne en a pris possession pour la première fois ». Ces biens doivent faire l’objet d’une délivrance de certificat intracommunautaire (« CIC ») ;
(ii) Les « antiquités », soit les objets travaillés antérieurs à juin 19472 : l’ancienneté des spécimens doit être établie par leur détenteur par tout moyen d’expertise.
En France, entre 2016 et fin 2021, des dérogations étaient accordées pour le commerce des objets en ivoire d’éléphant, selon leur nature, leur date de fabrication, la proportion d’ivoire, etc. Pour certains, une procédure seulement déclarative était prévue.
Mais, depuis janvier 2022, la procédure déclarative ne suffit plus pour la vente de ces objets – indépendamment de leur datation et de la quantité d’ivoire3. Toute vente d’objets contenant de l’ivoire d’éléphant doit désormais faire l’objet d’une délivrance d’un CIC, par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (« DREAL »), avant la vente (Règlement n°865/2006, art. 62, 3).
Néanmoins, le tribunal administratif d’Orléans ne s’est pas aligné sur cette interprétation stricte.
Grain de rosaire terminal en ivoire sculpté avec d’infimes traces de polychromie, figurant le Christ et les cinq femmes de la généalogie de Jésus. Paris ou Rhin supérieur, premier quart du XIVe siècle. 8,7 x 5 cm ; poids brut : 139,4 g. © DR
II. La position pragmatique du tribunal administratif
Le 15 octobre 2022, un marchand acquiert un grain de rosaire aux enchères. L’objet, sculpté en ivoire d’éléphant d’Afrique, représente six personnages sous des arches gothiques. Postérieurement à la vente, une expertise atteste que l’objet date du XIVe siècle. En vue de sa revente, le marchand sollicite la délivrance d’un certificat intracommunautaire. La direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) refuse, invoquant l’absence de preuve de l’origine légale de cet objet. Elle soutient également que son acquisition en octobre 2022, sans délivrance préalable de CIC, est illégale. Le propriétaire de l’objet saisit le juge administratif et demande l’annulation de cette décision. Il considère que l’objet date du XIVe siècle, et que l’ivoire a donc été « prélevé dans la nature » avant l’entrée en vigueur du Règlement, justifiant la délivrance du CIC.
Le tribunal administratif a suivi son raisonnement et a retenu que la décision de refus de délivrance du certificat était entachée d’une erreur manifeste d’appréciation. Il a notamment relevé que l’ancienneté de l’objet correspondait à la dérogation prévue pour le commerce de « spécimens travaillés » ayant été acquis avant l’entrée en vigueur du Règlement, et était éligible à la dérogation applicable pour les antiquités. Ce faisant, le tribunal administratif n’a pas sanctionné la vente sans certificat en octobre 2022 – alors que cette formalité est obligatoire depuis janvier 2022.
Il est permis de penser que le tribunal n’a pas voulu punir l’activité commerciale du marchand, dès lors que l’absence de demande préalable de CIC résultait d’un manquement de la maison de ventes. Cette solution, pragmatique eu égard au marché et à l’objectif des règlementations, pourrait néanmoins faire l’objet d’un appel.
« Toute vente d’objets contenant de l’ivoire d’éléphant doit désormais faire l’objet d’une délivrance d’un CIC, par la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (“DREAL”), avant la vente. »
Des exigences bien tatillonnes
En définitive, ce jugement pragmatique pourrait demeurer une décision d’espèce, étroitement liée aux circonstances particulières de l’affaire : ancienneté exceptionnelle de l’objet, bonne foi du marchand et carence de la maison de ventes. Surtout, cette décision ne dispense pas les propriétaires et professionnels du marché de l’art de respecter la règlementation en vigueur afin de sécuriser la commercialisation des objets en ivoire d’éléphant. Avant toute mise en vente, il est nécessaire de (i) rassembler, dans la mesure du possible, une documentation complète permettant d’attester de sa provenance et de sa datation, (ii) solliciter la délivrance d’un certificat intracommunautaire auprès de la DREAL territorialement compétente. Ces exigences paraissent bien tatillonnes pour des objets forts anciens et usuels (crucifix, ivoires dieppois, netsuke…) qui meublent les maisons européennes. En pratique, le traitement de ces demandes de certificats mobilise de nombreux fonctionnaires, là où la procédure déclarative permettait des contrôles aléatoires, moins contraignants pour tous les acteurs concernés.
Ce luxe de vérifications imposées au marché de l’art et à l’administration sauvera-t-il les éléphants ? Il est permis d’en douter.
Notes
1 Règlement n°338/97 du 9 décembre 1996 modifié, art. 8 ; Règlement d’application n°865/2006, modifié, art. 62, §3.
2 Article 8.4 du règlement CE n° 338/97 et article 62.3 du règlement CE n° 865/2006.
3 Règlement UE n° 856/2006, art. 62 §3, modifié par Règlement UE n° 2021/2280, 8) du 16 décembre 2021, entré en vigueur le 19 janvier 2022.