Redécouvrir le mythique site de Delphes (4/5). La tholos, un décor peu à peu retrouvé

La tholos de Delphes. © Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais / Giuliano Valsecchi
Delphes ! Ce lieu mythique fait surgir de la mémoire l’image de la prophétesse d’Apollon, la Pythie, et celle d’un sanctuaire dévolu au dieu, serti, au pied des monts du Parnasse, dans un majestueux paysage de montagne et de verdure. Sa particularité était aussi l’organisation des Pythia, concours comportant des épreuves gymniques, hippiques et musicales. 2022 marque le 130e anniversaire de la Grande Fouille de 1892, avec laquelle commença véritablement la mise au jour des vestiges de ce haut lieu du monde grec. Depuis la recherche archéologique n’a cessé de contribuer à une meilleure connaissance du site, avec, aujourd’hui, la reconstitution extraordinaire du décor de certains monuments et offrandes. Ce dossier d’Archéologia présente 130 années de découvertes.
Les auteurs de ce dossier sont : Anne Jacquemin, professeur émérite d’archéologie grecque, université de Strasbourg, UMR 7044 Archimède ; Didier Laroche, maître de conférence à l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, UMR CNRS 7044 Archimède ; Hélène Aurigny, maître de conférence d’histoire grecque, université d’Aix-Marseille, UMR 7299 Centre Camille Jullien ; Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre ; Jean-Luc Martinez, président-directeur honoraire du musée du Louvre. Tous les auteurs sont des anciens membres de l’École française d’Athènes.

Sculptures de Cléobis et Biton (détail). Kouroi de l’époque dite archaïque, vers 580 avant notre ère. Delphes, musée archéologique. © Philippe Collet / ÉFA
La tholos de Delphes, probablement réalisée vers le milieu du IVe siècle avant notre ère, offrait un extraordinaire décor sculpté, une prouesse technique dont les acrotères et les frises historiées étaient les éléments majeurs. Le recours aux images en 3D ouvre de nouvelles possibilités dans leur étude et leur restitution.
Des acrotères, il ne reste actuellement que quelques éléments, qui appartenaient à l’origine aux huit figures aériennes, aujourd’hui restituées sur le toit du monument. Quant aux deux frises doriques, chacune composée à l’origine de quarante métopes sculptées, il en subsiste quelques centaines de fragments, mis au jour dès avril 1901. L’ensemble constitue un puzzle 3D de 530 pièces, assignables soit aux « petites métopes » (ordre intérieur) soit aux « grandes métopes » (ordre extérieur). Toutes formaient autant de tableaux sculptés en très haut relief, composés de deux à trois figures, illustrant les thèmes les plus fameux : des amazonomachies (combats des Grecs et des Amazones), des centauromachies (combats des Centaures et des Lapithes), des Hérakléides (geste des douze travaux d’Héraklès), des assemblées divines, voire des Théséides (geste du héros athénien Thésée). Ces compositions se détachaient du fond avec une grande dextérité, au risque assumé de la rupture du marbre. C’est précisément cette virtuosité technique qui fut à l’origine de l’éclatement et de la dispersion du décor lors de la destruction du monument à la fin de l’Antiquité. L’état de dislocation de ces membra disjecta (bras, jambes, têtes, pieds, mains, plaques) recueillies tout autour de la tholos a longtemps découragé les archéologues.
Premiers recollages, premières recompositions
Jean Marcadé, le premier, chercha à redonner à la parure sculptée de la tholos son allure générale. Grâce à une étude attentive, dès la fin des années 1940, de l’ensemble des fragments conservés dans les réserves du musée de Delphes, il proposa une série de recollages ouvrant la voie aux reconstitutions actuelles exposées au musée. Ainsi sur la métope dite « au cheval cabré », le recollage du corps du cavalier a permis non seulement d’apprécier la qualité du travail plastique originel mais aussi d’illustrer l’audace technique des sculpteurs, dépassant les contraintes traditionnelles du matériau. Sur la métope au duel amazonomachique, le rapprochement entre les corps respectifs d’un Grec et d’une Amazone a conduit Jean Marcadé à reconstituer une composition en chiasme, malgré l’absence de plaque supportant les deux figures. Là encore, la très forte saillie du relief suggère un effet illusionniste d’effacement du fond. Ce sont précisément ces tours de force qu’il a fallu prendre en compte dans les nouvelles reconstructions numériques.

Métope « au cheval cabré ». Vue de trois quarts droit. Delphes, musée archéologique. © Eirini Miari / ÉFA 2019
Propositions de reconstruction numérique
La modélisation numérique 3D des fragments, conduite dans le cadre du programme Tholos de l’École française d’Athènes et du laboratoire Archéologie et Sciences de l’Antiquité, a permis de tester des hypothèses suggérées par d’autres monuments et offert la chance exceptionnelle de revenir virtuellement à l’acte créateur lui-même, celle du modelage dans l’argile des compositions originales et l’expérimentation de la meilleure place de chacune des figures au sein des grandes compositions, ou des meilleures formules pour illustrer les grands thèmes iconographiques commandés. Le chercheur se retrouve ainsi à la place du sculpteur antique, et grâce à l’observation des traces laissées sur la plaque et sur les fragments, il peut remonter au processus de création originel. Grâce au concours d’Alban-Brice Pimpaud de la société ARCHÉO3D, ce protocole numérique a été appliqué à la reconstitution de deux métopes de l’ordre extérieur. La première, surnommée « métope à la colonne », présentait les stigmates de son remploi ultérieur, avec un arasement des sculptures. Cassures et griffades dessinaient toutefois en négatif les positions originales des figures, invitant à retrouver les thèmes initiaux, grâce à des parallèles iconographiques avérés.
« L’imagerie grecque dédiée à l’exaltation de l’identité hellénique présente en effet une étonnante continuité de composition. »
D’un support à l’autre, d’un matériau à l’autre, et au fil des siècles, l’imagerie grecque dédiée à l’exaltation de l’identité hellénique présente en effet une étonnante continuité de composition : l’itinérance des ateliers de sculpteurs grecs, tout au long de l’Antiquité, entraîna de facto la circulation des modèles. Ainsi pour cette métope, le parallèle le plus convaincant fut celui d’une plaque du British Museum, issue de la frise ionique du temple d’Apollon Épikourios à Phigalie-Bassae (vers 400 avant notre ère). L’outil 3D a permis de tester différentes hypothèses sur la position exacte des deux personnages de cette amazonomachie, en prenant en compte les indices laissés sur la plaque, et de proposer la reconstitution présentée aujourd’hui. Deux fragments conservés dans les collections du musée de Delphes, l’un figurant le bassin et les jambes écartées d’une figure masculine nue, marchant vers la droite, et l’autre le bassin et le torse d’une Amazone tournée vers la droite, ont aussi été rapprochés grâce à l’outil 3D et au parallèle observé avec l’une des plaques de la frise ionique du mausolée d’Halicarnasse (vers 350 avant notre ère), où l’on retrouve mêmes schème et thème. Restait, dans les deux cas, à habiller et à armer les figures recomposées, à partir de parallèles empruntés à l’iconographie contemporaine et à d’autres fragments de la tholos. La mise en place de ces protocoles ouvre désormais la voie à d’autres reconstructions numériques 3D qui seront intégrées à la publication numérique augmentée du décor sculpté de la tholos de Delphes, programmée dans la série des Fouilles de Delphes.

Proposition de reconstruction 3D d’une métope perdue, à partir des fragments inv. 4335,1 et 4351,1. Programme Tholos, ÉFA / ArScAn ; réalisation Alban-Brice Pimpaud, ARCHÉO3D
Cléobis et Biton, héros de marbre pour Apollon
Parmi les grands sanctuaires du monde grec, Delphes se démarque par l’abondance des sculptures en marbre dont il a été orné – au point que certains ont parlé d’une « forêt de statues ». Les deux sculptures en marbre de Cléobis et Biton figurent parmi les plus anciennes offrandes en pierre faites dans ce sanctuaire. Bien qu’emblématiques du type statuaire archaïque du kouros, elles sont uniques dans leur facture et par leur signification.
Ces deux statues masculines sont d’autant plus célèbres qu’elles ont été trouvées au début de la Grande Fouille, dès 1893-1894, à proximité du trésor des Athéniens. Théophile Homolle fut le premier à les mettre en relation avec le texte d’Hérodote (Histoires, livre 1, 31) racontant les exploits des fils argiens de la prêtresse d’Héra. Des restes de l’inscription que l’on peine à lire sur la surface des plinthes des deux figures, la seule ligne sur laquelle l’accord est général concerne, le long du bord droit de la plinthe de la statue la mieux conservée, la signature du sculpteur, qui atteste qu’un certain « -médès » (il manque le début du nom), originaire d’Argos, a réalisé l’œuvre. D’autres lignes, entre les pieds de la même statue et sur l’autre plinthe, sont dans un état désespéré, ce qui n’a pas empêché les savants d’y lire les exploits des deux frères argiens ou, dans les années 1970 et 1980, une référence aux Dioscures, fondée sur la lecture réfutée depuis du mot « Wanakoin » (« les deux seigneurs », désignation habituelle de ces deux héros). On n’y verra pas non plus des kouroi chaussés de bottines, comme une incision accidentelle sur la jambe droite du kouros de gauche l’avait suggéré : les orteils, aujourd’hui noyés dans le plâtre, sont bien visibles sur les photographies anciennes.
Sculptures argiennes de prestige
Taillées dans un marbre insulaire à gros grains, vraisemblablement de Naxos, ces sculptures mesurent 2,35 m de haut avec leur plinthe parallélépipédique légèrement arrondie à l’avant. Elles présentent l’attitude habituelle du type du kouros, le corps de face, nu, la jambe gauche en avant. Mais les deux statues, presque jumelles à quelques détails près, exhibent une construction corporelle, un traitement du modelé et un type de visage qui en font sûrement les meilleures représentantes de la sculpture argienne. En effet, les épaules massives aux pectoraux gonflés, la taille étroite, les cuisses longues et fortes sont caractéristiques de la manière des artistes et artisans d’Argos, que renforce encore la tête massive, au plan facial affirmé et aux grands yeux à fleur de tête. Ces traits de style que l’on peut facilement comparer à des petits bronzes ou à des terres cuites argiens ne se retrouvent sur aucune autre sculpture en marbre à Delphes comme ailleurs dans le Péloponnèse. Il s’agit donc d’offrandes exceptionnelles, peut-être liées à un événement particulier de l’histoire d’Argos que ces héros locaux, Cléobis et Biton, pouvaient incarner dans un groupe statuaire utilisant un type de kouros assez mal représenté à Delphes, par rapport à d’autres sanctuaires d’Apollon comme le Ptoion en Béotie ou Délos dans les Cyclades. En tous points extraordinaires, les deux kouroi révèlent comment le sanctuaire de Delphes, aux alentours de 580 avant notre ère, a joué un rôle moteur dans la création artistique et a attiré les plus belles œuvres des cités grecques qui cherchaient à se surpasser les unes les autres dans leurs offrandes aux dieux. H.A.

Sculptures de Cléobis et Biton. Kouroi de l’époque dite archaïque, vers 580 avant notre ère. Delphes, musée archéologique. © Philippe Collet / ÉFA
Pour aller plus loin :
JOCKEY Ph., 2021, « Le décor sculpté de la Tholos de Marmariá », dans MARTINEZ J.-L. (dir.), Un âge d’or du marbre. La sculpture en pierre à Delphes dans l’Antiquité. Fouilles de Delphes, IV, 8, pp. 431-472.
JOCKEY Ph., 2021, « Le décor sculpté de la tholos de Delphes (IVe s. av. J.-C.). Défis et transgressions », Histoire de l’Art, 88, 2021/2, pp. 11-28.
JOCKEY Ph., 2021, « Le décor sculpté de la tholos de Delphes : 119 ans après sa mise au jour, où en sommes-nous ? », Revue Archéologique, 1, pp. 157-164.
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