Grandes questions de l’archéologie : « Que faire des morts récents ? »

Crâne de l’homme de Kennewick et proposition de restitution de son visage. © Brittney Tatchell, Smithsonian Institution
S’il est bien clair que les morts anciens appartiennent à l’archéologie et les morts des dernières décennies à leurs familles, où se place néanmoins la frontière ? Elle est non seulement en évolution avec le temps lui-même, mais surtout sans définition chronologique précise, quel que soit le pays concerné.
Dans le dossier du numéro 640 d’Archéologia de mars 2025 consacré à la restitution des biens culturels, était également abordée la question des restes humains, ou « vestiges anthropobiologiques » (voir aussi Archéologia no 596, 2021, p. 10-11). On y constatait, entre autres, que la sensibilité avait progressivement évolué, passant de l’indifférence d’il y a quelques décennies à de nouvelles exigences éthiques. Encore convient-il de distinguer deux situations générales. L’une est celle des restes humains découverts lors de fouilles archéologiques au but purement scientifique ; l’autre est le rôle de l’archéologie dans les enquêtes dites médico-légales, ou forensiques, pour reprendre le terme anglais.
Qui sont nos ancêtres ?
La première situation n’a longtemps posé aucun problème pour les archéologues. En général, la découverte de tombes est une bonne nouvelle, car au lieu de mettre au jour des objets abandonnés et par définition brisés, on y retrouve des objets intacts le long du squelette, qui nous renseignent de surcroît en général sur le statut social du défunt. Le squelette lui-même permet de nombreuses déterminations sur le sexe, l’âge, la santé, l’alimentation, l’origine génétique, etc. Jusque-là tout allait bien, les ossements étant, après étude, sagement rangés dans des boîtes sur des étagères. Le changement de regard est venu des États-Unis, accessoirement d’Australie et de Nouvelle-Zélande. En effet, faute de rendre leurs terres aux populations colonisées, spoliées et massacrées, les colonisateurs anglo-saxons, de tradition assez religieuse, ont fini par restituer aux survivants les restes de leurs ancêtres et certains objets cérémoniels. Ainsi, aux États-Unis, une loi fédérale de 1990, The Native American Graves Protection and Repatriation Act (NAGPRA), donc loi sur « la protection et le rapatriement des tombes des natifs américains » fait obligation aux archéologues de remettre, après étude rapide, ces restes humains aux communautés indigènes survivantes. Mais il peut s’agir de vestiges préhistoriques remontant à plusieurs millénaires, dont les liens avec les communautés actuelles sont tout sauf évidents. A dû, par exemple, être réenterré en 2017 le squelette particulièrement bien conservé de l’homme dit de Kennewick, précieux fossile humain remontant à 9 500 ans.
Des réinhumations qui posent question
Cette attitude, partiellement compréhensible pour des raisons historiques bien qu’au détriment de la recherche archéologique, a peu à peu infusé vers le Vieux Monde, l’un des symptômes, parmi bien d’autres, de ce que l’on peut appeler une « américanisation » de notre société. Un cas marquant a sans doute été la réinhumation en 2015, messe solennelle à l’appui, de dame Louise de Quengo, aristocrate bretonne décédée en 1656 et découverte intacte dans son cercueil de plomb hermétique lors d’une fouille préventive de l’Inrap à Rennes en 2013. La rareté de tels vestiges biologiques, d’un grand intérêt historique, aurait impliqué qu’ils soient conservés et accessibles à la communauté scientifique au-delà des études brièvement menées – d’autant qu’il n’existait aucun descendant direct de cette personne. De même, les squelettes découverts lors d’une fouille préventive dans une église du nord de la Picardie, bien que remontant au XIIe siècle, ont dû être réinhumés sur place sous la pression des villageois. Ces attitudes nouvelles font aussi que les corps des momies égyptiennes, pharaons compris, ne sont plus visibles dans les musées comme ils l’étaient autrefois ou que, pour des analyses par ADN supposant un léger prélèvement osseux, l’autorisation des descendants est requise, comme cela fut le cas pour un cimetière du XIXe siècle récemment fouillé en Arizona.
Vue du cercueil en plomb contenant la dépouille de Louise de Quengo au moment de son ouverture. Couvent des Jacobins, Rennes, 2014. © Rozenn Colleter, Inrap
Une archéologie médico-légale
L’autre situation est celle de l’archéologie dite médico-légale, où les compétences des archéologues sont mises au service de décès, voire le plus souvent de crimes, récents. Un colloque de l’Inrap, accessible en ligne, y a d’ailleurs été consacré en 2019 (voir aussi Archéologia no 583, 2020, p. 8-9). Il existe une coopération directe entre le centre archéologique de l’Inrap à Montauban et la section de la « fouille opérationnelle spécialisée » (FOS) du 17e régiment du génie parachutiste de cette même ville. L’expertise de l’archéologie est en effet pertinente, tant pour la localisation d’un corps au vu des anomalies de surface, que pour une fouille fine apte à découvrir les causes du décès, ou enfin pour l’identification du défunt d’un point de vue anthropologique ainsi que par les objets qui l’accompagnent.
Des charniers récents…
Cette expertise a surtout été requise dans l’analyse de charniers récents. Elle avait été mobilisée en France dès 1991 pour la fosse commune où reposait l’écrivain Alain-Fournier, tué dans les premiers jours de la Première Guerre, et avait permis d’établir qu’il était bien mort au combat, et non pas fusillé pour crime de guerre par l’armée allemande. Elle a de même servi à l’identification des victimes de dictatures et génocides récents, d’abord en Argentine, puis au Rwanda, en Bosnie, et finalement en Espagne, où l’exhumation des victimes du franquisme fut longtemps interdite par la loi. Une fouille fine permet dans un premier temps d’établir clairement les causes de la mort et d’alimenter ainsi les poursuites en justice, notamment par la Cour pénale internationale ; puis dans un second temps d’identifier les défunts, à l’aide de la génétique, et enfin de leur donner une sépulture digne et à même d’aider au travail de deuil des survivants.
La fosse commune de Saint-Rémy-la-Calonne (Meuse) où reposait Alain-Fournier, l'auteur du Grand Meaulnes, et vingt de ses compagnons d'arme, tous tués en septembre 1914. Fouille de 1991. Photo publiée dans l'ouvrage L'archéologie de la Grande Guerre, Y. Desfossés, A. Jacques et G. Prilaux, coll. Fouilles et découvertes. © Hervé Paitier, Inrap
… aux cimetières disparus
Un travail similaire vient tout juste d’être accompli vis-à-vis de l’ancien cimetière harki sis à l’intérieur du camp de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, où furent parqués pendant de longues années près de 22 000 harkis rapatriés d’Algérie au moment de l’indépendance. Dans ce camp militaire avaient été auparavant enfermés des réfugiés espagnols après la défaite de la République, puis des Juifs, des Tsiganes et des opposants politiques durant la Collaboration, d’où l’édification récente d’un mémorial. Durant la quinzaine d’années où y furent regroupées des familles de harkis, une centaine de morts y avait été inhumée, dont plus de la moitié d’enfants ; mais le cimetière n’était plus visible. Aussi en 2024 une équipe de l’Inrap a-t-elle été mobilisée sous la direction de Patrice Georges-Zimmermann, qui avait déjà auparavant pu retrouver le cimetière du camp harki de Saint-Maurice-l’Ardoise dans le Gard. Mais si celui de Rivesaltes a bien été identifié, ce fut pour découvrir que les tombes avaient été vidées à la pelle mécanique quarante ans auparavant, sans précautions et sans en informer personne. Même si le maire actuel, qui l’était déjà en 1986, a présenté ses excuses aux familles indignées, on ignore tout du destin réel des ossements, qui auraient été jetés dans une fosse commune du cimetière de la ville.
Il est bon en effet de rappeler que l’on ne peut déplacer sans autorisation ni avertissement les restes de morts récents – et qu’à date ancienne, les corps étaient regroupés dans des lieux assignés, comme les célèbres catacombes parisiennes. À date récente, les cimetières d’esclaves ou de bagnards sur nos possessions ultramarines ont fait l’objet des plus grands soins.